Le célèbre auteur algérien Yasmina Khadra publie un nouveau roman intitulé Les Vertueux» chez Casbah Editions, il sort en librairie le 24 août 2022. Entretien.
Entretien réalisé par K. Smail
- Mohamed, vous êtes prolixe, vous publiez chaque année un roman. Quel est le secret de cette «verdeur», cette diligence et fréquence dans l’écriture ?
Je ne sais pas. Parce que je suis constamment dans la fiction. J’avais dit que la fiction me venge de l’affliction du réel. Tellement le monde est désolant autour de moi, que la seule façon pour moi de m’évader, c’est d’écrire. Et cela me permet de me restituer à moi-même. Par l’écriture. Donc, c’est une passion. Je ne peux pas rester une journée sans avoir au moins commis un petit paragraphe. Ou une citation.
- C’est tous les jours…
C’est tous les jours. Je travaille tous les jours, oui.
- Vous êtes de la nuit, du matin... ? Ou bien, c’est instantané ?
C’est instantané. Cela dépend de l’inspiration. Quand je suis en train d’écrire un roman, par exemple, je ne m’arrête pas. Le temps n’a plus aucune espèce d’emprise sur moi. J’écris dix heures d’affilée. Des fois, je maigris même. Je vis intensément ce que je suis en train d’écrire.
- Spartiate...
Je mange. Mais il m’arrive de vouloir m’en passer. De ce temps…
- Mohamed, quand vous écrivez, de fil en aiguille, vous avez déjà la situation en même temps en tête…
Ah, oui ! C’est cela justement qui me permet d’écrire très vite et beaucoup. Parce que l’histoire est déjà dans ma tête. Ce qui m’importe, c’est comment structurer mon texte, comment aller vers la littérature. Parce que pour moi, il y a deux façons d’être écrivain. Soit on raconte une histoire, soit on l’écrit. Moi, j’essaie de l’écrire.
- Les Vertueux, qui sort chez les éditions Casbah, en librairie le 24 août 2022, on en parle déjà d’une œuvre majeure. En le lisant, on y sent une hauteur, une montée en puissance littéraire, on passe à un autre palier, sans flagornerie ni démagogie…
C’est ma conviction. Je crois que j’ai toujours rêvé d’atteindre un certain cap. Je crois c’est ce que j’ai écrit de mieux.
- On sent que vous aimez littéralement ces «Vertueux» de votre nouveau roman…
J’aime tous mes personnages. Qu’ils soient tyraniques ou vauriens ou héros. Si on n’aime pas un personnage, on ne peut pas accéder à ses états d’âme. On ne peut pas le construire ou le camper d’une manière assez fiable. Et donc, moi j’aime. Quand on aime, on voit tout. Quand on aime, on voit les défauts, les qualités, les points faibles et les points forts. Mais quand on est dans la détestation, on ne voit que sa propre noiceur. Les gens qui vous détestent, ils ne vous détestent pas vous-même, ils projettent en vous leur propre noirceur. Et de cette manière, ils ne peuvent pas accéder jusqu’à vous. Ils ne peuvent pas accéder à vous. Ils sont juste dans un débordement de frustration. C’est une forme de cécité quand même. Quand on est très proche de ses personnages, eh bien, ils vous donnent tout. Quand j’ai écrit sur El Gueddafi, un tyran, au départ, j’avais peur de ne pas être à la hauteur de ce personnage. Mais on l’aime en tant que personnage littéraire, il m’a tout donné. Même si cela a été le seul travail physique que j’ai eu à accomplir.
- Vraiment éprouvant…
C’était éprouvant et physique. C’est-à-dire que j’avais le sentiment d’avoir en face de moi non pas un personnage, mais une personne. Et quelques fois, il m’interpellait. Il n’était pas content de ce que j’écrivais. Il me disait : «Espèce de menteur, je n’ai jamais fait ça et tout…» Donc, c’était merveilleux.
- Revenons, à votre nouveau roman, Les Vertueux. C’est un beau roman, une belle histoire. Celle d’un Algérien, un vassal d’un autre Algérien qui lui-même est un colonisé. Il est convoqué pour faire une guerre (1914-1918) qui n’est pas la sienne. Après, la cause change…
Oui, c’est l’Algérien de l’époque. Mon personnage incarne un petit peu tout ce qu’a subi ou connu l’Algérien durant cette période.
- L’histoire de cet humble, rural…
Oui. Nous venons tous de l’arrière-pays. Nous sommes tous nés dans une tribu. Par la suite, avec le cosmopolitisme, on a quitté un petit peu notre territoire pour épouser d’autres univers. Et c’est comme cela qu’on est devenus, certains citadins, d’autres sont restés dans l’authenticité. Moi, j’aime bien les gens qui demeurent dans l’authenticité. Quand je vais dans le Sahara, je suis fier d’appartenir à une telle communauté. Ce sont des gens qui sont dans la piété, l’humilité, la générosité, l’hospitalité, et ça, ce sont des valeurs immuables.
