La démonétisation d’une monnaie est un choc monétaire qui fait partie de la panoplie des leviers de gestion de défis macroéconomiques très complexes auxquels font face les gouvernements à travers le monde. De nombreux pays l’ont utilisée pour des raisons variées, avec des succès divers. Rappelons en effet que la démonétisation est une mesure à double tranchant.
Si elle peut contribuer à lutter contre la corruption, réduire la contrefaçon et officialiser des pans entiers de l’économie informelle, elle présente également des risques importants. Ces derniers affectent davantage les populations les plus vulnérables qui subissent les effets des pénuries de liquidités et des interruptions d’activités économiques qui peuvent se produire si la démonétisation est mal planifiée et exécutée.
Pour être efficace et durable, la démonétisation doit donc répondre à trois conditions fondamentales : (1) une planification minutieuse (y compris une certaine confidentialité à maintenir jusqu’à la veille de la date d’exécution) prenant en compte les réalités économiques et sociales du pays ; (2) son intégration dans un cadre plus large de réformes monétaires et budgétaires qui elles-mêmes s’inscrivent dans une stratégie économique à moyen et long termes ; et (3) un timing favorable à une réforme monétaire bien planifiée ciblant le renforcement de la stabilité économique, l’amélioration de la compétitivité et la hausse de la croissance.
Une telle approche permettrait alors de maximiser les avantages, tout en minimisant les perturbations économiques et sociales (comme les pénuries de liquidités et l’aggravation des inégalités). En Algérie, comme nous l’avions mentionné dans un article précédent et si les conditions ci-dessus sont remplies, la démonétisation pourrait aider à résoudre plusieurs défis macroéconomiques et structurels. Explorons tous ces points.
Le cadre conceptuel : (1) la démonétisation : est une intervention économique qui peut prendre globalement deux formes : (i) l’émission de nouveaux billets en remplacement de dénominations identiques ou différentes de celles en circulation ; ou (ii) l’émission d’une toute nouvelle devise. Une fois l’opération de démonétisation lancée, les citoyens disposent d’un certain temps pour procéder à l’échange. A l’issue de l’opération de démonétisation, les anciens billets ou la devise précédente n’ont plus cours légal, c’est à dire que le public ne peut plus les utiliser pour faire face à des obligations financières et/ou régler des dettes ; et (2) la remonétisation : est un processus inverse qui permet à un gouvernement de rétablir le cours légal d’une monnaie abandonnée (cas des Etats- Unis en 1969).
Les objectifs de la démonétisation : dépendent des priorités des gouvernements et peuvent viser, inter alia, à : : (1) lutter contre la corruption et l’économie informelle : en forçant les citoyens à faire état de l’argent non déclaré ou illégal et en réduisant l’utilisation de liquidités dans les transactions illégales ; (2) réduire la contrefaçon : en introduisant de nouveaux billets avec des mesures de sécurité renforcées pour contrer l’émission et la circulation des faux billets ; (3) encourager les paiements électroniques et la bancarisation : en réduisant l’argent liquide disponible hors du système bancaire, la démonétisation favorise le recours par les citoyens aux paiements numériques et aux services bancaires ; (4) augmenter le recouvrement de l’impôt : en forçant les agents économiques à déposer leurs liquidités en banque, facilitant ainsi le contrôle fiscal et augmentant le recouvrement de l’impôt ; (5) lutter contre le financement du terrorisme : en limitant l’accès à de l’argent liquide non traçable utilisé pour financer des activités illégales et criminelles ; (6) stabiliser l’inflation et la masse monétaire : le contrôle de la quantité d’argent en circulation contribue à stabiliser les prix et réduire l’inflation ; (7) encourager l’épargne et l’investissement : la hausse des dépôts bancaires favorise la hausse des prêts et stimule l’économie ; (8) moderniser le système monétaire : en introduisant de nouveaux billets plus sûrs ou adaptés aux nouvelles réalités économiques ; (9) renforcer la confiance vis-à-vis de la monnaie nationale : en éliminant les billets contrefaits et en rendant le système financier plus solide.
