Laure Demougin. Universitaire : «Le journal colonial est une source de propagande»

26/04/2022 mis à jour: 04:23
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Laure Demougin / Photo : D. R.

Le livre de Laure Demougin L’empire de la presse (Presses universitaires de Strasbourg) figure cette année dans la liste des nommés pour le Prix du livre Recherche sur le Journalisme des Assises internationales du journalisme de Tours, qui se dérouleront du 9 au 13 mai. Un ouvrage passionnant sur la naissance de la presse coloniale entre 1830 et 1880.

  • Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à la naissance et au développement de la presse coloniale ?

Cela ne s’est pas fait immédiatement : la presse coloniale est peu connue, et c’est de fil en aiguille que j’y suis arrivée. J’avais commencé des recherches sur ce qu’on appelle la «littérature panoramique» pour mes mémoires de master. Je suis arrivée à la question coloniale par les Français peints par eux-mêmes, une espèce d’encyclopédie des stéréotypes sociaux des années 1840. Cette «encyclopédie morale» possédait des chapitres consacrés aux colonies, et j’avais trouvé cette extension du projet initial de parution intéressante.

 A cette occasion, j’ai lu les travaux de Marie-Ève Thérenty sur la presse : cela m’a passionné, et c’est avec elle que j’ai réfléchi à un projet de thèse sur la presse coloniale – elle est devenue ma directrice de thèse. J’ajoute que c’est bien une thèse en littérature, menée avec des outils qui sont ceux de l’analyse littéraire : ce qui m’a intéressée avant tout, c’est la manière dont l’écriture du journal construit un univers littéraire pour les colonies, une sorte de grand texte hétérogène mais régulier qui accompagne l’identité coloniale sur plusieurs décennies. 

  • Pour quelle raison avez-vous cantonné vos recherches entre 1830 et 1880 ?

Pour des raisons à la fois médiatiques, littéraires et… pragmatiques. Cette phase de développement de l’empire colonial français correspond à la montée en puissance de la presse, bien qu’il existe déjà, évidemment, des journaux (et des journaux sur les territoires des «vieilles colonies», aux Antilles ou à la Réunion, par exemple) : 1830, c’est l’Algérie mais c’est aussi la décennie qui voit naître la presse dite «moderne», peu coûteuse et ouverte au plus grand nombre. 

La presse coloniale se développe ensuite jusqu’à la décennie 1880, avec des moments de parution poussée (1848 par exemple). Mais avec les lois sur la liberté de la presse (ndlr : 1881), le nombre de titres explose pour de bon, et il devenait difficile de mener un projet de lecture des périodiques avec une telle masse de documents. La méthode n’aurait pas été la même, et je voulais lire les textes avant tout, prendre le temps de les comprendre et de les situer. Enfin, les années 1880 sont souvent un point de repère pour marquer l’affirmation d’une littérature coloniale sûre d’elle et de sa spécificité : il y avait une espèce de vide à combler pour les textes coloniaux dans les décennies précédentes. 

  • Peut-on parler des journaux d’information alors que leur tirage est faible ?

La question du tirage est en effet le point faible de cette presse : c’est un des traits récurrents, dès leur parution, de remarquer que ce ne sont pas des journaux de masse. 

Mais il faut se rappeler que la lecture du journal, jusqu’à la fin du XIXe siècle, n’est pas si facile à cerner : il existe des modes de lecture collective, des circulations de l’objet journal dont le tirage ne rend pas compte. Eu égard à la part de la population qui sait lire, les tirages témoignent tout de même d’une certaine importance des journaux, et ceux-ci servent également de relais entre une partie de la population et le gouvernement, que ce soit dans un sens ou dans l’autre. 

  • Le premier organe algérien, L’Estafette paraît dès 1832. A quelle demande correspond cette création deux ans seulement après l’invasion d’Alger ? 

