Au 3e jour de l’Aid El Fitr, le 12 avril 2024, Le Pr Mohammed Toumi a été rappelé à Dieu. Il est né le 26 avril 1926 à Ménerville (actuelle Thénia). Son père était fonctionnaire au service des impôts, il était inspecteur de l’enregistrement et des domaines à Ménerville.
Il a deux frères et une sœur. Il a fait ses études primaires et le cours complémentaire dans sa ville natale. Après l’obtention du certificat d’études, il est parti continuer ses études au lycée de Ben Aknoun (actuel lycée). Il a ensuite rejoint le lycée Bugeaud (actuel lycée Emir Abdelkader) pour préparer sa deuxième partie du bac, mais la Seconde Guerre mondiale avait déjà commencé, le lycée endommagé par un bombardement allemand est évacué. Il s’est trouvé transféré avec tous les autres élèves à Miliana pour effectuer la terminale au cours de l’année 1942-1943.
D’Alger à Montpelier
Il s’inscrit au PCB à la faculté de médecine d’Alger l’année suivante mais ses activités militantes l’empêchent de suivre correctement ses études. Il ne se présente même pas aux examens. Face à la discrimination ambiante au niveau de l’université d’Alger, il patiente jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour aller à Montpellier faire des études de médecine. Il y a peu d’Algériens dans cette ville à cette époque. Il a comme camarade d’études, Mohammed Ferradi, qui lui aussi partage ses idées nationalistes, rejoint la Fédération de France, deviendra médecin et s’installera à Oran après l’indépendance.
Après le PCB, il s’engage dans des études de médecine tout en militant dans le mouvement estudiantin. Issu d’un milieu modeste, les premières années d’études ont été difficiles car il n’avait pas de bourse. Il devait travailler parallèlement malgré les efforts que faisaient son père pour l’aider en lui envoyant de temps en temps un peu d’argent. Arrivé en cinquième année de médecine, il commence une spécialité en cardiologie, toujours à Montpellier.
Militant nationaliste très jeune
Le débarquement américain en Algérie dans le cadre de l’opération Torche, en novembre 1942, éveille la conscience de nombreux jeunes Algériens qui vont rejoindre le PPA-MTLD. Dès son arrivée en France, il rejoint les rangs de la Fédération FLN. Il allait passer ses vacances d’été ou effectuait des remplacements de médecins lors des vacances. Pour lui et les quelques médecins qui aveint rejoint Montpellier comme Bachir Mentouri ou Boussaad Khati, le déclenchement de la révolution du 1er Novembre 1954 répondait à leurs vœux et n’attendaient que la première occasion de rejoindre le maquis. Toumi le soulignera dans son livre : «Je faisais un remplacement du Dr Belabdjaoui à Constantine ville en ce mois d’août 1955. Les quelques contacts échafaudés tant bien que mal en compagnie de Bachir Mentouri en vue de rejoindre le maquis dès cette époque s’évaporèrent en ce mémorable 20 août 1955 comme rosée au soleil. Ce fut le Dr Khati Boussaad qui me céda ce remplacement. II avait opté pour sa part pour un remplacement à Bougie. Ce ‘’Militant de l’ombre’’ rejoignit à la suite de la grève des étudiants de mai 1956 la Wilaya V. Alors que de mon côté je rejoignais la Base de l’Est puis la wilayet du Nord-Constantinois.»
(Toumi M., La médecine dans les maquis, Ed M.A.M., Alger 2010)
Mohammed Toumi est l’un des fondateurs de l’Ugema, comme le rappelle Abdesselem Bélaid : «Il a été l’un des étudiants à l’origine de la constitution de l’Ugema en 1955.» (Cf Bennoune M., El Kenz A., le hasard et l’histoire, Alger 1990).
Mohammed Toumi était en deuxième année de spécialité de cardiologie lorsque survient la grève de mai 1956. A l’appel de l’Ugema, il interrompt ses études alors qu’il était à un mois de l’examen annuel, il rejoint la base d’appui Est en Tunisie. Un de ses camarades à Alger avait prononcé une phrase célèbre qui sera ajoutée à la déclaration de l’Ugema du 19 mai 1956, section d’Alger, par Lamine Khène : «Ce n’est pas avec un diplôme en plus qu’on fera un meilleur cadavre.»
