Sur une artère commerçante du centre-ville de Batna, deux jeunes trentenaires quittent un bureau d’assistance en affaires. Ils étaient venus seulement se renseigner, mais pas pour un business courant. Le bureau en question propose en effet la conversion des cryptomonnaies en monnaies fiduciaires. L’affaire est excitante, et les deux candidats semblent bien convaincus de se lancer dans la spéculation après avoir eu des assurances contre leurs ultimes craintes.
L’achat, la vente, l’utilisation ou la détention de cryptomonnaies sont interdits en Algérie en vertu de la loi de finances 2018. Ceci dit, ce business semble se développer rapidement dans un angle mort de la République. Nos deux protagonistes vont bientôt grossir les rangs des très nombreux Algériens, des jeunes en majorité, qui investissent dans ce business.
A Batna, comme partout en Algérie, le cercle des initiés s’élargit et le business des cryptomonnaies se démocratise. Nous sommes bien loin des chiffres lancés fin novembre 2017 par l’expert en économie numérique, Nassim Belouar, lors d’un think tank Care en 2017. 60 000 utilisateurs pour environ 300 000 transactions/jour, avait-on estimé ce jour-là.
«Dans le blockchain que j’ai rejoint, nous sommes sept de Batna. Mais ce blockchain vient de démarrer, nous ne sommes pas nombreux. En revanche, dans les “altcoins” dominantes, les Algériens sont légion, ceux de Batna en tout cas sont très nombreux. J’en connais qui réinvestissent leurs gains pour acheter un équipement informatique très performant», affirme Rabie.
Rabie, jeune économiste au chômage, participe en fait à un projet de lancement d’une nouvelle cryptomonnaie.
C’est un mineur. Dans le jargon de cette culture, le mineur est celui qui effectue le processus de minage permettant d’effectuer les transactions, et ce, en participant à fournir de la puissance de calcul pour valider les transactions. L’homme ne calcule rien par lui-même, son travail consiste à utiliser son ordinateur qui fonctionne comme un serveur. C’est le principe de blockchain (voir le glossaire). En général, lorsque l’on accomplit une transaction de ce type, on reçoit un paiement dans la cryptomonnaie correspondante. «Mais ce n’est pas rentable tant que le projet est à ses débuts. Je gagne à peine quelques centimes d’euro, et pour le moment, je ne convertis pas mes gains», précise Rabie.
Dématérialiser la monnaie
En 1976, l’Autrichien Friedrich von Hayek, prix Nobel d’économie, prédisait dans son ouvrage La dénationalisation de la monnaie, une économie alternative où l’Etat perd le monopole de l’émission monétaire. Une idée qui dans les années 1990 inspire aux communautés anarchistes et cyberpunks l’idée de création d’une monnaie pair-à-pair dans le but de contourner les institutions capitalistes.
Mais ce n’est qu’en 2009 que naît la première cryptomonnaie, le Bitcoin, produit de la défiance envers le système provoquée par la crise américaine des subprimes. A partir de cette date, la finance décentralisée ne cesse de croître. Progressivement, les craintes s’évaporent et les temples de la restriction arrondissent leurs angles.
Ses moyens de paiement dématérialisés, décentralisés, traçables et infalsifiables prouvent leur solidité et séduisent davantage après avoir traversé la crise sanitaire de la Covid-19, sans flancher. Et c’est dans les pays frappés par la crise économique, comme la Russie, l’Ukraine et le Venezuela, que ces cryptomonnaies se développent le plus.
Bictoin, Ethereum, Litecoin, PAX... le lexique s’installe doucement dans le langage quotidien à mesure que l’intérêt et la pratique s’élargissent. Les obstacles institutionnels sautent aussi. En 2022, échaudés par les enseignements de la crise économique due à la Covid-19, de nombreux pays engagent des processus pour faire évoluer leurs législatives.
Les gouvernements de la Grande-Bretagne, Canada, Singapour, Turquie ou encore de l’Iran préfèrent récupérer le système plutôt que de s’y opposer.
La zone grise est bien plus importante, comprenant des pays comme le Qatar, l’Arabie Saoudite, Taïwan et Thaïlande, qui opposent une interdiction implicite des cryptomonnaies et observent le développement du marché avec une certaine tolérance, une forme de wait and see, qui permet de gagner de l’avance en cas de basculement mondial.
Une troisième catégorie comprend des pays où l’interdiction est absolue, parmi lesquels notre pays, mais aussi l’Egypte, l’Irak, le Maroc, le Népal, le Pakistan et les Emirats arabes unis.
Cryptosphère DZ
Le réseau social Telegram est le plus utilisé par la cryptosphère Dz, affirme Rabie. Mais sur Facebook aussi, plusieurs groupes, généralement fermés, se sont constitués et attirent connaisseurs et novices.
Crypto DZ, créé en mai 2019, se présente comme un groupe d’échange d’informations, d’idées et d’analyses sur le marché de la cryptomonnaie.
Autre exemple, Crypto Currency DZ, créé en mars 2021, est dédié quant à lui aux transactions. Il compte déjà plus de 7500 membres. L’admin du groupe avertit les participants sur les faux comptes, les pièges et les escroqueries.
Des pratiques courantes dans le milieu, d’où la sécurité offerte par des bureaux, comme celui de Batna.
