Lundi 21 octobre 2024 à 10h. Nous quittons la ville de Batna par une journée ensoleillée en direction de la commune d’Ichemoul, située à 52 km au sud-est. «Vous voyez le rond-point là-bas, vous tournez à gauche, puis vous prenez la route de la montagne», nous indique un policier posté dans un barrage dressé à l’entrée de Batna. Nous nous engageons sur la RN3 en double voie, par une pente raide, mais rapide, avant de nous retrouver sur une vaste plaine menant vers Tazoult.
Etrangement, sur tout le trajet, on trouve toutes les plaques indiquant les directions vers Oued Taga, Aïn Tinn, Timgad et Arris, sauf celle d’Ichemoul où nous avions rendez-vous avec Mahmoud Soualah, le dernier survivant des attaques du 1er Novembre 1954 dans la région de Batna, planifiées et dirigées par Mostefa Benboulaïd, chef de la zone I (Les Aures). Djamila, la fille de Mahmoud Soualah, est restée en contact avec nous durant tout notre voyage.
Depuis notre départ de Batna, elle nous guidait par téléphone jusqu’à notre arrivée à l’embranchement du CW 172 où nous retrouvons nos repères, en prenant une descente de 10 km vers Ichemoul, se trouvant au pied de la montagne qui porte le même nom. Dans ces lieux, Dame nature se présente aux yeux des visiteurs sous ses beaux atours, avec des montagnes boisées, une terre aux couleurs jaune et ocre vif, des plaines verdoyantes plantées de pommiers, un ciel mi-dégagé, mi-nuageux, des rayons de soleil faisant timidement leur apparition et quelques gouttes de pluie. Il ne manquait que l’arc en ciel pour compléter le tableau.
A 1300 m d’altitude, nous commençons à ressentir le froid rigoureux dans les montagnes de la région d’Arris, située à une vingtaine de kilomètres. Sur ces hauteurs, il y a 70 ans, presque jour pour, des centaines d’hommes valeureux ont pris les armes pour déclencher la Révolution qui va changer le cours de l’histoire en Algérie et rendre la liberté au peuple après 132 ans de colonialisme.
Après une heure de route depuis Batna, nous arrivons au paisible quartier de Belhaï à 3 km du centre-ville d’Ichemoul, où grâce à Djamila, le téléphone collé à l’oreille, nous avons repéré la maison se trouvant non loin du fameux «Rond-point des jarres». Mahmoud Soualah nous attendait dans sa petite pièce modestement meublée, entouré des souvenirs de la Guerre de libération, dont ses photos en tenue de combat posant avec un fusil, ses attestations de reconnaissance, deux emblèmes nationaux accrochés au mur face à une affiche des membres du Groupe des 22, juste à côté d’un portrait du défunt président Houari Boumediène, en burnous blanc.
Il portait fièrement sur sa veste deux médailles, avec des pins à l’effigie du chef historique Mostefa Benboulaïd, qu’il considère toujours comme son exemple. Du haut de ses 94 ans, calme et d’une grande sérénité, et surtout en bonne forme, il se rappelle encore, 70 ans après, des moindres détails de ces longues semaines ayant précédé le déclenchement de la Révolution du 1er Novembre 1954 dans les Aurès, comme s’il est en train de les revivre.
Mostefa Benboulaïd, un grand stratège
Né en 1930 à douar Abendiz dans la région de Khanguet Maâche, dépendant aujourd’hui de la commune de Foum Toub, à 46 km de Batna, Mahmoud Soualah n’a jamais fréquenté l’école. A 15 ans, il commence à aider son père dans le travail de la terre. «C’est grâce à mes oncles Soualah Mohamed et Messaoud qui étaient des militants nationalistes ayant des contacts avec Mostefa Benboulaid que j’ai fait mes premiers pas dans la politique», se rappelle-t-il avant de témoigner sur le déclenchement de la révolution depuis les préparatifs jusqu’aux premières actions armées, soutenues par la majorité des habitants de la région.
En racontant sa longue histoire, qui ressemblait dans ses faits à celles de la majorité des Algériens ayant choisi de prendre le maquis à l’époque, il ne cessait de rappeler le rôle capital du chef historique de la zone I dans la préparation et le déclenchement de la Révolution.
Mostefa Ben Boulaïd, très respecté de tous, était un grand stratège et un véritable meneur d’hommes. «Mostefa Ben Boulaïd voulait à tout prix déclencher la révolution, malgré toutes les réticences de nombreux responsables du parti (PPA-MTLD), surtout après sa rencontre avec Messali Hadj et la réponse de ce dernier, disant que le peuple n’était pas prêt et que les conditions politiques n’étaient pas encore réunies pour mener une action armée ; je me souviens que deux mois avant, il multipliait les contacts avec les responsables de la région des Aurès ; il leur demandait de collecter tout ce qu’ils pouvaient comme habits, tenues, kechabias, bottes, souliers, pataugas, mais aussi le ravitaillement et d’acheter même du bétail, sans leur expliquer les raisons, c’est ainsi que nous avions commencé à comprendre qu’il y avait quelque chose qui se préparait», a révélé Mahmoud Soualah.
