Le cyclone Daniel a provoqué une énorme catastrophe dans l’Est de la Libye. Le bilan des victimes s’alourdit de jour en jour. Les services d’urgence libyens ont parlé, hier, de 11 000 morts et de 20 000 disparus. Il est dénombré également 37 000 sans abris. Des quartiers entiers ont été rasés. Tripoli a évoqué des risques d’épidémie. Les aides internationales continuaient, hier, à affluer vers la Cyrénaïque.
L’odeur de la mort continue d’envelopper l’Est libyen, cinq jours après le passage de la tempête Daniel dans la nuit du 10 au 11 septembre et l’affaissement des deux vieux barrages protégeant la ville de Derna. Cet environnement lugubre n’a pas empêché Libyens et secouristes internationaux à sauver, hier, 322 personnes dans la ville de Derna.
Dans cette localité, des familles entières sont encore prisonnières des décombres. Et si les premières opérations de sauvetage ont été entamées, lundi, à l’aube, juste après la catastrophe, avec des moyens rudimentaires, par des équipes locales, ce n’est que mercredi que des équipes internationales spécialisées sont entrées en action, avec des appareils sophistiqués, des drones et des hélicoptères, pour détecter le moindre signe de survivants.
Des équipes envoyées d’Algérie, de Tunisie et d’Egypte ont été rejointes, mercredi, après-midi, par des Italiens, des Turcs, des Espagnols, des Français, des Hollandais et d’autres bénévoles venus pour aider à limiter les conséquences de la catastrophe. L’équipe de sauveteurs algériens a accompagné une délégation officielle arrivée mardi à Tripoli, avant d’entamer, mercredi matin, ses activités sur le terrain dans les villes de l’Est libyen.
Dans un premier temps, lundi soir, Abdelhamid Dbeiba, le chef du gouvernement d’Union nationale, a dit que la Libye n’avait pas besoin d’aide internationale et qu’elle dispose de moyens suffisants pour faire face à la catastrophe. Par contre, le chef du gouvernement de l’Est, Oussama Hamed, non reconnu par la communauté internationale, a décrété l’état d’urgence extrême et appelé la communauté internationale à l’aide. Dans un 2e temps, et pour éviter un éventuel cafouillage, c’est le président du Conseil présidentiel, Mohamed Younes El Menfi, originaire de l’Est, qui a fini par décréter l’état d’urgence extrême et appelé à l’aide internationale.
C’est d’ailleurs El Menfi qui a reçu la délégation ministérielle algérienne. L’Algérie a, par ailleurs, mis en place un pont aérien avec des aides de toutes natures. L’absence de direction unifiée dans la gestion des secours a installé un climat de chaos qui a pesé lourd sur la célérité de la réaction et son efficacité. Dans une déclaration à El Watan, le juge Jamel Bennour, originaire de Benghazi et installé à Tripoli, a estimé prioritaire de «fouiller les décombres à la recherche de survivants et d’abriter les 37.000 sans-abris». Il a ajouté que les équipes internationales de secours ont eu à traiter avec l’armée de Haftar qui était présente sur le terrain.
Confusions et statistiques contradictoires
La fracture politique qui existe en Libye (le pays est géré par deux gouvernements rivaux) n’a pas facilité le travail des secouristes. En l’absence d’un pouvoir centralisé, des statistiques différentes sur la catastrophe sont avancées. C’est même le grand cafouillage. Jeudi 14 septembre à 18 heures, le Croissant-Rouge libyen parle de 5.200 morts, 7 000 blessés, 7.000 bloqués et 11 000 disparus.
Oussama Hamed, le chef du gouvernement de l’Est, non reconnu par la communauté internationale, a soutenu, de son côté, à Al Wassat TV que 3 065 personnes ont été déjà enterrées. Son ministre des Ressources hydrauliques, Mohamed Douma, a affirmé, quant à lui, sur la chaîne saoudienne Al Hadath qu’il y avait 11 000 décès et 20 000 disparus. Le ministre parle de 2 000 corps emportés par le torrent vers la mer et de 3 000 cadavres enterrés dans des tombes collectives.
Pour sa part, Ahmed Hamza, le président de la commission libyenne des Droits de l’homme, a estimé que le nombre de personnes enterrées s’élevait à 1 800 jusqu’à jeudi à 18 heures, sur les 3 828 décès reconnus officiellement. Il ne parlait que des enterrements validés par l’autorité judiciaire. «C’est une question d’ordre légal. Il y va des droits de succession et d’affiliation», a expliqué Hamza, en précisant que «le Procureur général de Libye, Seddik El Sour, s’est déplacé avant-hier à Derna pour les constats juridiques d’usage et il s’est fait accompagner par 35 juges, qui se chargeront accélérer les procédures d’enregistrement des décès».
