L’IA et le fantôme d’Oum Kalthoum

23/05/2023 mis à jour: 07:06
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Sacrilège sur les rives du Nil. La diva de légende Oum Kalthoum, la «4e pyramide d’Egypte», décédée depuis près de 50 ans, se remet à chanter malgré elle, grâce à une reproduction vocale réalisée par recours à l’intelligence artificielle (IA). 
 

«Des décennies après sa mort, on veut faire porter un short à Oum Kalthoum», s’énerve le producteur Mohsin Djaber, gardien farouche du patrimoine artistique de «l’Astre de l’Orient» depuis qu’il a racheté tous les droits auprès des héritiers légitimes. L’auteur de la souillure, le jeune compositeur Amrou Mustapha, assume, quant à lui, son «innovation» et promet de sortir l’opus complet prochainement, malgré la levée de boucliers que suscite son initiative. Sa stratégie de défense ne convainc personne quand il prétend chercher à raviver le patrimoine lyrique égyptien et arabe, en investissant dans les possibilités que permettent les applications de l’IA. Le résultat des premiers essais diffusés sont troublants et ajoutent au malaise. 

C’est bien la voix, à peine quelque peu chahutée, d'Oum Kalthoum, chantant un texte et un air composés près d’un demi-siècle après son enterrement. Un viol à l’éthique, dénonce la majeure partie des réactions dans le milieu artistique égyptien, qui reste arc-bouté sur le principe de défendre l’intégrité de la mémoire de la diva et le caractère sacré de son legs. «Qui peut dire si Oum Kalthoum, de son vivant, aurait accepté de chanter un texte et un air pareil ?» s’étouffe encore le dépositaire légal du patrimoine. 

L'épisode rappelle le grand succès connu il y a deux ans par l’application Deep Nostalgia qui, elle, animait des photographies de morts, dans une expérience mêlant usages ludiques et profanations éthiques. Là également, de lourdes réserves concernant le potentiel de production de fakes, la violabilité des données personnelles et du copyright ont été opposées aux promoteurs de l’application.

Le fait est que les cadres juridiques sur les droits d’auteurs et la propriété intellectuelle, partout dans le monde, se retrouvent en grand décalage face la prolifération subite et fulgurante des domaines et outils de création inconnus avant le tsunami des IA. En quelques mois de mise en exploitation publique, les applications génératives ont semé la zizanie et la panique dans le milieu artistique mondial. L’homme n’a plus le monopole de la création artistique et intellectuelle, ce qui déstabilise, en profondeur, toute la base conceptuelle de la protection juridique. Un des produits de l’IA, un manga entièrement conçu par des bots génératifs, a ainsi eu récemment le premier prix d’un concours d’art reconnu. Personne ne sait quel «esprit» a-t-on primé exactement.

En cause, principalement, le «deep learning» (l’apprentissage approfondi), procédé algorithmique qui permet aux logiciels reliés à l’IA de rafler tout ce qui circule sur le web comme données (statistiques, langages, images, œuvres picturales, documents sonores…) pour en faire un matériau de base à la reproduction. La prestigieuse agence photos Getty Image a déposé plainte il y a quelques mois contre Stable diffusion, start-up américaine spécialisée dans la génération de documents par IA, pour avoir «entraîné» son modèle sur son trésor comptant plus de 12 millions d’œuvres, sans autorisation et sans contrepartie financière contractuelle. 

Le nombre de plaintes du même type est en constante augmentation et pointe du doigt ces algorithmes lancés sur les bases de données documentaires d’institutions artistiques et autres pour alimenter les mémoires et les «cerveaux» de l’IA générative. 

Sans compter les angoisses existentielles grandissantes quant à la vocation à l’avenir de plusieurs métiers d’art et de création. En plus du flou de plus en plus épais sur les limites éthiques, aucune parade juridique exhaustive et prête à l’application n’existe actuellement pour encadrer les nouveaux usages, au demeurant en mouvement permanent, dans le domaine de l’IA créative. Le pari est fait sur la jurisprudence et les débats techniques et juridiques que ne manqueront pas de provoquer les affaires en cours dans les salles d’audience des tribunaux pour dégager les premières bases d’une riposte légale. 
 

En attendant, rien n’interdit vraiment à l’IA de faire chanter les morts et les vivants. 

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