«Si nous choisissons l’exil, c’est une chose. Mais si nous y sommes contraints, alors, tous nos souvenirs entrent en résistance.» Camille de Toledo
«En pays d’exil, même le printemps manque de charme.» Proverbe russe
L’autocensure est pire que la censure. Elle met la pensée dans une inertie et ses porteurs dans l’exil intérieur. Elle est sources de repli sur soi et elle génère des pathologies psychologiques, psychiatriques et sociales. Elle est liée aux conditions hégémoniques et aux totalitarismes idéologiques.
Elle structure les foyers migratoires dormants chez les compétences et les élites intellectuelles de vocations en Algérie, contrairement aux opportunistes, plongés dans leurs narcissismes aveugles, saisissent les occasions des vides pour instituer la «médiocratie» et constituer une pépinière de serviteurs volontaires. Ces postures ne peuvent en aucun cas, éclairer la situation et assurer un avenir radieux pour le pays.
Au contraire, elles reproduisent le calme plat et ralentissent l’Histoire de l’Algérie réelle qui lutte dignement pour se libérer des aliénations historiques (T’srima n’zman : «piège du temps») et aller vers une Algérie citoyenne. Une Algérie prise en otage par ses antagonismes, fractures et refoulés, dangereusement transformés en à un syndrome d’autodestruction cyclique. Il s’agit d’un double piège historique ; la lourdeur de cette histoire épaisse et de la crise des sciences sociales qui sont sensées saisir cette histoire et de la libérer de ces fardeaux transgénérationnels.
Marginaliser la science sociale a été un autre fardeau supplémentaire qui a empêché de déconstruire les malentendus historiques générateurs d’inertie mortifère. Des sciences de la pensée en ruptures avec l’essentialisme, productrices du possible et génératrice de l’espoir dans un pays qui vient de loin, riche dans sa diversité culturelle, cultuelle, linguistique, etc. Ce gisement anthropologique de l’Algérie et son Histoire épaisse ne peuvent être rendus intelligibles sans liberté de pensée et d’entreprendre.
La liberté est avant tout une sensation et un état psychologique qui structurent l’identité des soi, une posture réflexive individuellement et collectivement incorporée pour se transformée par la suite, en tant que construction historique, en un statut politique.
Ces enjeux ne peuvent en aucun cas être appréhendés que par des intellectuels outsiders, dévoués et porteurs de sens dans des perspectives historiques, loin des privilèges et les aléas du sens commun. Il s’agit d’expliquer le réel et non le jugé. Ecouter les pulsions de la société, ses mouvements spatio-temporels et non la reproduction du calme plat, stérile et stérilisant du bien être individuel et collectif. Cette démarcation «méthodique» est source d’exil intérieur qui ne peut être que la composante structurante de l’identité individuelle et professionnelle de ces élites intellectuelles.
De ce point de vue, pour reprendre Edward Saïd, «l’intellectuel exilique ne répond pas à la logique de la convention, mais à celle de l’audace, il représente le changement, le mouvement en avant, et non le calme plat». Ces spécificités de statuts et de rôles des intellectuels exiliques sont fondamentalement des caractéristiques d’intellectuels de vocation et de passions intellectuelles. Ils sont passionnés par un amour pour leur métier et engagés humainement dans de grandes questions qui touchent la société et de son développement avec beaucoup de distance et critiques permanentes.
Les intellectuels, dans l’essai d’Edward Said, sont divisés en deux sous catégories : les «béni-oui-oui», d’un côté, et d’un autre côté, les intellectuels «outsiders et exilés dès lors qu’il s’agit des privilèges, du pouvoir et des honneurs», ceux qui disent non, des individus en perpétuelle «vigilance réflexive» par rapport à leur société et son fonctionnement.
