Laidi Aoudeche. Président du Syndicat national des magistrats (SNM) : «Le nombre des magistrats déférés devant le CSM cette année dépasse celui des trois années précédentes»

13/07/2023 mis à jour: 09:59
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Photo : D. R.
  • Depuis votre arrivée à la tête du SNM (Syndicat national des magistrats), en octobre dernier, après la démission de votre prédécesseur Isaad Mabrouk et votre élection en tant que président, au mois d’avril de l’année en cours, vous êtes resté, selon vos détracteurs, silencieux et invisible. Cette position est-elle volontaire ou imposée par le contexte actuel ?

Vous aviez écrit dans un de vos articles que le SNM est resté silencieux devant les procédures de poursuites et de mise en action de la justice contre de nombreux magistrats. Cela n’est pas le cas. Je ne veux pas entrer dans les détails, mais je dois vous préciser que depuis mon arrivée en octobre 2022, après la démission d’Isaad Mabrouk et mon élection en tant que président du SNM, le 27 avril 2023, la priorité était la révision du statut de l’organisation syndicale.

Hérité en 2019, ce texte ne répondait plus aux aspirations des magistrats.  Nous nous sommes dit, puisqu’on va aller vers des élections en 2023, il nous faut un nouveau statut. Nous avions tenu une assemblée générale le 14 janvier 2023 et proposé au débat un projet de ce texte, qui était déjà au niveau du bureau exécutif de mon prédécesseur. Quelques changements ont été apportés et la majorité a voté pour.

  • Certains magistrats affirment qu’il ne fallait pas faire passer ce statut, sans qu’il soit maturé à travers un large débat et éviter ainsi de susciter la contestation. Y a-t-il eu une nécessité à amender ce statut rapidement ?

Nous n’avons peut être pas pris suffisamment de temps. Les élections générales étaient prévues au mois d’avril 2023 et ce texte comportait de nombreuses anomalies qui devaient impérativement être corrigées. Pourquoi ? Parce que durant ces quatre dernières années, le SNM a pris une place importante. Il lui fallait des élections à la hauteur de ses aspirations.

  • Vous avez amendé ce statut alors qu’une nouvelle loi sur l’exercice du droit syndical était en préparation et imposait nécessairement une mise en conformité donc de nouveaux amendements. Pourquoi n’avez-vous pas pris en compte cette nouvelle situation ?

Lors de notre assemblée générale en janvier 2023, le projet de loi relatif à l’exercice du droit syndical n’était pas encore élaboré.

  • Il était déjà en discussion au niveau du gouvernement …

Nous n’avions pas les détails. Aujourd’hui, le statut est là. Au mois d’octobre il y aura une assemblée générale extraordinaire, durant laquelle nous allons le mettre en conformité avec la nouvelle loi. Nous étions obligés d’annoncer l’Assemblée générale d’avril 2023, deux mois avant. Le projet de ce statut a été débattu avant,  au sein du bureau exécutif, sous la présidence d’Isaad Mabrouk.

Nous n’avions pas les moyens de le soumettre à chacun des membres du conseil national. Lors de l’assemblée générale, nous avions demandé à ces derniers de faire des propositions pour l’enrichir. Il n’y eu quelques unes qui ont ciblé les conditions de candidatures des membres du bureau exécutif et du président, qui faisaient partie de la composante du CSM (Conseil supérieur de la magistrature). J’ai été élu au sein de cette instance avant les dernières élections du SNM. Il y avait avec moi le secrétaire général du syndicat, ainsi que mon adjoint. Les débats tournaient essentiellement autour de nous trois.

Mais l’assemblée générale s’est très bien passée en présence d’un huissier de justice. A la fin, certains ont contesté le texte en le qualifiant d’exclusif. En avril dernier, lors des élections, nous leur avons ouvert le champ et ils ont été élus au sein du conseil national sans aucune condition, comme cela a été le cas pour les candidats à l’accès au bureau exécutif et à la présidence.

Tout s’est bien passé. Malheureusement, un groupe  de syndiqués a déposé plainte contre nous. J’étais absent. Un journaliste m’appelle et me demande mon avis. J’ai refusé. Il a insisté en me disant qu’il détenait une copie de la requête, alors que moi même en tant que président du syndicat, je n’avais pas encore reçu de notification. Je n’ai pas accepté la situation. J’ai pris les décisions qu’il fallait prendre…

  • Vous avez décidé de geler l’adhésion des plaignants au syndicat…

Oui, en attendant de les déférer devant la commission disciplinaire du SNM. Mais à ce jour, aucune action n’a été engagée contre eux par le syndicat.

  • Une telle décision peut-elle être prise par vos soins en tant que président intérimaire du syndicat et en pleine campagne électorale ?

