La chronique littéraire / L’objet-livre

08/02/2025 mis à jour: 05:46
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La littérature est portée par les livres, et il n’est pas besoin d’une lapalissade pour le souligner, néanmoins, permettez-moi d’insister et d’écrire encore, qu’elle est, d’abord, des livres, ce qui est évident et ne nécessite que cette grande perspicacité qui a fait découvrir le fil à couper le beurre ! 

En fait, la littérature, outre le contenu d’un livre, est aussi un contenant, l’objet-livre dans sa matérialité physique, même si, progrès technologique oblige, sa dématérialisation tend à le supplanter par des versions électroniques de plus en plus en vogue. 

L’objet-livre gardant, toutefois, un charme particulier faisant appel, pour ses adeptes, à tous nos sens. En effet, approcher, regarder, toucher, manipuler un ouvrage et même sentir l’odeur du papier et entendre le crissement des feuilles, relève d’un univers singulier que les amoureux du livre n’isolent pas de l’expérience littéraire. Le livre-objet a, en effet, cette capacité intrinsèque de se constituer non seulement comme support mais aussi comme portée signifiante, ne parle-t-on pas, à cet égard, par exemple, de beaux-livres ? 
Le mot est lâché : beauté ! «Cet obscur objet du désir», pour reprendre Bunuel. Une beauté, qui avant de s’affirmer dans le contenu, se décline en le contenant, pour notre plus grand plaisir. Un plaisir qui pose le livre comme forme esthétique, y compris dans ses déclinaisons les plus simples et même les plus frustes. En effet, qu’il soit couvert d’or, au travers de l’utilisation de la poudre ou de l’encre d’or, ou tout simplement dans une édition bon marché mal découpée et au collage éphémère, l’objet-livre possèdera toujours cette aura qui fait d’un assemblage de feuilles relié, une fenêtre à ouvrir et des ailes à déployer. Objet évocateur, le livre est aussi le Mercure des dieux, messager diligent de la lettre littéraire, dont il prend la forme et constitue le réceptacle du fond. 

C’est pourquoi tant l’éditeur que le lecteur au quotidien précautionneux, accordent de l’importance à la couverture, l’un en l’embellissant pour mieux vendre et l’autre en la recouvrant, par exemple, d’un film plastique pour la protéger.

Et c’est cet objet-livre qui, le premier, est appréhendé par l’enfant, parfois au détriment de l’état du livre, dont le chenapan déchire quelques pages ou y gribouille les traces de ses passions naissantes. L’enfant voit et touche le livre d’abord, pour le découvrir avant que, bien après, commencer à en regarder l’intérieur, à en voir éventuellement quelques images, à le déchiffrer, puis, enfin à le lire. 

Et les premiers livres lus marqueront pour toujours le jeune lecteur, non seulement dans leur contenu mais aussi dans leur forme. L’édition dans laquelle nous aurons découvert telle ou telle œuvre littéraire, demeurera pour nous la forme de référence que nos souvenirs transporteront tout le long de notre vie. Je me souviendrai toujours de Nedjma en le sobre objet marqué du fin cadre rouge de la Maison du Seuil ou de Zorba le Grec, traduit en arabe, dans sa couverture bariolée à la mode des affiches de cinéma égyptiens de l’époque ou de la police de caractères des imprimeries Brodard et Taupin, imprimeurs des célèbres collections Bibliothèque rose et Bibliothèque verte mais aussi du très populaire Livre de poche. 

Comment ne pas évoquer, ici, ces cavernes d’Ali Baba, qu’étaient les bouquinistes et qui faisaient du livre un objet accessible, dans sa valeur marchande, pour les jeunes, comme de mise désargentés. Et ces livres usés, souvent tachés et craquelés, faisaient la joie du lectorat juvénile comme le petit casse-croute bon marché de sardines en conserve qui valaient et valent toujours, dans notre mémoire, les mets les plus raffinés.

L’objet-livre a-t-il donc cette âme, qu’évoque Alphonse de Lamartine, «qui s'attache à notre âme et la force d'aimer» ? Oh que oui ! Il a cette âme et ce corps, pour être porteur de l’esprit littéraire, qu’on ne peut dissocier de l’odeur du papier, ce parfum des idées, que Grenouille, le célèbre personnage du roman de Patrick Süskind, n’aurait pas dédaigné, du toucher des feuilles, doux ou rugueux, se déclinant comme autant de types de peau à caresser et des aspects visuels qui s’offrent à notre regard toujours curieux et disposé à la découverte de nouveaux horizons sur ce navire parallélépipédique.

Un navire dont la marchandise est des plus prestigieuses, puisque faite de ces matières que tout l’or des Amériques et toutes les épices de l’Inde ne sauraient remplacer : la pensée, la réflexion, les idées et l’imaginaire, que les Colomb, Vasco de Gama et autres Cortes de la lecture poursuivent et atteignent à chaque voyage littéraire que l’objet-livre permet.

Aujourd’hui, l’objet-livre, tend plus à naviguer sur les mers d’internet via les livres numériques, audio ou en ligne, il peut même n’être matérialisé qu’à la seule initiative du lecteur, grâce à l’impression à la demande. 

Autant de formats et de protocoles qui changent notre rapport au livre mais qui gardent, en eux et en nous, la portée de l’objet originel, de ce que Husserl nomme dans Ideen II « l’objet investi d’esprit ».

L’objet-livre que nous «ressentons» physiquement et qui crée cette jonction entre nos mains, nos yeux, nos sens et notre cerveau et donc nos sensations, nos pensées et nos émotions demeure indissociable de notre expérience littéraire, tant dans son aspect intellectuel que dans celui de nos affects.

 L’objet-livre est aussi, ne l’oublions pas, pour les religions, le symbole même de leur croyance, en particulier pour nous musulmans, pour qui la sacralité du message est celle de l’objet qui le contient, au point qu’on ne peut, ne serait que toucher ce dernier, qu’en état de pureté.

Une pureté symbolique, à laquelle nous rappelle chaque objet-livre et chaque œuvre littéraire, car toute voie de connaissance et de liberté est sacrée ; les ennemis de ces hautes valeurs, ne s’y sont pas trompés, en comptant ces simples objets, pourtant de papier, parmi les victimes des autodafés.

 

Par Ahmed Benzelikha , linguiste spécialiste en communication, économiste et journaliste

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