L’historien chercheur Christophe Lafaye à l’université Mentouri de Constantine : «Il y a une mobilisation pour déclassifier les archives relatives à la guerre des grottes»

04/06/2022 mis à jour: 04:01
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Conférence de Christophe Lafaye à l’université Mentouri. (Photo : El Watan)

Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, il est des dossiers secrets de l’histoire coloniale française, jusque-là méconnus ou tus, qui sont exhumés. Cela est rendu possible grâce à la quête de vérité portée par des chercheurs et historiens. Christophe Lafaye est de ceux qui ont apporté leur pierre à l’édifice. 

Les travaux de l’historien, archiviste et chercheur associé au laboratoire LIR3S à l’université de Bourgogne (France), ont fait l’effet d’une bombe à leur publication. Ils ont révélé au monde un autre aspect de la colonisation, relatif à l’utilisation, censée être prohibée par le protocole de Genève, des armes chimiques. «…Et ça a fait des mécontents en France», nous a-t-il confié. 

Devant un parterre constitué essentiellement d’universitaires, l’intérêt suscité à la conférence intitulée «La section des Grottes» en Algérie, est fort perceptible. Le thème de la colonisation continue de cristalliser les passions tant qu’existent des velléités de taire certains faits majeurs. 

La domination française, pendant plus d’un siècle, avec son corollaire, non pas le supposé «aspect positif», mais le lot de souffrances infligées à la population algérienne, a laissé des traumatismes que seul un travail de mémoire pourrait un jour panser. Christophe Lafaye a retracé, sur la base de témoignages, de documents archivés et de supports photographiques, la chronologie d’une stratégie d’utilisation à grande échelle de gaz toxiques contre les combattants algériens dans des grottes-refuge. «Un chapitre de cette guerre sous-documenté, en raison d’un accès verrouillé aux archives», est-il souligné. L’exercice est périlleux. 

La consultation de certaines archives est rendue extrêmement difficile par la force de loi. La première disposition, datant de 2008, a consacré une nouvelle catégorie d’archives liée aux armes de destruction massive, incommunicable à vie. La seconde de juillet 2021, relative à l’antiterrorisme, a créé la possibilité de dissimulation d’archives, selon l’historien, qui révèle ainsi la complexification de la recherche en la matière.

DES PISTES À EXPLOITER

L’accès aux archives relatives à la Guerre de Libération est l’un des credo de l’Association Josette et Maurice Audin (AJMA) dont une délégation, composée de 14 membres, est en visite en Algérie du 28 mai au 6 juin à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance. (Lire notre article dans l’édition du 2 juin 2022). La conférence de Christophe Lafaye, tenue jeudi, au campus des 500 places à l’université Mentouri, était inscrite sur l’agenda de ses activités. 

Dans le cadre de la politique mémorielle initiée en 2018, le président français, Emmanuel Macron, a reconnu que la disparition, en 1957 à Alger du mathématicien et militant communiste, Maurice Audin, était le fait de l’armée française. 

D’où sa promesse à ouvrir les archives à la famille. La déclassification des documents couverts par le secret défense font l’objet depuis des années d’une forte demande de la part notamment de l’Etat algérien. «…Il ne faut pas non plus sacraliser les archives officielles, elles ne disent pas tout. 

Elles ont été faites par des militaires qui ont transcrit ce qu’ils ont voulu dire à l’époque, la France étant officiellement dans une opération de maintien de l’ordre en Algérie», avertit l’historien. Et de plaider pour la conjugaison des forces et des esprits des historiens des deux pays pour exploiter d’autres pistes dont celles inhérentes aux archives personnelles, à la récolte de témoignages et à l’oralité.

STRATÉGIE DE GAZAGE

Le sujet est méconnu, selon l’historien, en France et en Algérie. La presse de l’Hexagone en a fait l’écho en avril dernier de ses recherches. En 1956, la Batterie des armes spéciales (BAS) du régiment d’artillerie antiaérienne (411RAA) a été créée et tenue secrète. 

Des soldats appelés constituant le gros de ces «sections de grottes» ont été formés au maniement de ce type d’armes. Certains d’entre eux rompront le silence et témoigneront plus tard. «L’arme chimique sera mise en avant pour rendre les grottes creusées par les combattants algériens inutilisables. 

Ces casemates sont une constante dans la guerre depuis le début de la colonisation et servent de lieux de transit, et de dissimulation à l’appareil de surveillance français», explique le conférencier. Pour déloger les éléments de l’ALN des caches souterraines, l’armée française testera plusieurs machines jusqu’à les rendre sophistiquées pour une meilleure diffusion du gaz. 

Ce dernier contenait de la DM (Diphénilaminechlorarsine), un produit toxique entraînant l’irritation des yeux, poumons, maux de tête et des vomissements. Il devient létal en milieu clos, spécifie le chercheur, qui s’interroge sur l’éventualité de l’utilisation d’autres gaz du même acabit. 

A partir de 1959, les sections des grottes seront généralisées sur tout le territoire : «L’objectif était de réduire les grottes et leur utilisation, et faire des prisonniers pour obtenir des renseignements». Le nombre de disparus de cette guerre souterraine reste inconnu. 

Des civils y auraient aussi perdu leur vie. «En France, les historiens sont mobilisés pour lever le blocage sur les archives, il y a une énergie collective pour faire la lumière sur cette guerre des grottes», conclut Christophe Lafaye. 

Et d’appeler ses collègues algériens à une collaboration à l’effet de reconstituer les épisodes manquants de cette période coloniale.

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