- Yacine Cheraga, de Les Vertueux, ce tirailleur algérien, est en fait un héros, un juste…
Ce personnage, c’est un petit peu le combat contre soi-même. Est-ce qu’on peut céder à la colère ? Est-ce qu’on peut devenir tout simplement l’otage de notre destin ? Ou est-ce qu’on peut trouver les preuves l’occasion de consolider nos convictions ? Moi, je trouve qu’il est porteur d’une très grande sagesse, Yacine Cheraga. La sagesse, c’est peut-être ce qui devrait être la vocation véritable d’un être humain. Aller vers la sagesse. Ce n’est pas la liberté. La liberté ne veut rien dire s’il n’y a pas une sagesse derrière. Le respect ne veut rien dire s’il n’est pas né d’une sagesse. C’est-à-dire tolérer ce qu’on ne peut pas empêcher. Comprendre que finalement on est que des êtres humains éphémères. Nous ne sommes que des flammeuses dans le souffle cosmique. Et qu’un jour, on va disparaître. Que va-t-on faire, justement, de ce laps de temps que nous accorde la nature. Ce qu’on peut en faire. Un moment… Pas heureux. Parce que le bonheur n’est pas à la portée de n’importe qui. C’est une question de mentalité. Mais on peut trouver beaucoup de choses dans l’adversité. On peut y trouver notre force, notre courage, notre bravoure, notre foi… Quand c’est facile, on est emporté par quelque chose qui nous dépasse et qui nous oublie quelque part. Mais quand c’est difficile, on est constamment en soi. Parce qu’on est dans le combat permanent. On est dans la douleur, la souffrance… Et chaque petite joie qui vient est une victoire.
- Mohamed, vous avez un côté philosophe ou philosophique, une certaine paix de l’âme…
Oh, la paix de l’âme, «ngoulek sah (à dire vrai)», elle existe. Mais cela n’empêche pas qu’elle soit chahutée par pas mal d’interférences, de turbulences, comme ça, qui viennent troubler notre quiétude. Mais c’est la vie. Il faut savoir être alchimiste dans la vie. Il faut savoir extraire de l’or de la boue. Et l’écrivain, quand il est très proche de sa propre créativité, de sa propre générosité, il peut faire justement des déboires de grands moments de littérature.
- Vous dites : «Lisez ce que j’écris, ne lisez pas ce que les autres disent sur moi»…
Non mais, il y a une paresse intellectuelle qui promet au raccourci d’être le chemin le plus fiable pour accéder à la vérité. Mais quelle vérité ? La vérité, générale, qu’on se crée. C’est ce qui nous arrange. Le mensonge, c’est quoi ? C’est peut-être le plus beau des fabulateurs. Il nous présente, il sait exactement quand emprunter à la réalité cette part de véracité qui le rend beaucoup plus crédible que la vérité. Mais la vérité, elle est autre chose. La vérité, c’est déjà avoir le courage de regarder les choses telles qu’elles sont. Et non pas telles qu’on voudrait qu’elles soient.
- Cela vous a touché, quand on lance comme ça à l’emporte-pièce que Yasmina Khadra est un «plagiaire» et qu’il a derrière lui une armée de nègres…
Cela fait partie peut-être de la nature humaine. D’ailleurs, je l’ai écrit. Là où vous êtes encensé, d’autres vous enfument. Quand je vois tous ces Algériens qui me lisent et qui me soutiennent et tout… Le problème, c’est que nous avons beaucoup de talents en Algérie. Mais pas suffisamment de place pour tout le monde. Ce qui fait que cela crée des frustrations. Et les gens qui ne sont pas admis dans un espace où ils pourraient mettre en évidence tout leur savoir-faire et tout leur génie, eh bien cette aire devient un territoire ennemi. Et tous les gens qui s’y trouvent deviennent des ennemis. Et ça, ce n’est pas de ma faute.
- Mohamed, on vous «reproche» d’être un écrivain qui a été dans l’armée. Est-ce un crime ?
Oui, c’est un crime pour les gens qui cherchent toujours un prétexte pour déprécier l’autre. Donc, tout se légitime finalement. Mais non, j’ai été un soldat de mon pays. D’ailleurs, je n’avais pas choisi d’être soldat. J’étais enfant dans l’École des cadets (de la Révolution). J’ai servi mon pays du mieux que je pouvais. J’ai été avec le héros. J’étais peut-être le dernier des héros. Mais j’étais quand même un héros. Et ça s’arrête là. Maintenant, je ne vais pas m’attarder sur ces gens-là. Moi, ce qui m’intéresse, ce sont les gens qui me lisent, qui me soutiennent, qui m’encouragent, qui sont avec moi. Mais ces détracteurs, eh bien, je les laisse à leur fiel. Je les plains. Parce que ce sont des gens quand même qui s’empêchent de s’émerveiller, d’aimer. Tu as un écrivain qui pourrait pendant l’espace d’une lecture te faire voyager, ou te faire aimer toi-même, ou t’éveiller à ta propre intelligence. C’est tant pis pour eux. Au début, j’étais un peu étonné. Je l’ai dit et répété. C’est écrit noir sur blanc dans l’ouvrage Le Baiser et la morsure. J’ai dit : «Il y a les races et les espèces.»
Les races imposent leurs valeurs et les espèces contestent les leurs. Les races érigent des panthéons pour leurs génies, et les espèces vouent les leurs aux gémonies. Si on veut accéder à la race, il faut commencer à consacrer le mérite. Il faut célébrer partout le talent. Que ce soit dans le sport, le cinéma, même dans le travail universitaire, tout ce qui apporte quelque chose à la nation devrait être respecté et célébré. Maintenant, si on n’a pas la possibilité d’accéder à la race, eh bien on attendra les générations de demain.
Le nouveau roman Les Vertueux de Yasmina Khadra en librairie dès le 24 août 2022
Casbah Editions
ISBN : 978 9947 62 332 9
544 pages - 14x22,5 cm
Prix : 1500 DA