J’ai toutes les prérogatives qu’avait mon prédécesseur avant sa démission. J’ai été élu à la majorité par le conseil national, conformément au statut, qui stipule qu’en cas de démission du président, le conseil national élit parmi les membres du bureau exécutif un nouveau président qui poursuivra le mandat. J'ai décidé de suspendre leur adhésion au syndicat en attendant de les déférer devant la commission disciplinaire. Je ne l’ai pas fait durant la période des élections pour éviter les règlements de comptes. Aujourd’hui, leur cas est en débat au niveau du bureau exécutif. C’est à lui de trancher sur leur sort.

  • Certains d’entre eux ont fait l’objet d’une suspension en tant que magistrats…

Ce n’est pas vrai. En tant que magistrats, ils assument toujours leur travail. Peut-être qu’ils ont été convoqués ou entendus par l’Inspection générale, mais nous n’avons reçu aucune notification du ministère de la Justice sur un quelconque cas de ce genre. De mon côté, je préfère que ce problème reste strictement syndical et ne sorte pas de ce cadre. Qu’il soit traité au niveau du SNM et non pas ailleurs et ce, malgré les dépassements qu’il y a eu.

  • Vous êtes président du SNM et en même membre du CSM, deux casquettes incompatibles étant donné que vous êtes appelé à trancher au sein de cette haute instance, le sort de magistrats membres de votre organisation. - Quel avis avez-vous à ce sujet ?

Aucune disposition de la loi organique du CSM ni de celle de la magistrature ne m’interdit d’avoir les deux casquettes

  • Mais elle existe dans le statut du SNM

Dans l’amendement de 2014, il y a un article qui prévoit la poursuite du mandat des représentants du SNM au sein du CSM, s’ils deviennent membres du bureau exécutif de l’organisation syndicale. Cette disposition a été introduite pour préserver la stabilité du CSM. Ce problème sera résolu avec le renouvellement partiel (le tiers) de la composante au mois d’octobre prochain. La loi prévoit un tirage au sort pour les membres devant être remplacés. Mais en ce qui me concerne, je me porterais volontaire pour laisser mon siège. Je vais quitter le CSM et garder la casquette de président du syndicat, afin de me consacrer à l’activité syndicale.

  • De nombreux magistrats vous reprochent le silence observé par le SNM devant les nombreux cas de leurs collègues suspendus, poursuivis en justice et placés en détention durant ces derniers mois. Avez-vous une explication à leur donner ?

Les réactions ne se font pas avec des communiqués. Cela étant, je souhaite qu’aucun juge ne fasse l’objet de sanctions disciplinaires ou pénales. Pourquoi ? Parce que de telles sanctions constituent une atteinte à notre réputation en tant que syndicat et en tant que magistrats. Mais sur le terrain, la réalité est tout autre. C’est vrai, de nombreux collègues font l’objet de d’enquêtes judiciaires, sont poursuivis par la justice, suspendus ou placés en détention.

Cependant, il faut savoir que les poursuites pénales se font devant des magistrats qui sont leurs collèges, à commencer par le parquet, le juge d’instruction et le juge de siège. Si je rends public un communiqué, contre qui sera-t-il dirigé ? Contre les magistrats qui enquêtent ? Je ne peux pas et je ne veux pas le faire. J’ai dit clairement au ministre de la Justice que j’étais contre toute violation de la procédure de poursuite et des garanties liées au respect des droits lors de l’instruction. Ne traitez pas les magistrats comme des délinquants professionnels. Pourquoi cette célérité dans la procédure de poursuite ?

  • Cela a-t-il été le cas du magistrat de Tipasa, qui a fait l’objet d’une arrestation et d’une incarcération le même jour ?

Je ne crois que cela soit le cas. Mais, sans entrer dans les détails, les choses qui se sont passées ces derniers temps concernent les pratiques de certains magistrats. Je ne dis pas qu’ils sont coupables. Ils restent présumés innocents en vertu du droit à la présomption d’innocence garanti par la loi. Je suis contre le fait que le ministère de la Justice, ou le parquet, traite ces dossiers en privilégiant la présomption de culpabilité au détriment du principe de la présomption d’innocence consacré par la loi. Ces affaires sont maintenant entre les mains de la justice. Nous ne pouvons pas faire de communiqués contre nous-mêmes.

En ce qui concerne nos collègues magistrats poursuivis, nous pouvons les aider à avoir une défense, à appuyer leurs avocats, sensibiliser la partie qui les poursuit pour qu’elle accélère la procédure. C’est notre devoir. Mais intervenir auprès du juge qui a ordonné le mandat de dépôt, le contrôle judiciaire, la mise en liberté ou pris toute autre mesure, constitue une interférence dans le travail de la justice. Nous sommes pris entre le marteau et l'enclume. Il faut que nos collègues comprennent notre situation.

  • Selon vous, pourquoi le nombre de magistrats déférés devant le CSM a-t-il pris de l’ampleur durant cette année ?

Le nombre est devenu trop important. En moins d’une année, il a dépassé celui des trois années précédentes. Je ne veux pas parler de chiffres et je ne vais pas défendre le ministère de la Justice. Bien au contraire. Je ferais tout pour plaider la cause de mes confrères. En même temps, n’attendez pas de moi de vous parler au nom du CSM. Je n’ai pas les prérogatives de le faire et je suis tenu par l’obligation de réserve.