«Nous avions appris par la suite que des armes avaient été ramenées de Zeribet El Oued dans la région de Biskra et de Oued Souf avant d’être cachées dans des lieux surs pour être distribuées le jour J ; nous savions que la Révolution serait déclenchée, mais nous n’avions aucune idée sur le jour et l’heure», a-t-il dit.
Les jours se suivaient et la tension montait à l’approche du jour tant attendu. Sur ordre de Benboulaïd, tous les hommes qui devaient prendre part à la résurrection ont été regroupés dans une grande demeure à Dachrat Ouled Moussa, entre Arris et Ichemoul. On leur a expliqué qu’il s’agissait de manœuvres, sans plus. «Nous avions passé cinq jours à Dachrat Ouled Moussa ; des hommes sont venus d’Arris, Ichemoul, Inoughissen, T’kout, Foum Toub, Khenguet Maâche, Tazoult, Kimmel et d’autres régions ; nous étions surveillés jour et nuit par des sentinelles armées.
Benboulaïd a installé ce système pour maintenir le secret. Il nous était interdit de quitter les lieux ; même pour aller faire ses besoins, chacun de nous doit être accompagné par un gardien jusqu’au retour ; nous étions soumis à une discipline stricte qu’on devait respecter». Beaucoup parmi ces combattants avaient laissé leurs femmes et enfants avec leurs proches dans leurs villages. Une population qui subira les représailles de l’armée française durant sept ans de guerre.
L’heure de vérité
«Dans la soirée du dimanche 31 octobre 1954, nous avions été rassemblés pour la distribution des armes et des munitions ; nous étions 13 groupes de 15 éléments chacun ; j’ai reçu un fusil Statti italien à six tirs ; certains avaient déjà leurs propres armes, notamment les fusils de chasse», rappelle notre interlocuteur.
La plupart des armes distribuées étaient des modèles de la Seconde Guerre mondiale, achetées en grande partie, dont des fusils Statti italiens, des Garand américains, des Mauser allemands et des Achari anglais, ainsi que des fusils de chasse. «Nous avions quitté Dachrat Ouled Moussa à bord d’un camion en direction de Batna, située à 60km ; nous étions trois groupes et nous avions comme cibles le commissariat de police, la caserne militaire et celle de la gendarmerie ; Benboulaïd nous avait donné l’ordre de ne pas tirer avant 1h du lundi 1er novembre ; c’était pour que toutes les attaques aient lieu au même moment ; il nous avait interdit de tirer sur des civils, quelles que soient les circonstances ; une fois notre mission terminée nous sommes revenus au maquis», raconte-t-il.
La réaction des autorités françaises ne s’est pas fait attendre. Mahmoud Soualah se rappelle d’une attaque de deux avions sur Foum Toub, quatre jours après le déclenchement des attaques du 1er Novembre, ayant causé des morts et des blessés. «Si Mostefa nous apprenait comment se comporter lors des attaques, se cacher, se disperser et éviter d’être capturés par l’ennemi ; il nous disait toujours que si la Révolution parvient à tenir neuf mois, elle réussira». Finalement, la Révolution de novembre a résisté à toutes les épreuves grâce à la mobilisation du peuple et des braves hommes dans les maquis.
Elle a fini par atteindre ses objectifs. La suite de la Révolution pour Mahmoud Soualah, qui avait 24 ans au 1er Novembre 1954, sera une suite de dizaines de combats et d’embuscades contre les troupes de l’armée française, sous les ordres de son chef Sadek Nedjaoui dit Mohamed Benadji. Plus connu sous le nom de guerre de Mahmoud Zeroual, il se rappelle encore de la fameuse bataille de Khenguet Maâche, située à 7km à l’ouest de Foum Toub, qui s’est déroulée durant plusieurs jours au mois de février 1960 et durant laquelle il avait réussi à abattre un avion.
«Nous avions perdu 75 martyrs dans cette bataille ; nous étions suivis par deux avions qui ne cessaient de faire des allers et retours pour nous tirer dessus ; un de ces avions tournait à plusieurs reprises autour de notre refuge ; je me suis retourné vers mon compagnon et je lui avais dit si cet avion reviendra encore une fois, je vais le descendre ; et c’est ainsi qu’une fois l’appareil qui volait à basse altitude s’est approché de nous, j’ai visé sur le moteur et je l’ai atteint», témoigne-t-il.
«Nous avions traversé de dures années dans les maquis, il nous arrivait de ne rien manger durant cinq jours, mais nous avions résisté pour libérer notre pays», a-t-il dit. Après sept ans de guerre, Mahmoud Soualah s’en est sorti avec une blessure par balle au bras droit, dont il nous a montré la trace, ainsi que l’œil gauche touché suite à l’explosion d’une grenade.
Interrogé sur les raisons qui l’ont poussé à s’engager dans la lutte armée, Mahmoud Soualah esquisse un large sourire, en guise de réponse. En le quittant, et en se rappelant ses compagnons d’armes tombés en martyrs, il ne manquera pas nous adresser un message qui mérite bien d’être médité : «Durant la révolution, nous étions tous des frères et nous étions tous égaux».