Au moment où la nouvelle loi sur les hydrocarbures fait l’actualité économique algérienne, un aspect important des enjeux semble insuffisamment abordé dans les discussions : la stratégie de Sonatrach. A cet égard, Ahmed Kebaïli, spécialiste de l’industrie pétrolière et ancien expert à la Banque mondiale, nous livre ici son point de vue sur cette question critique. Il suggère en particulier que Sonatrach doit orienter sa stratégie non pas seulement sur le partenariat pour l’exploration/production nationale, mais de plus en plus vers des partenariats pour l’exploration/production à l’international.
Dans une de mes analyses, j’avais abordé le sujet de la position stratégique de Sonatrach dans l’univers pétrolier. La contribution abordait le sujet de la reprise des actifs d’Anadarko en Algérie.
J’y suggérais l’option qui apparaît la meilleure pour Sonatrach, selon laquelle la compagnie devrait viser non pas seulement la reprise des actifs d’Anadarko en Algérie, mais, plus important, ses actifs dans le reste de l’Afrique. Plus précisément, j’y indiquais qu’«une variante de cette option verrait Sonatrach agréer à l’acquisition de la totalité des parts d’Anadarko dans le groupement Berkine, mais en contrepartie obtenir de Total de se défaire au bénéfice de Sonatrach d’une fraction des actifs africains d’Anadarko, à savoir ceux du Ghana, du Mozambique et de l’Afrique du Sud».
En fait, le sujet est toujours d’actualité puisqu’une seule étape a été franchie, à savoir l’approbation par le conseil d’administration d’Anadarko de la vente des actifs africains d’Anadarko à Total. L’autre étape, qui consiste pour Total d’obtenir le consentement de Sonatrach, n’est toujours pas accomplie. Au moment de la rédaction de ce papier, rien n’a filtré publiquement.
Aux yeux de beaucoup de gens, cette suggestion paraît totalement irréaliste, alors que voir Qatar Petroleum (QP) associée, à hauteur de 30%, avec ExxonMobil dans le Bassin de Neuquen, en Argentine, pour produire de l’huile de schiste, paraît anodin. QP, à l’instar d’autres compagnies pétrolières nationales, dites NOCs, tel que Petrobras (Brésil), Petronas (Malaisie), Pertamina (Indonésie), PetroVietnam (Vietnam), PTTP (Thaïlande) et bien d’autres, ont toujours favorisé des partenariats avec les compagnies pétrolières internationales, dites IOCs, tel qu’ExxonMobil, Shell, BP, Chevron, Eni, Total, avec des résultats positifs dans la plupart des cas.
Parmi les quelques exemples de partenariats réussis, on peut citer le partenariat, à hauteur de 35%, de Petronas au développement et à l’exploitation du gisement pétrolier du bassin de Doba (champs de Miandoum, Komé et Bolobo) au Tchad avec ExxonMobil (40%), Chevron (25%).
Cri d’alarme de Sonatrach
Récemment, à l’occasion du Conseil interministériel consacré à l’examen du plan de développement du Groupe Sonatrach et à l’avant-projet de loi sur les hydrocarbures, Sonatrach a souligné à travers sa communication à la presse l’urgence de redynamiser ses activités en partenariat pour atténuer la baisse de la production algérienne d’hydrocarbures.
Alors qu’il est plus que louable que SH s’alarme et propose de relancer les partenariats sur le plan domestique, il n’y a aucun indice émanant de SH indiquant le moindre intérêt pour un partenariat à l’international dans le domaine amont de l’industrie pétrolière, à l’image du projet de Camisea au Pérou. Bien sûr, il y a eu d’innombrables Mémorandum d’intérêt (MOI ou Mémorandum Of Interest) signés par SH qui, jusqu’à présent, n’a abouti à pratiquement rien de concret sur le plan de partage de production, hors du territoire algérien, avec d’éventuels partenaires étrangers (dans l’amont pétrolier).
J’en profite pour souligner, à propos de la révision de la loi sur les hydrocarbures, qu’à mon avis le modèle de partage de production (PSC- Production Sharing Contract) qui a été au cœur de la loi des hydrocarbures 86-14 est, et demeure, le plus attrayant. Alors que les fruits de la loi 86-14 ont été plus que probants, la loi de 2005 a été un désastre total. Signe de réveil de Sonatrach, l’entreprise a récemment loué les avantages du PSC dans une excellente communication intitulée «Les Contrats pétroliers – évolutions et perspectives».
