La reprise post-pandémie sera verte et féministe ou ne sera pas

09/03/2022 mis à jour: 03:21
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Photo : D. R.

Je le dis avec le sourire, parce que c’est une phrase que je n’aurais jamais pensé prononcer : à l’approche de la Journée internationale de la femme, le 8 Mars, regardons le Chili. Dans ce pays où j’ai grandi, marqué par son conservatisme et son néolibéralisme extrême, un vent d’espoir souffle, et on le doit en grande partie au mouvement féministe. 

Il y a bien sûr les symboles : un nouveau gouvernement prendra ses fonctions ce 11 mars, dans lequel les femmes sont majoritaires et seront en charge de ministères clés, tels que l’Intérieur, les Affaires étrangères et la Justice, du jamais vu. Mais là où le Chili peut véritablement opérer une rupture, et montrer l’exemple, c’est à travers l’élaboration de sa nouvelle constitution.

Souvenez-vous : en octobre 2019, de gigantesques manifestations dénonçant les inégalités et réclamant une vie digne pour tous – les féministes étaient au premier rang – ont éclaté dans le pays. Médusés, les leaders d’un système politique à bout de souffle ont accepté d’organiser un référendum pour initier la rédaction d’une nouvelle Constitution. L’objectif ? Remplacer le texte adopté pendant la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990), qui a imposé un modèle économique et social bénéficiant exclusivement à l’élite. 

Depuis, c’est un tourbillon : une Convention constitutionnelle avec une parité hommes-femmes a été élue, reflétant la diversité du pays et montrant un changement profond dans le profil des décideurs du pays. Bien que son travail n’ait pas été exempt de critiques, il a donné lieu à une participation massive de la société civile. La Convention constitutionnelle semble être sur la bonne voie pour présenter la première Constitution verte et féministe au monde.

Qu’est-ce qu’une Constitution féministe ? Suffit-il d’inclure les principes de parité, de consacrer les droits sexuels et reproductifs, d’inclure le droit à une vie sans violence pour mériter ce label ? C’est nécessaire, mais ce n’est pas assez. La nouvelle Constitution doit aussi garantir un financement adéquat des services publics, des infrastructures et de la protection sociale, qui tienne compte des besoins particuliers des femmes. Pour cela, il faut d’abord que les plus riches et les multinationales contribuent équitablement à la fiscalité. 

La pandémie de Covid-19 a donné à tous ceux qui refusaient d’ouvrir les yeux l’occasion de reconnaître le rôle essentiel que jouent les femmes en tant que piliers de l’économie des soins. Ce sont elles qui, majoritairement, font le ménage, fournissent la nourriture, l’eau, s’occupent des malades, des enfants et des personnes âgées. 

Les femmes consacrent en moyenne 3,2 fois plus de temps que les hommes aux soins non rémunérés, soit 4 heures et 25 minutes par jour contre 1 heure et 23 minutes pour les hommes. La valeur monétaire de ces contributions non rémunérées des femmes équivaut à 11 trillions de dollars par an, soit 9% du PIB mondial.

La crise sanitaire n’a fait qu’exacerber les inégalités entre les sexes. Au cours des deux dernières années, les pertes d’emploi ont particulièrement touché les femmes, les poussant souvent à quitter le marché du travail. Les personnes travaillant dans le secteur informel, des employés de maison aux ouvriers agricoles, sont les premières à être touchées. En Amérique latine, le nombre de personnes vivant sous le seuil d’extrême pauvreté a augmenté entre 2020 et 2021, passant de 81 millions à 86 millions, dont la majorité sont des femmes. 

Et il ne s’agit pas seulement des conséquences économiques. Dans la région, au moins 4091 femmes ont été victimes de féminicides en 2020, tandis que les mariages et les unions précoces touchent déjà une adolescente de moins de 18 ans sur quatre. Après deux ans de pandémie, dont nous ne voyons pas encore la fin, il n’est pas question de revenir à cette «normalité» qui a produit tant d’inégalités et de pauvreté. Il nous faut reconstruire en mieux, c’est-à-dire des économies plus égales, plus solidaires, et plus vertes. Des économies qui soutiennent les femmes et donnent la priorité aux investissements dans les soins.

Ces efforts ont un coût. Les Etats, qui ont tant dépensé en réponse à la pandémie, doivent non seulement récupérer leurs ressources, mais les augmenter pour financer ce changement de cap. L’une des principales pistes consiste à envisager une taxation équitable du patrimoine et des revenus du capital et à s’attaquer aux pratiques d’évasion et d’optimisation fiscale des multinationales et des plus favorisés, qui n’ont jamais été aussi riches. 

Selon Oxfam, la richesse combinée de tous les milliardaires, estimée à 5000 milliards de dollars à la veille de la pandémie, atteint aujourd’hui le chiffre record de 13 800 milliards de dollars. De même, il est crucial de mettre fin à la course au moins disant des taux nominaux d’imposition des sociétés, qui sont passés d’une moyenne de 40% dans les années 1980 à 23% en 2018.

En clair, il nous faut, partout dans le monde, introduire une fiscalité progressive, ce qui implique que les recettes reposent davantage sur des impôts directs ayant une plus grande capacité à réduire les inégalités, et que les taux d’imposition dépendent du niveau de revenu ou de richesse. Et là aussi, le Chili peut nous montrer la voie, puisqu’une partie de la société civile, mobilisée au sein du Réseau citoyen de justice fiscale pour le Chili, demande que la nouvelle Constitution reprenne ce principe d’imposition progressive et soit une force transformatrice de la redistribution des richesses, en rompant avec la culture du privilège, en garantissant la transparence et, pour la première fois, en envisageant même la responsabilité de la solidarité dans la fiscalité internationale.
Bien sûr, l’adoption d’une nouvelle Constitution ne suffit pas.

 Ses principes doivent être traduits en lois et en politiques publiques, soutenues par le gouvernement et le Congrès. Mais un texte constitutionnel définit les fondements de la société. Au Chili, comme ailleurs, les inégalités et les tensions sociales sont devenues insupportables, et sont exacerbées par l’urgence climatique. Il est urgent de changer le modèle de développement pour évoluer vers une société solidaire et inclusive qui place l’égalité des sexes au centre et reconnaît l’interdépendance entre les personnes et l’environnement. La reprise post-pandémique sera verte et féministe, ou ne sera pas.

Par Magdalena Sepúlveda   

Magdalena Sepúlveda est directrice exécutive de la Global Initiative for Economic, Social and Cultural Rights et membre de la Commission indépendante sur la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT). De 2008 à 2014, elle a été le rapporteur des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme. 

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