La maîtrise et le succès du choc monétaire causé par la démonétisation implique certaines conditions préalables. Elles incluent : (1) un engagement politique fort ; (2) des politiques macroéconomiques appropriées en accompagnement ; (3) une préparation technique rigoureuse ; (4) une exécution minutieuse et une coordination étroite entre les services de l’état concernés ; (5) une banque centrale ayant une capacité technique et administrative pour conduire une telle opération ; (6) un système bancaire en mesure de promouvoir une plus grande inclusion financière et des opérations numériques ; et (7) une communication régulière multiforme.
Sur le plan purement technique, les expériences algériennes (de 1964 et 1982) et internationale (2015-2023) montrent, par ailleurs l’extrême importance de : (1) l’impression de nouveaux billets (et la frappe des pièces de monnaie le cas échéant) en quantités suffisantes; (2) leur disponibilité en temps opportun à travers tout le territoire national ; (3) l’approvisionnement régulier des distributeurs automatiques ; (4) la mobilisation des moyens logistiques pour la suppression de la monnaie existante ; et (5) la mise en place d’un système de sécurité au niveau national pour assurer le bon déroulement des opérations. Faute de réunir toutes ces préconditions, il sera difficile de conduire une opération de démonétisation (8000 milliards de DA à fin 2023) car elle peut entraîner le chaos au sein de la population, produire des effets macro-économiques indésirables et aggraver la situation.
La démonétisation comporte des risques macro-économiques à court terme qu’il faudra gérer et contrebalancer avec les gains à moyen terme. A court terme, la démonétisation peut entraîner une réduction de la croissance économique, une contraction de la masse monétaire si les billets retirés ne sont pas immédiatement remplacés, une baisse de l’investissement due à l’incertitude et un affaiblissement temporaire de la monnaie locale. Un suivi macroéconomique rigoureux permettrait de limiter ces risques. À moyen terme, avec les bonnes politiques publiques en place, la démonétisation peut aider à réduire l’écart entre les taux de change officiel et parallèle, augmenter les dépôts bancaires, améliorer la collecte fiscale, renforcer la transparence et l’inclusion financière et promouvoir l’usage de la monnaie numérique. La réussite dépend donc de la préparation et de la gestion de l’opération.
Quelques expériences de démonétisation à travers le dans le monde : Cinq cas récents avec des résultats variables :
•L’Inde (2016). La démonétisation en Inde, annoncée par surprise le 8 novembre 2016 par le Premier ministre Modi, visait à retirer les billets de 500 et 1000 roupies pour les remplacer par de nouveaux billets de 500 et 2000 roupies. Cette mesure avait pour objectif de lutter contre le blanchiment d’argent, la corruption et la contrefaçon de billets de banque et renforcer la numérisation de l’économie. Une préparation médiocre et une distribution chaotique de billes a entraîné une grave pénurie de liquidités, une chute de 2 points de pourcentage de la croissance économique, la fermeture de nombreuses petites et moyennes entreprises et en conséquence la perte de 150 millions d’emplois. Même si l’objectif de la hausse des transactions numériques a été atteint, a contrario l’économie informelle s’est rapidement redressée et la contrefaçon a repris.
• Les autres pays : (1) Venezuela (2016-2018) : la démonétisation avait pour objectif de lutter contre l’hyperinflation et l’économie parallèle. Dans la pratique, l’opération a échoué et a ouvert la voie à une dollarisation de l’économie ; (2) Zimbabwe (2015) : l’objectif visé était de stabiliser l’économie endommagée par une phase d’hyperinflation. L’opération de démonétisation a conduit à une stabilisation temporaire grâce à l’usage de devises étrangères, suivie par l’émission d’une nouvelle monnaie en 2019 ; (3) Nigeria (2023) : s’était fixé pour objectif de lutter contre l’argent non déclaré et la contrefaçon et encourager les paiements numériques. Si ce dernier but avait été atteint, en revanche le pays a fait face à des pénuries de liquidités ; et (4) Union européenne (UE) : La démonétisation des billets de €500 euros dans l’UE (annoncée en mai 2016 et clôturée en janvier 2019) visait à réduire les activités illégales et à encourager les paiements numériques. Les billets de 500 euros ont été progressivement retirés, réduisant leur utilisation dans les transactions illégales. De plus, il y eut une augmentation des paiements électroniques traçables. En résumé, cela a réduit l’utilisation des espèces dans les activités criminelles sans perturber l’économie.