Cette vigilance a des coûts sociaux ; des marginalisations et des violences symboliques. La période des années 1990 qui a engendré une série d’assassinats d’intellectuels algériens, a eu comme effet, une «contagion mentale collective» sur l’intelligentsia algérienne. Cette contagion mentale qui était un des soubassements de la dynamique migratoire exemplaire à cette époque, est vécue comme une violence douce nommée par certains sociologues de violence symbolique.
Cette violence douce et «tranquille» est source, entre autres, de l’exil intérieur subi par l’intelligentsia algérienne. C’est cette posture de l’exil intérieur de l’intelligentsia algérienne dans ses conditions qui a été la source de son incapacité d’accès à l’épanouissement individuel, social et professionnel.
Dans beaucoup de cas, cette violence symbolique est incorporée fatalement comme «naturelle» pour survivre aux douloureuses conditions sociales et surtout politiques. De ce point de vue, comme disait Bourdieu, «la violence symbolique, c’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s’appuyant sur des ‘‘attentes collectives’’, des croyances socialement inculquées.
Comme la théorie de la magie, la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou, mieux, sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et d’appréciation qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir».
Dans ces conditions de violence symbolique, l’intelligentsia algérienne exilique, se trouve dans une posture de lutte permanente contre les pouvoirs symboliques. Ainsi, pour reprendre toujours la définition du sociologue Pierre Bourdieu, «le pouvoir symbolique, pouvoir de constituer le donné en l’énonçant, d’agir sur le monde en agissant sur la représentation du monde, ne réside pas dans les ‘‘systèmes symboliques’’ sous la forme d’une ‘‘force illocutionnaire’’.
Il s’accomplit dans et par une relation définie qui crée la croyance dans la légitimité des mots et des personnes qui les prononcent et il n’opère que dans la mesure où ceux qui le subissent reconnaissent ceux qui l’exercent». Dans cette équation dominant/dominé, les luttes entre l’intelligentsia exilique et les différents formes de dominations symboliques et hégémoniques ont été infernales et inéquitables. Ses conséquences sont toujours désastreuses, en termes de marginalisation, de cooptation, de manipulation et surtout de l’inertie historique pour le pays.
L’histoire se fabrique par des libertés, de pensée, académique et d’entreprendre, sinon, le reste ne peut être que des mensonges déguisés, qui, à leurs tours, ont des coûts excessifs pour l’Algérie de Demain. Dans ces conditions, les intellectuels exilés de l’intérieur, porteurs d’espoir ne peuvent être, pour reproduire l’intitulée de la rubrique du célèbre journaliste assassiné, Saïd Mekbel, que des «Mesmar Djeha», ceux qui ont décidé malgré tout, d’adopter, le fameux dictant algérien, «h’na yemoute Kaci», ou plutôt «h’na y’aîche Kaci». Les «Kaci» porteurs de la symbolique de Mesmar Djeha résistent avec leurs collègues, amis et proches, ceux d’El Ghorba vivant le double exil, c’est-à-dire, celui du pays natal et de leur pays d’accueil.
Les deux exils ressemblent aux deux facettes de la pièce de monnaie. Entre les deux exils, il y a l’histoire silencieuse du trauma et de la souffrance fossilisés dans les mémoires collectives pour sécréter des soumissions fatalistes au temps dure pour les uns et des sublimations innovatrices pour les autres. Dans les deux situations le courage se combine avec la vocation et l’intelligence s’affronte avec la ruse.
Ainsi, comme dit le dicton, «les plus rusés sont souvent les premiers attrapés», et du coup, rattrapés par l’histoire, par leurs propres histoires. Le temps reste toujours le seul juge absolu entre les communs des mortels. Toute la problématique est dans l’éthique de la cohérence avec soi, socialisatrice des valeurs de liberté intérieure et fondatrice de la citoyenneté. Elles sont des thérapies de base contre tout exil intérieur subi, sinon, le volume du royaume des exilés ne peut que s’élargir davantage, dont le déficit en matière de «matière grise», la vraie, de qualité, sera une perte sèche supplémentaire.
Par Karim Khaled, Sociologue