Il y a une volonté symbolique de marquer le territoire par l’implantation d’une imprimerie française et d’un journal français, c’est certain.

On observe le même type de fonctionnement lors d’autres guerres de conquête : l’imprimerie fait partie d’un arsenal culturel, mais d’un arsenal tout de même – et elle joue aussi, bien sûr, le rôle d’informateur qui est nécessaire à une présence officielle à l’étranger. D’ailleurs, à l’époque, on parle plus de la production du journal que de ses éventuels lecteurs, ce qui est un signe de cette portée symbolique. 

  • Si certains journaux portent un intitulé arabe, est-ce pour se rapprocher des populations «indigènes» ?

Il y a en effet quelques titres en arabe translittéré dès les années 1830-1840, et la mode s’en poursuit au long du siècle, épisodiquement. Mais il ne peut s’agir de se rapprocher des populations «indigènes» : les journaux sont en français et le contenu est destiné aux Français. 

Le Mobacher ou quelques journaux bilingues font exception (comme sur d’autres territoires, par exemple Tahiti). Mais, là encore, cela tient plus de la monstration d’une politique ouverte aux indigènes que d’un réel souci de communiquer à tous. Les quelques mots empruntés à l’arabe que l’on retrouve dans la presse, outre les titres, témoignent d’une sorte d’appropriation linguistique, d’effets «hétérolingues» qui témoignent d’une identité linguistique à part. 

  • Qui sont les personnes qui créent les premiers journaux et à qui ces publications sont destinées ?

Les premiers journaux créés dans les colonies à cette période sont officiels et publiés sur l’imprimerie du gouvernement : ce sont des publications qui répercutent la politique nationale et locale, publient des décrets, etc. L’une des moqueries adressées à ces titres est qu’ils sont destinés aux fonctionnaires, mais que même les fonctionnaires ne les lisent pas – que ce sont des journaux qui servent davantage à emballer des denrées qu’à l’information. En fait, ce sont souvent des journaux qui sont échangés avec d’autres, d’un bord à l’autre de la Méditerranée dans le cas algérien : ils servent de relais.

  • Pourquoi n’y a-t-il pas de journaux «indigènes» ? Avez-vous trouvé beaucoup de rédacteurs «indigènes» dans le corpus colonial que vous avez étudié ?

Pour la période que j’étudie, en effet, il n’y a pas de journaux «indigènes» : le journal est un objet français, revendiqué comme tel, métonymique d’une culture française. C’est le discours tenu par les journalistes et les autorités qui ont le pouvoir d’autoriser ou non la parution. Quant aux rédacteurs indigènes, je n’ai trouvé que quelques très rares exemples, et les collaborations ne sont pas de longue durée.

  • Dans cette presse algérienne naissante, un nouveau type de collaborateur apparaît, l’abonné. Qui se cache derrière cette signature ?

Il n’y a pas qu’en Algérie que «l’abonné» devient journaliste : en fait, c’est un phénomène plus largement lié à la situation du journal colonial, publié sur un territoire restreint, avec un nombre de lecteurs et de rédacteurs restreint… L’abonné, c’est le lecteur attentif qui devient journaliste amateur : il dépasse le stade du «courrier des lecteurs», souvent inexistant à l’époque que j’étudie et devient un auteur. C’est une forme d’amateurisme qui dit bien à quel point le journal attire les écritures et sert de creuset pour une identité coloniale nouvelle.

  • L’historien actuel peut-il se nourrir de la lecture des journaux algériens de 1830 à 1880 comme témoins de l’évolution de la guerre d’implantation coloniale et de la supplantation sur les tribus arabes ?

Le journal colonial est une source d’informations, mais d’informations officielles, d’une propagande qui présente les faits sous un angle propice à la colonisation. On peut se pencher sur les informations données, mais elles sont le fruit d’une réécriture, et ces journaux ne sont pas des rapports officiels, quand bien même ils en publient quelques extraits parfois – on insistera, par exemple, sur la pacification bien plus que sur la résistance rencontrée, afin de poursuivre le projet de développement de la colonie en lui donnant une publicité positive. 