Les indicateurs macroéconomiques qui pourraient justifier une démonétisation. En ce début de quatre trimestre 2024, en plus de forts déséquilibres macroéconomiques et de nombreux défis sociaux, nous prenons note d’une économie formelle opérant en dessous de son potentiel ($230 milliards), qui cohabite avec un segment informel (environ 35% du PIB) et un segment noir (environ 5% du PIB).
Ces deux derniers (40% du PIB) sont générateurs de multiples activités illégales favorisées par une forte présence de l’argent liquide dans l’économie (67% de la masse monétaire à fin 2023) dont le corollaire est une faible inclusion financière (recours limité aux comptes bancaires) et une faiblesse des moyens de paiement numériques, une gouvernance économique fragile, une évasion et évitement fiscaux (environ $2,5 milliards), des fuites de capitaux (environ $2 milliards par an) qui alimentent un marché parallèle des changes profond et actif (avec une prime de 64%). In fine, des activités économiques et criminelles non officielles substantielles (environ $50 milliards) dont il faut reprendre le contrôle au moins en partie. Ces dysfonctionnements gangrènent l’économie nationale, rongent le tissu social et posent un danger pour le futur du pays.
L’Algérie a déjà conduit deux démonétisations avec soin. A-t-elle besoin d’une troisième ? (1) Les opérations passées. (i) La première (1er avril 1964) a permis l’introduction du dinar algérien en remplacement du «franc de la région économique d’Algérie», utilisé en Algérie de 1848 à fin mars 1964 (remplacement prévu d’ailleurs dans le cadre des accords d’Evian et formalisé par un accord bilatéral du 13 décembre 1962 portant transfert à la Banque Centrale d’Algérie du privilège d’émission ; (ii) La seconde (avril 1982) a été actée en complément d’un dispositif monétaire (réduction drastique du taux de réserves obligatoires et maintien des comptes des banques primaires en situation de débit) de lutte contre une forte thésaurisation marquée par la disparition pendant de longs mois des grosses coupures en circulation.
Deux opérations parfaitement très bien pilotées. Pour celle de 1982, la croissance a atteint 6,4% en 1982 par rapport à 3,1% en 1981, l’inflation réduite de 14,6% en 1981 à 6,6% en 1982 et la masse monétaire mise en cohérence avec le PIB nominal ; (2) Opportunité d’une troisième démonétisation pour quel motif ? à la lecture du paragraphe ci-dessus, ils ne manquent pas et peuvent, entre autres, viser à : (i) remplacer les coupures les plus courantes actuelles, à savoir celles de 500 DA et 1000 DA (2018) et 2000 DA (2022) par des nouvelles dénominations plus adaptées au volume des transactions actuelles et prendre en considération l’inflation qui s’est développée au cours des dernières années ; (ii) réduire la taille de l’informel, combattre l’économie noire, forcer la déthésaurisation, assécher le marché parallèle, lutter contre la fraude fiscale, réduire le rôle massif du cash et numériser les échanges. Un faisceau de raisons très importantes. Une feuille de route possible avec cinq étapes - clés. Phase 1 : préparation et engagement : (1) Décider de l’introduction de nouvelles coupures pour réduire l’utilisation du cash et numériser les échanges.
Cela doit s’accompagner de politiques macroéconomiques solides pour affaiblir l’économie informelle et lutter contre la fraude ; (2) Etablir un fort engagement entre les autorités politiques et monétaires pour garantir la stabilité perçue de la nouvelle monnaie ; (3) Décider du moment et du plafond de conversion des montants à échanger.
Annoncer la date, le taux de conversion et la stratégie de communication ; Phase 2 : intégration dans une stratégie économique : Inscrire la démonétisation dans un plan à moyen terme pour une refondation de l’économie nationale, ajuster le cadre juridique si nécessaire, et s’assurer que la réglementation est conforme aux meilleures pratiques internationales ; Phase 3 : élaboration d’un planning détaillé : Préparer un plan minutieux pour la mise en œuvre de la démonétisation, y compris un budget pour couvrir les coûts de la nouvelle monnaie ; Phase 4 : production de la nouvelle monnaie : Lancer la production des nouveaux billets ; et Phase 5 : mise en œuvre : La mise en œuvre, sous la responsabilité de la banque centrale, doit renforcer sa capacité institutionnelle pour éviter la contrefaçon et collaborer avec les gestionnaires de systèmes de paiement.