«L’information fiable est noyée sous un déluge de désinformation (...). On perçoit de moins en moins les différences entre le réel et l’artificiel, le vrai et le faux», déplore le SG de Reporters sans frontières (RSF).
L’industrie de la désinformation est en train d’achever de compromettre l’avenir de la presse partout dans le monde. Déjà mise à mal par une démonopolisation brutale de sa vocation d’informer, après l’émergence des médias sociaux et leurs nombreux avatars, la corporation assiste impuissante à la fragilisation continue de son modèle économique depuis près d’une dizaine d’années.
Même la fameuse transition numérique, trop vite vantée comme la voie appropriée pour le renouveau du métier, s’est avérée un peu partout comme un mirage dont les promesses n’ont engagé que ceux qui y ont cru.
Symbole de toutes ces perspectives que laissaient entrevoir les «nouveaux médias» (par opposition à la presse «papier», dite traditionnelle), Buzz Feed News, pure Player d’information new-yorkais qui a eu beaucoup de succès les premières années de son lancement, vient de fermer après près de 12 années d’existence, pour des raisons économiques.
Ce darwinisme impitoyable, exacerbé par le vampirisme multivocations des réseaux sociaux, est en train de décimer les entreprises de presse à travers le monde. Seules quelques «institutions médiatiques» qui font partie du patrimoine historique aux Etats-Unis, en Europe ou dans les monarchies du Golfe arrivent à tenir le coup, souvent soutenues par des écosystèmes économiques favorables, des empires financiers privés et des aides de l’Etat.
Les ennuis existentiels du métier ne s’arrêtent pas là. Ses fondements sont attaqués par un potentiel, de plus en plus illimité, de production des fake news. L’évolution boulimique des nouvelles technologies avec, depuis peu, l’émergence d’outils d’édition reliés à l’intelligence artificielles (IA) aura peut-être la peau des dernières illusions.
Dans son dernier rapport sur l’état de la presse dans le monde durant l’année dernière, l’ONG corporatiste Reporters sans frontières (RSF) retient que «la désinformation au sens large est une menace majeure pour la liberté de la presse».
L’organisation estime que la propagande politique, les manipulations économiques et les faux contenus générés par l’intelligence artificielle concourent à compliquer la tâche du journaliste et à menacer l’avenir immédiat de la corporation.
Le faux, de plus en plus «vraisemblable»
«L’information fiable est noyée sous un déluge de désinformation (...). On perçoit de moins en moins les différences entre le réel et l’artificiel, le vrai et le faux», déplore encore son secrétaire général, Christophe Deloire.
La responsabilité des réseaux sociaux et de leurs puissants propriétaires et dirigeants est pointée du doigt. «Ils se moquent de distribuer de la propagande ou de fausses informations», s’emporte le représentant de RSF, citant l’exemple du fantasque propriétaire de Twitter, Elon Musk.
La production à grande échelle de faux contenus par des les applications de l’IA vient depuis quelques mois en rajouter une sacrée couche. «Midjourney, une IA qui génère des images en très haute définition, alimente les réseaux sociaux en faux de plus en plus vraisemblables», signale RSF. Pour de nombreux spécialistes de l’univers numérique, les nouvelles fonctionnalités de l’IA ouvrent une «nouvelle ère des fake news» à laquelle il sera très compliqué de trouver une parade.
Le fact-Checking (littéralement la vérification des faits), nouveau genre journalistique préconisé depuis plusieurs années comme l’antidote des professionnels des médias à la prolifération massive des fausses informations, sur les plateformes numériques et ailleurs, a dû revoir à la baisse ses ambitions initiales. «C’est comme vouloir vider l’océan avec une petite cuillère», selon un cadre du journal Le Monde, chargé du service vérification au sein de la rédaction.
Le vaste maquis numérique et l’impossibilité actuelle de le réguler profitent également à certains Etats et entités dans le contexte de manipulations ciblées. Le rapport de RSF cite l’enquête du consortium de journalistes d’investigation Forbidden Stories, publiée en février dernier et révélant les activités d’une société fantôme israélienne, spécialisée dans la désinformation, la manipulation des opinions et l’influence des élections, notamment en Afrique.
Ces «capacités de manipulation inédites sont utilisées pour fragiliser celles et ceux qui incarnent le journalisme de qualité, en même temps qu’elles affaiblissent le journalisme lui-même», souligne RSF. Ce sombre tableau général est par ailleurs noirci par la persistance des atteintes «classiques» à la liberté de la presse dans le monde.
L’organisation note que les reculs les plus manifestes sur le sujet par rapport à l’année dernière sont enregistrés au Pérou, au Sénégal, en Haïti et en Tunisie. Les trois derniers pays à clôturer la liste, sur les 180 évalués, sont le Vietnam, la Chine et la Corée du Nord.