  • Dans la presse de cette époque, la violence du projet colonial apparaît-elle ?

En un certain sens, oui : le projet colonial est explicite. Cela dépend des territoires et des cultures visées : à une échelle plus large, on peut se rendre compte que certains textes font apparaître une cruauté assumée et non critiquée, en Nouvelle-Calédonie par exemple. Parfois, cependant, après les années 1850, l’on peut trouver de rares textes qui critiquent certains aspects de la violence coloniale. Mais de telles accusations sont rares, et si les journaux expriment clairement le projet colonial, il s’agit plutôt de «mise en valeur», de «civilisation», et ils occultent la violence du projet colonial en se focalisant sur les coloniaux uniquement. C’est une violence qui est aussi textuelle : on fait disparaître les «colonisés» en focalisant l’attention sur les coloniaux.

  • En refusant la rencontre (titre d’une de vos parties), la presse coloniale ne transforme-t-elle pas les autochtones des invisibles ?

Le rapport aux «autres» est complexe dans les écritures coloniales : dans les colonies de peuplement, particulièrement, l’on trouve différents niveaux d’altérité sur lesquels les auteurs des textes médiatiques jouent – les touristes, les métropolitains, les nouveaux arrivés, les fonctionnaires, etc. En ce qui concerne la présence autochtone, le sujet est différent : les coloniaux veulent devenir eux-mêmes des «autochtones» au sens premier et insistent alors sur le passé romain de l’Algérie, par exemple : c’est en effet une manière de les rendre invisibles. Elle n’est pas cependant la plus répandue : les journaux évoquent les «indigènes», mais plutôt sous les traits de silhouettes stéréotypées, d’anecdotes judiciaires, de listes officielles aussi. 

  • Dans vos recherches, avez-vous vu apparaître le mot «Algérie» ?

C’est un point qui est en effet intéressant : dans ses souvenirs publiés en livre, un journaliste mentionne que le mot «Algérie» orthographié ainsi est né sous la plume d’un savant bien connu de l’époque, très actif en Algérie, rédacteur du Moniteur algérien (qui devient, d’ailleurs, Le Moniteur de l’Algérie) pendant un temps. Adrien Berbrugger, c’est son nom, utilise «Algérie» pour remplacer une circonlocution trop longue – plus exactement, il l’aurait repris «d’un bouquin». De fait, le mot «Algérie» apparaît assez tôt dans la presse – d’ici quelques années, la numérisation des titres de presse permettra sans doute de préciser cette apparition du mot. Et l’Algérie ainsi nommée laisse paraître le mot «algérien» pour désigner les coloniaux assez rapidement aussi. 

  • Autant que d’informer, comment la presse balise le contrôle colonial du territoire conquis dans le but d’asseoir toujours mieux sa domination et son exploitation ?

Les journaux coloniaux sont destinés aux coloniaux, produits par eux et pour eux : il s’y crée, comme dans un laboratoire écrit, une identité textuelle qui donne forme – autant qu’elle informe – aux vies que construisent les «Français d’un autre monde» que sont les coloniaux. C’est donc un mouvement tourné vers soi exclusivement : c’est pour cela qu’il peut exclure les autres, c’est pour cela qu’il va aussi régler son rapport avec la France métropolitaine, avec Paris. 

Publier des journaux sur l’ensemble du territoire, c’est signaler qu’il est conquis ; publier dans ses journaux des textes agricoles ou scientifiques, c’est asseoir une domination par la «maîtrise» du territoire et de ses productions ; et surtout, publier des textes qui ne sont ni des informations, ni des notices scientifiques ou météorologiques, c’est montrer que l’appropriation est culturelle, donc complète.

Propos recueillis par  Walid Mebarek

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