Directeur de l’Ecole publique de journalisme de Tours (EPJT) depuis 2019, Laurent Bigot est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication (SIC) à l’université de Tours depuis 2018.
Auteur de plusieurs ouvrages et études de recherche, notamment consacrés au fact-checking/ vérification de l’information, il est également journaliste depuis 2000 et assesseur de l’International Fact-Checking Network (IFCN, basé à l’Institut Poynter, en Floride) pour la France et le monde francophone. Laurent Bigot est auteur, entre autres, de Fake News - Art, fiction, mensonge, Editions La Muette, 2021. Actuellement responsable de Factoscope, portail francophone qui met à la disposition de tous des ressources destinées à la vérification des faits et à l’éducation aux médias et à l’information (EMI).
Propos recueillis Par Rima Rouibi
-A l’ère de l’infobésité, comment jugez-vous l’importance de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) aujourd’hui ?
L’EMI est capitale car sans apprentissage des désordres informationnels et sans point de repère sur les méthodes à utiliser pour s’informer, il n’est pas envisageable de former des citoyens éclairés et conscients des dangers de la désinformation. Nous avons, à la place, des citoyens fragiles, vulnérables aux fausses informations et à la manipulation, et cela finira par mettre en danger toutes les institutions. Bien s’informer est la clé de la citoyenneté.
-Selon vous, n’est-il pas inapproprié de parler d’EMI en l’absence du droit à l’information, en particulier dans des pays où l’information est verrouillée ?
Je pense que l’EMI est un enseignement fondamental, comme l’est l’apprentissage de la lecture ou des mathématiques, et qu’il ne devrait pas réellement y avoir d’enjeu en lien avec les régimes politiques pour ces enseignements. Car des citoyens manipulables sont certes plus dociles, mais également plus versatiles… Aujourd’hui, tous les régimes politiques sont confrontés au même ennemi : le fonctionnement des algorithmes et des plateformes. Or, il existe désormais un socle de base d’EMI qui peut être enseigné pour enseigner aux individus quelques clés pour mieux s’informer, mieux se repérer aussi pour savoir quelle crédibilité accorder à telle ou telle source d’information.
-Parler d’EMI nécessite aussi d’évoquer le fact-checking, la vérification des faits, qui consiste, pour reprendre votre expression, à renouer avec les aspects nobles de la pratique journalistique. Selon vous, qu’est-ce qui a fait que les médias perdent ces réflexes journalistiques de vérification avant publication ?
La vérification de l’information n’est plus la priorité des médias, qui ont placé le quantitatif en tête de leurs priorités et de leur modèle économique au détriment du qualitatif, dans une course aux clics désespérée, en se fiant aux recommandations des plateformes. Ces dernières, comme Google ou Facebook, sont parvenues à imposer leur propre modèle économique fondé sur l’économie du clic, et s’enrichissent sur le dos des producteurs de contenus. La vérification est une règle de base du journalisme, mais, comme beaucoup d’autres règles de base (qu’il faut relire), on s’aperçoit qu’elle n’est pas appliquée par une majorité d’acteurs, car elle nécessite des moyens et du temps et doit être valorisée, au contraire des modèles actuels, par le paiement de l’information et des contenus par les publics (abonnements, achats des articles à l’unité…).
-Quelle différence faites-vous entre ces deux spécialités de vérification des faits : fact-cheking et debunking ?
Le fact-checking est la vérification de l’information, qui existe sous cette appellation depuis les années 1920 aux Etats-Unis et s’est déclinée en plusieurs exercices journalistiques au fil des années. Au début des années 2000, le fact-checking politique est né comme genre journalistique particulier, avec ses règles, ses codes, son organisation propre, pour vérifier les propos des personnalités politiques. Depuis 2016, les plateformes – encore elles – ont fait évoluer ce fact-checking en demandant aux rédactions des médias de les aider à vérifier les informations qui circulent, sur tous les thèmes, sur leurs interfaces. Le debunking – démystification des rumeurs – est né ainsi pour vérifier l’ensemble des rumeurs qui circulent en ligne. Ce faisant, les rédactions ont quelque peu abandonné la vérification des propos des personnalités politiques…
-En 2017, vous avez lancé au sein de l’EPJT le projet de fact-checking Factoscope.fr… Six ans après ce lancement, vous venez d’en publier une seconde version, avec CFI et Nothing2Hide, consacrée à toute la francophonie et notamment l’Afrique. Pourquoi ?
Factoscope.fr est aujourd’hui une plateforme francophone de contenus de vérification et de ressources en EMI. Auparavant, elle se consacrait davantage au fact-checking politique français et avait remporté plusieurs prix à ce titre. Avec CFI et N2H, nous avons décidé de venir en aide aux rédactions notamment formées par CFI, l’EPJT et N2H, pour les aider à se professionnaliser et sécuriser leurs contenus de vérification sur le moyen et long termes, en leur proposant des conseils, des ressources et un lieu de double publication qui protège leurs articles en cas d’attaque de leur site originel. Non pas que l’Afrique soit plus exposée que d’autres lieux au phénomène des fake news, mais elle est souvent plus vulnérable : la population est encore moins armée qu’ailleurs en matière d’EMI et de formation professionnelle des journalistes.
Quant à la liberté de la presse, la liberté d’informer et de vérifier, elle n’y permet pas souvent de protéger les journalistes et les médias. Plus qu’ailleurs, informer peut tuer.