Un autre groupe Facebook, Sweatcoin Dz est plutôt curieux. Sa page est ouverte et ses membres (14 600) agissent publiquement pour commercer avec l’application Sweatcoin qui permet de gagner des points et des coins en… marchant. De l’argent facile quoi !
Hormis les Etats-Unis, le top 20 des pays où cette finance décentralisée est courante est composé essentiellement de pays en développement. Le Vietnam est le pays où les cryptomonnaies sont les plus utilisées. Suivent l’Inde, le Pakistan et l’Ukraine.
(Publication dans un groupe algérien sur Facebook )
La faiblesse des économies locales face à l’inflation et autres déséquilibres monétaires, et le coût élevé des transferts de fonds en provenance de la diaspora font de ces échanges des solutions inespérées Cette volonté de réduire les coûts de transaction des envois de fonds était l’une des raisons mises en avant par le Salvador, qui a adopté le Bitcoin comme monnaie officielle en septembre 2021.
Enrichissement rapide
Mais ce qui motive davantage les jeunes Algériens c’est l’opportunité d’un enrichissement rapide. Djalel fait partie de ceux-là. «En moins de six mois, j’ai pu récolter assez de coins que j’ai convertis en l’équivalent de 30 millions (300 000 DA)», affirme-t-il.
Avec une simple application installée sur son smartphone, notre jeune cadre, à la tête d’une micro-entreprise, scrute chaque jour les marchés comme un trader à la recherche de bonnes affaires. «C’est un bon business, mais il n’est pas facile. Il faut pouvoir lire les graphiques en chandelle et analyser les cours pour savoir flairer les bonnes affaires et prendre les bonnes décisions.»
Mais c’est quoi une bonne affaire ? «Les Algériens n’ont pas encore accès à des cryptomonnaies dont la valeur est confirmée, comme le Bitcoin. On mise plutôt sur les projets de monnaies, les monnaies dont les prix affichent plusieurs zéros après la virgule. Dès que leur cours monte, la valeur des portefeuilles augmente aussi.
Et ceux qui en profitent sont ceux qui savent patienter jusqu’à ce que la monnaie atteigne sa meilleure performance, avant de vendre», explique encore Djalel. Depuis environ trois mois, les cours sont devenus très volatiles et le Bitcoin, qui s’est imposé comme étalon, a nettement reculé ; une situation qui fait le bonheur des amateurs de la cryptosphère algérienne, qui sont encore dans une phase d’accumulation, pour employer un terme de l’économie marxiste. Pour Djalel, beaucoup rêvent d’une réédition de l’épisode Shiba Inu.
Cette cryptomonnaie créée par un farceur et entrée en une année dans la cour des grands. En octobre 2021, sa valeur boursière a fait un bond record de 777%, générant un gain de 1120% pour les primo-investisseurs.
Du coup, de plus en plus d’Algériens s’initient au marché, et investissent à petits pas. Rabie, Djalel et les autres sont peut-être nos futurs traders, et ces groupes Facebook sont de potentielles «Bourses». Ils rejoignent un mouvement de masse de traders et n’ont pas peur de chevaucher un potentiel bolide financier.
Repère :
- Le Bitcoin est la monnaie virtuelle la plus utilisée au monde. Au 14 janvier 2022, on dénombrait près de 19 millions de Bitcoins en circulation à l’échelle mondiale
- La valeur moyenne du Bitcoin en avril 2022 était de 45 528,41 dollars américains
- Au 14 janvier 2022, on dénombrait plus de 80 millions d’utilisateurs de portefeuilles Bitcoin sur Blockchain (30 millions de plus depuis la fin 2020)
- Au 14 juin 2021, selon CoinMarketCap, il existe 15 617 cryptomonnaies, pour une valeur de 2031 milliards d’euros. Source : Statista.com
Petit glossaire :
Cryptomonnaie : monnaie virtuelle par opposition à la monnaie fiduciaire. Utilisable essentiellement sur internet. Ses créateurs l’ont voulue comme monnaie alternative échappant au contrôle des Banques centrales.
Altcoin : est l’abréviation pour «Alternative Coin», et désigne toutes les cryptomonnaies autres que le Bitcoin.
Blockchain : technologie de stockage et de transmission d’informations à coût minime, sécurisée, transparente et fonctionnant sans organe central de contrôle. Par extension, la blockchain désigne une base de données sécurisée et distribuée (car partagée par ses différents utilisateurs), contenant un ensemble de transactions dont chacun peut vérifier la validité.
Mining/Minage : processus permettant de résoudre un défi informatique imposé par une Proof of Work (PoW). La puissance de calcul informatique est employée afin de traiter des transactions, sécuriser le réseau et permettre à tous les utilisateurs du système de rester synchronisés. Le minage est récompensé par la génération/distribution de nouveaux Bitcoins/Altcoins.
Proof of Work (PoW) : ce système de validation par preuve de travail est un protocole permettant, en informatique, de repousser, sur un environnement client-serveur, des attaques par déni de service ou d’autres abus de service, tels que les spams.
Satoshi Nakamoto : pseudonyme du créateur du Bitcoin. Son identité demeure un mystère créant une véritable légende.
Wallet : portefeuille dans lequel il est possible de stocker des cryptomonnaies. Il existe des portefeuilles en ligne, mais aussi des portefeuilles privés qui permettent de stocker des cryptomonnaies par ses propres moyens sans faire appel à un intermédiaire.