Désigné président du Conseil de la santé de l’ALN
Dès son arrivée à la base Est en Tunisie, Mohammed Toumi se fait remarquer par son engagement et son dévouement pour la patrie. Il est pressé de rejoindre le maquis. Ahmed Mahsas, un ancien du PPA-MTLD et un des fondateurs de la Fédération FLMN en France est justement en Tunisie, délégué politico-militaire dans l’Est algérien, chargé de veiller à l’approvisionnement des maquis en armes. Il crée à la fin de l’année 1956, le Conseil de la santé au niveau de la base d’appui Est et désigne à sa tête Mohammed Toumi. Le Conseil a comme missions : la prise en charge médicale des moudjahidine, la formation paramédicale et l’acheminement des médicaments vers le maquis. Il compte comme membres, des médecins : Mohammed Essghir Nakkache, Chawki Mostéfaï, Tédjini Haddam, Frantz Fanon, Mohammed Toumi ; un chirurgien dentiste : Djamel Derdour et un juriste : Maître Fétoui. Il ne se contente pas de cette activité importante, il se porte volontaire comme médecin dans les unités de l’ALN le long de la frontière algéro-tunisienne.
Responsable du service de santé de la Wilaya II (Nord constantinois)
Au début de 1957, il reçoit enfin le feu vert pour rejoindre le maquis pour lequel il s’était porté volontaire. A partir de mars 1959, il rejoint le maquis de la Wilaya II, son lieu d’affectation. Il a remplacé Lamine Khène qui venait d’être rappelé à Tunis où des responsabilités politiques lui étaient confiées, il est devenu membre suppléent du CCE. Lamine Khène se souvient bien de leur première rencontre : «C’était en décembre 1957, dans la région d’El Harrouch à Djebel Ghdir, j’ai reçu le Dr. Toumi qui arrivait de Tunis, c’était l’hiver, il y avait de la neige, on était dans la foret, j’avais préparé des macaronis qui avaient mal cuits, j’ai invité le Dr Toumi. Ce dernier a partagé notre repas, il en a mangé et les a trouvés succulents et m’a même félicité pour mes talents de cuisinier. Il devait avoir vraiment faim !» (Khène L., In Communication personnelle, Alger 2010)
Mohammed Toumi cite de nombreux cas d’amputations réalisés chez de grands blessés avec un matériel rudimentaire par des infirmiers et qui ont survécu. Lui même a été confronté à de nombreuses situations complexes. Il cite notamment dans la revue Majellet Aoual November les cas de deux moudjhidate originaires de Oued Mzab surprises par un bombardement de l’aviation ennemie alors qu’elles arpentaient une montagne, l’une d’elle a été blessée au visage par plusieurs éclats.
Toumi qui ne disposait que de mercurochrome, d’une aiguille et de fil de couture habituel s’est résolu à la traiter. Après avoir nettoyé les blessures et les avoir désinfectées au mercurochrome, il a suturé les plaies avec le fil à coudre. L’opération a duré prés de deux heures. Dans une correspondance adressée par le responsable de santé de la zone 1 de la Wilaya II, à son chef hiérarchique, en l’occurrence Toumi, datée du 16 mars 1961, le premier lui rendait compte de la prise en charge de deux blessés dont un a nécessité une amputation qu’il lui a pratiquée : «Je t’informe que le 25/02/1961 vers 16 h, nous avons été accroché avec l’ennemi en compagnie du P.0 du Kism 1. Après un dur combat, nous avons réussi à sortir du cercle ennemi.
Moi-même, j’ai sorti cinq blessés anciens avec moi, le reste des malades et blessés sont sortis avec le responsable de la garde du poste III.L’ennemi a eu des morts et blessés, de notre côté, nous avons eu deux blessés graves. Il s’agit du frère Boukherse Messaoud, qui a eu la jambe broyée par une rafale de Thompson explosive et d’une grenade lancée WB, le frère Mozali Messaoud a également été blessé au pied gauche par une rafale de Thomson explosive et une halle de 9m/m, au muscle du fémur droit. Environ 12 cm du péroné, enlevé ainsi que le tibia gauche qui a été fracturé. Pour le frère Boukherse Messaoud, il ne m’a pas été possible de lui scier l’os le même jour ni lui arranger l’amputation, en raison de son état très grave puisqu’il s’est vidé de sang.
Ce n’est que 12 jours après que j’ai réussi l’amputation à l’aide d’une scie à métaux empruntée elle à des mineurs, avec une lampe neuve brûlée à l’alcool. Il a fallu d’abord lui administrer pendant 12 jours une importante dose d’antibiotiques ainsi que 2 milligrammes de B12 par jour, afin de lui rattraper le sang perdu. L’amputation est très bien réussie, malgré le manque de matériel nécessaire, mais avec l’aide de Dieu, j’ai quand même réussi à sauver ce frère de la mort. Actuellement, ces deux blessés sont en bonne amélioration. Ils sont camouflés quelque part, et tous les matins, je me rends moi-même à leur emplacement pour leur faire les soins nécessaires et leur apporter le ravitaillement dont ils ont besoin. Ces gars sont le responsable du ravitaillement du poste 111 et le cuisinier.