Cependant, en tant que président du SNM, je peux vous dire que de très nombreux dossiers disciplinaires étaient pendants au rôle de l’inspection générale au ministère de la Justice. Ce qui a été fait durant cette année n’est en réalité qu’une opération d’assainissement des dossiers en instance. La prochaine session disciplinaire programmée ce mois-ci va permettre d’examiner une bonne partie de ces affaires et d’alléger le rôle.

  • Pourquoi des dossiers disciplinaires sont-ils laissés en suspens durant des années, puis traités subitement en quelques mois, comme s’il s’agissait d’une campagne ?

Rester une année sans bouger puis décider subitement qu’en un mois, il faut rattraper le retard, est inconcevable. Cela donne l’impression qu’il s’agit d’une campagne. Je souhaite que mes collègues,  déférés devant le CSM, puissent jouir de tous leurs droits prévus par la loi. Ils vont comparaître devant 15 magistrats élus et 2 autres, représentants le SNM. J’appelle ces derniers à jouer pleinement leur rôle, en tant que membres du CSM et en tant que représentants du syndicat.

J’insiste sur ce point parce que je constate qu’ils n’assument pas leur rôle vis-à-vis du SNM. Je suis membre du CSM, élu par les magistrats des tribunaux administratifs et en ma qualité de président du syndicat, je suis traité au même titre que les autres membres. Je ne peux parler au nom du SNM. Cela n’est pas le cas pour les représentants de notre organisation. Ces derniers ont des droits consacrés par la Constitution, qui leur permettent de s’exprimer à la place du SNM. Ils doivent porter notre voix et nous rendre compte, à travers des comptes rendus, de tout ce qu’ils font. Or, ils ne l’ont pas fait, aussi bien durant le mandat de mon prédécesseur que durant le mien.

  • Pourquoi ?

Pour être juste envers eux, il faut savoir que leur expérience au sein du CSM a commencé au mois d’août 2022. En septembre de la même année, il y a eu la démission d’Isaad Mabrouk. Lorsque je lui ai succédé, au mois d’octobre de la même année, ils étaient hors champ. Je ne voulais rien leur demander jusqu’aux dernières élections d’avril 2023. Maintenant, ils ont affaire au bureau exécutif. Ils doivent jouer leur rôle vis-à-vis du syndicat.

  • Souvent, dans les halls des tribunaux, on entend les avocats parler de justice «aux ordres», ou «de téléphone» ou tout simplement «au service» du pouvoir exécutif. Que pensez-vous de ces accusations ?

Je lis et j’entends, mais j’ai aussi un avis. Je pense que l’indépendance de la justice ne relève pas de la responsabilité du juge seulement mais de toute la société. Elle commence par la volonté politique, puis par la formation du juge en droit et en courage professionnel. Un juge fort professionnellement, intellectuellement et moralement n’accepte ni téléphone, ni wattsap ni viber, ni fax. Lorsque la défense est forte, croit à l’indépendance de la justice et participe au travail judiciaire et non pas à la médiocrité de la pratique judiciaire, la justice se portera mieux. La moralisation de l’exercice judiciaire concerne tout le monde.

J’ai dit à mes collègues magistrats si vous avez le courage de dénoncer quelqu’un qui vous exige sous le menace de juger comme ça ou pas comme ça, ayez le courage de nous informer en temps réel. La loi nous permet de dévoiler ces pratiques et de les dévoiler aussi aux plus hauts responsables du pays. Nous ne devons pas accepter les pressions d’où qu’elles viennent. Malheureusement, rares sont les magistrats qui parlent qui dénoncent ces pratiques. Je reçois beaucoup de magistrats et la majorité se plaignent de leurs conditions de travail et non pas à des pressions. Je n’ai pas reçu de juge qui vient me poser un problème d’intimidation, de menace, ou tout simplement de pression au moment des faits.

  • Pourtant il y a eu des cas avérés de magistrats mutés en dehors des mouvements en raison d’un jugement ou d’une déclaration à l’audience...

Ils ne dénoncent pas. Même quand ils sont mutés. Peut être que certains le font, mais des mois après les faits. Il faut dénoncer au moment des faits. Je sais que ce n’est pas facile de faire face à son supérieur. Mais faisons en sorte que les dénonciations soient une pratique courante. Ce téléphone est devenu un ogre et une matière pour les médias. D’où est-il venu ? Avec toutes les réserves, je ne pense pas qu’un haut responsable puisse appeler un juge pour lui exiger sous la menace de prendre telle ou telle décision.

  • Certains de vos confrères vous accusent d’être plus proche de la chancellerie que des magistrats. Qu’en pensez-vous ?

Pourquoi dois-je être agressif avec la chancellerie, alors qu’à chaque fois que je m’adresse aux différents responsables pour régler les problèmes des confrères, je trouve les portes toutes ouvertes ? Si demain, le comportement change moi aussi je changerais ma position.

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