Ceci dit, quelle que soit la loi des hydrocarbures en vigueur, le problème n’est pas tant dans le contenu de la loi mais dans la gestion même de cette loi par la Sonatrach et sa tutelle. A mon sens, ce qui paraît plus qu’urgent est le renforcement de la Sonatrach et non le passage en force d’une nouvelle loi sur les hydrocarbures. Il faut ajouter que ceci n’est en aucun cas une remise en cause des compétences des cadres et ingénieurs de Sonatrach, ni leurs qualifications.
Il s’agit d’une mauvaise exploitation, en interne, de ces compétences.
Et pourtant, comme le montre le graphe ci-dessous provenant de Rystad Energy (un cabinet de conseil norvégien), dans la période 2009-2014 l’Algérie est le champion du «governmenttake», part du gouvernement à 88% (très dépendant du prix de pétrole) ; bien qu’il a été rapporté que la Libye détient le record à 92%. Ces chiffres sont les résultats de calculs et de simulations basées sur les paramètres définis dans les contrats de production.
Dans le régime de partage de production, l’Etat et les compagnies pétrolières se partagent le bénéfice de la production. Les coûts d’investissements et d’exploitation (Capex et Opex) sont déduits de la production, sachant que ces coûts sont financés entièrement par la compagnie pétrolière. Les limites de recouvrement des coûts et les formules pour les calculer sont définies dans les contrats de production. La compagnie pétrolière récupère ces coûts en prélevant une part de la production, appelée «costoil».
Ce qui reste s’appelle «profitoil», ou profit pétrolier, qui lui est partagé selon la formule établie dans le contrat de partage après déduction des redevances et diverses provisions. On voit dans ce schéma que le contrôle des coûts est le point crucial. Malheureusement, au niveau de l’organisme algérien qui exerce ce contrôle (Alnaft ou une division interne de Sonatrach ?), la mise en œuvre de ces contrôles ne semble pas être à la hauteur, vu que, selon diverses sources, le «governmenttake» ne semble pas atteindre les 88%, car selon la règle d’or d’opacité de Sonatrach ou de sa tutelle, ces chiffres ne sont à ma connaissance pas divulgués publiquement.
Assurer une nécessaire autonomie pour Sonatrach
La révision de la loi sur les hydrocarbures est bien sûr importante et aura un impact majeur sur les relations de Sonatrach avec ses partenaires potentiels. Cela est nécessaire et SH en a fait la demande de façon pressante. Mais ce n’est suffisant du tout. Quel que ce soit le contenu de la loi sur les hydrocarbures en vigueur, que ce soit la loi 86-14 ou la loi 2005, Sonatrach, depuis sa création, est une entreprise dont le directeur général, avec tout le respect que l’on a pour les PDG qui se sont succédé à sa tête, n’est aux yeux de beaucoup d’observateurs rien d’autre qu’un ‟burnous interchangeable. Ils étaient tous compétents, mais ce qui est important et qui nécessite une action importante, c’est un profond changement de la culture de l’entreprise Sonatrach.
Pour changer sa culture d’entreprise, Sonatrach a besoin de se libérer de l’ingérence étouffante de la tutelle, d’obtenir une liberté d’action suffisante. Bien entendu, la tutelle peut avoir plus que son mot à dire à travers le Conseil d’administration et par là, imprimer son influence dans les décisions stratégiques prises par Sonatrach. Cette libération de Sonatrach ne fera que la renforcer aux yeux de ses éventuels partenaires étrangers.
Peut-être que ce dernier cri d’alarme de Sonatrach est un premier signe du désir d’autonomie? Et, de grâce, évitons l’inutile amalgame, et dire clairement que la libération ou autonomie de Sonatrach n’est nullement synonyme de prélude à sa privatisation. Répétons qu’il s’agit de renforcer le rôle et l’image de Sonatrach dans l’arène internationale.