J’espère que je réussirai à les sauver de l’ennemi et vous les verrez vous-même. Ils sont tous les deux sur deux brancards confectionnés pour eux et en même temps, qu’ils servent à les éloigner de l’ennemi, au cours des ratissages.» (Signé Brouk, responsable de santé de la zone 1) (Toumi M., communication personnelle)
Mohammed Toumi, chef du service de santé de la Wilaya II résume la politique de prévention de l’ALN en ces phrases : «En bref, l’hypochlorite de soude et le savon ont été les instruments essentiels de notre système de prévention. Les diverses vaccinations effectuées, la prise régulière de quinine ou de nivaquine, dans les endroits d’endémie palustre, la consommation de l’oignon quasi systématique ont constitué le complément des autres mesures préventives.» (Toumi M., ibid, op. cité) Mohammed Toumi restera à son poste jusqu’à l’indépendance.
Outre les activités d’organisation du système de soins de la Wilaya II et sa participation personnelle à ces soins, il formera plusieurs promotions d’infirmiers et d’infirmières de l’ALN à «l’école du djebel» parmi lesquels figure la chahida Meriem Bouattoura. Il a formé des lycéennes aux soins infirmiers notamment à reconnaitre les symptômes des maladies infectieuses et les traitements correspondants, les premiers soins à donner aux blessés, comment arrêter une hémorragie, ou comment réduire une fracture, ainsi que comment retirer une balle : «Nous avons appris par étape, témoigne Houria Tobal, une infirmière, cela a duré environ deux mois.»
Pour expliciter son enseignement, «le Dr Toumi a même pris un squelette dans un cimetière, il l’a lavé et suspendu pour faire ses cours avec». Les élèves infirmières étaient radieuses et subjuguées. Ainsi, c’est Mériem Bouattoura qui du maquis écrit à son oncle, Si Derradji qui était médecin à Sétif : «Tout grand médecin que tu es, je commence à te faire concurrence, j’ampute…» (Selon le témoignage de sa sœur, Mme Yahiaoui Messaouda) Mohammed Toumi a aussi été appelé à soigner ou même opérer des civils, femmes, enfants et hommes qui vivaient à la lisière des zones interdites.
Il est nommé commandant de l’ALN, c’est un privilège pour quelqu’un issu du corps médical car dans le corps de la santé, il ne pouvait pas dépasser le grade de lieutenant.
Il rejoint l’hôpital Mustapha après l’indépendance
Dès l’indépendance, il retourne à Montpellier pour terminer ses études non sans difficultés car il se trouve confronté à des enseignants pieds noirs. Il termine rapidement sa thèse de médecine intitulée Etude de l’atrésie mitrale puis rentre à Alger où termine son CES en cardiologie. Il opte pour la carrière universitaire. Il est admis au concours d’agrégation en 1967 en compagnie de Mohammed Chérif Mostéfaï et Omar Boudjellab. Il devient alors chef de service de cardiologie à l’hôpital Mustapha en même temps que ses deux autres confrères.
Outre les soins et la formation, Mohammed Toumi a contribué à la recherche en mettant au point une technique d’exploration cardiologique appelée «carboxy-angiographie», méthode d’Alger qui a été primée au congrès mondial de radiologie de Madrid en 1985.
Mohammed Toumi a été président de la Société algérienne de médecine, président du Conseil scientifique du CHU Mustapha. Il aussi été membre du Conseil consultatif national et président de sa commission sociale. Il a reçu la médaille El Athir des mains du président de la République. Il part en retraite en 1996. Depuis, il a commencé une nouvelle vie de médecin privé en continuant à travailler dans le cabinet qu’il partageait avec le Pr Omar Boudjellab, au 61 rue Ben M’hidi à Alger. Après le décès de ce dernier en 2006, il a continué cette activité encore quelques années avant de prendre une retraite complète.
Il a écrit un livre témoignage de sa vie de maquis, lequel a été édité par le Ministère des Anciens Moudjahidines en 2010 à Alger sous le titre La médecine dans les maquis. Mohammed Toumi a marqué de son empreinte plusieurs générations de médecins, il était connu pour son franc-parler et son respect de la parole donnée. Il a fait son devoir envers son pays et envers son Peuple. Comme on dit chez nous, c’était un «argaz». Que son âme repose en paix.
Par le Pr Mostéfa Khiati , Université Alger 1