Ces différents chiffres traduisent, à la fois l’ampleur, de la catastrophe subie par les Libyens et le chaos auquel fait face l’administration libyenne. Concernant la logistique de l’aide, la ville de Derna disposait, avant la tempête Daniel, de trois accès. Deux accès ont été bloqués par les coulées de boue. Lundi dernier, il ne restait qu’un accès unique servant aussi bien pour les secours qu’aux citoyens entrant ou fuyant la ville. Les unités de l’armée ont procédé, en urgence, à l’ouverture d’une autre voie d’accès. Ainsi, les citoyens utilisent une voie alors que les secours et l’armée utilisent la seconde voie, en attendant de libérer la troisième. Pour le moment, l’armée a interdit l’accès à la vieille ville de Derna et à la Corniche de la ville, pour éviter les risques d’épidémie.
Par ailleurs, un dilemme divise les équipes administratives et sanitaires grouillant à Derna. Les premiers parlent de l’obligation légale de l’enregistrement des décès à des fins successorales ou autres, alors que les seconds privilégient l’enterrement rapide, pour éviter les épidémies qui guettent la ville. «On peut verser de la chaux vive sur les cadavres pour éviter leur dilution, comme nous l’avions fait en 2011», se rappelle un ancien milicien à Benghazi. La catastrophe a surtout touché la ville de Derna et celle de Soussa, submergée par les eaux. «Des corps non-identifiés y ont été retrouvés, aussi bien dans les logements, après l’évacuation de l’eau rejetée par la mer», a souligné Kamel Siwi, président de l’Instance nationale de recherche et de reconnaissance des disparus.
Risques d’épidémie
Tout le monde est maintenant convaincu que la catastrophe de l’Est libyen est due à trois raisons essentielles. D’abord, l’affaissement des deux anciens barrages de Derna, censés protéger la ville contre les inondations de l’Oued Derna, partant à Djebel Lakhdhar 75 kilomètres plus loin. Leur affaissement a provoqué des coulées de boue d’une hauteur de six mètres qui ont tout ravagé sur leur chemin, y compris des bâtiments de plusieurs étages.
Ensuite, les citoyens et les autorités n’ont pas appliqué les consignes de sécurité concernant l’interdiction de construction sur les flancs d’une rivière, celle de Derna en l’occurrence. Enfin, le volume des pluies de la tempête Daniel qui a atteint 400 millimètres en quelques heures, quantité jamais atteinte en Libye, ce qui a provoqué les inondations sur les terres argileuses trop sèches.
Les deux barrages ont été bâtis entre 1973 et 1976 par la société yougoslave Hidrotehnika-Hidroenergetika en remblai constitué d’un noyau d’argile recouvert de pierres, pour protéger la ville contre les crues de l’Oued Derna comme celles de 1941, 1959 et 1968. Les barrages ont déjà fait leurs preuves lors des crues de 1986. Toutefois, cette fois, ils n’ont pas résisté à la tempête Daniel. Il est vrai que selon toutes les sources, les deux barrages n’ont pas subi d’entretien depuis 2002, à l’image de tous les barrages en Libye.
Des travaux ont été entamés en 2012 et 2017 sans jamais être finalisés. Côté responsabilité, le Libyen Hassine Meftah, rédacteur en chef adjoint du portail «Afrique informations», cite deux niveaux de responsabilité. «D’une part, les instances météorologiques libyennes n’ont pas retenu les leçons du passage de Daniel à travers la Grèce, la Bulgarie, la Turquie et l’Italie, avant sa traversée vers la rive Sud de la Méditerranée. 4 500 personnes ont été déplacées en Grèce pour alléger la catastrophe. D’autre part, les travaux d’entretien n’ont pas été entrepris depuis 2002 à cause de l’absence de l’Etat», a indiqué, jeudi, Hassine Meftah sur la chaîne Al Hadath.
Les autorités libyennes se renvoient les accusations concernant la responsabilité de l’entretien des barrages en Libye. «Il est vrai que l’ordre de mener des travaux d’entretien de tous les barrages en Libye à une société turque a été délivré pendant la gouvernance Sarraj ; les deux barrages de Derna figurent sur la liste mais les travaux n’ont jamais été finalisés», a-t-il ajouté, en indiquant que «la responsabilité revient au chaos général y régnant et à l’absence d’un Etat en Libye».
Entre temps, tout le monde s’active. Les réseaux de téléphonie mobile ont déjà repris. L’entreprise nationale d’électricité à Tripoli a dépêché 100 poids lourds de matériel et 300 techniciens pour réparer les dégâts de l’Est. C’est dire que la catastrophe a uni les Libyens. Espérons que cette union résistera aux futures tempêtes politiques.