Peut-on imaginer le PDG de Sonatrach élu par son Conseil d’administration (CA) ? Sous d’autres cieux où le CA a une réelle autonomie, la pratique est très courante. Les entreprises publiques, Sonatrach en particulier, ont besoin de travailler avec une autonomie suffisante. L’autonomie s’acquiert par le renforcement du CA qui nécessite un certain nombre de mesures : renforcer la fonction de PDG, élargir le CA en incluant en son sein des administrateurs indépendants, faciliter l’accès au CA à des administrateurs indépendants, dissocier les fonctions de PDG et du président du CA, créer une responsabilité solidaire et collective au sein du CA, mettre fin aux injonctions externes. Autrement dit, changer la gouvernance même de SH. Bien entendu, la tutelle continuera à exercer son rôle de régulateur par le biais de ses représentants au sein du CA. Le régulateur ne doit pas se substituer à l’entreprise, mais l’accompagner. Il s’agit d’abord de laisser Sonatrach innover, agir avec autonomie, ensuite, réglementer derrière.
Déploiement et projection à l’international
Un tel Conseil d’administration renforcé osera innover sans peur du changement. Il pourra prendre un certain nombre de décisions audacieuses. Parmi celles-ci, s’engager dans une activité d’exploration et de production en partenariat à l’étranger à une échelle initialement très réduite pour minimiser les sommes engagées dans le partenariat. Par exemple, dans une première étape de sa stratégie d’entrée à l’international, le CA peut décider de plafonner sa participation dans des opérations d’exploration ou production à un niveau relativement bas, 10 à 15% d’intérêt dans le partenariat.
Il peut décider ensuite de s’engager durant cette étape à ne jamais être majoritaire dans une joint-venture, toujours à l’échelle internationale. Le développement de toute découverte réalisée dans le cadre de ce genre de partenariat pourrait être financé en formule de «Project Finance», évitant ainsi un recours aux garanties des actionnaires. Sans oublier que ce genre d’investissement à l’international non seulement génère des dividendes en devises, mais contribuera à résoudre le problème de notre production nationale en déclin, un enjeu critique pour l’Algérie.
Une fois qu’une solide expérience de partenariat extérieur est acquise, Sonatrach pourra s’envoler de ses propres ailes et se positionner en chef de file dans les appels d’offre de blocks à l’étranger. Si Sonatrach a récemment racheté 8% des parts de Cepsa dans le gazoduc Medgaz pour 100 millions d’euros, elle peut tout aussi bien négocier avec une des compagnies avec qui elle est en partenariat actuellement en Algérie et productrice à l’étranger, ce qu’on appelle un «farm-in», ou une prise de participation directement dans le block où cette compagnie est présente ; ou racheter des parts des intérêts que cette compagnie détient dans le block.
Il est remarquable que le partenaire de Sonatrach dans Medgaz, Naturgy, divulgue librement la valeur du rachat des parts, à savoir 445 millions d’euros pour ses 34,05% et 100 millions d’euros pour les 8% de Sonatrach. Alors que du côté de Sonatrach, c’est le silence total. Ce règne de l’opacité caractéristique de Sonatrach ne date pas d’hier. Par exemple, dans son site internet, Sonatrach déclare : «Depuis le début des années 70’, Sonatrach est présente à l’international. Le groupe est présent dans différents pays : en Tunisie, Libye, Mauritanie, Mozambique, Angola, Nigeria, Italie, Espagne, Portugal, Angleterre, aux Pays-Bas et Pérou.»
Les détails sur ces présences à l’international sont introuvables sur son site internet. Peut-être qu’avec une relative autonomie acquise, les informations sur ses activités, domestiques ou internationales, seraient disponibles au grand public. En conclusion, il s’agit de donner à Sonatrach la capacité de se hisser au niveau de global player dans la cour des majors de l’industrie pétrolière.
Ce n’est là pas seulement une vision stratégique pour la compagnie. Il s’agit davantage pour l’Algérie de préserver sa sécurité énergétique en confiant la responsabilité à un acteur majeur, capable de se mesurer avec les mêmes armes que les autres acteurs de l’industrie pétrolière mondiale. Face à cet enjeu, le contenu de la nouvelle loi sur les hydrocarbures ne constitue pas une réponse suffisante.
Ahmed Kebaïli
Spécialiste en industrie pétrolière
Ancien expert de Société financière internationale