Faire de la littérature, c’est d’abord raconter des «histoires», en vers ou en poème, pour la poésie, en conte, en récit ou, le plus conventionnellement, selon la typologie consacrée, en roman, ce faiseur de «mondes». Mais raconter des histoires ne part pas de rien, il y a, bien sûr, nos expériences personnelles, notre vécu, notre histoire personnelle, et il y a l’histoire, celle avec un grand H, celle qui est la véritable source d’inspiration des écrivains, la muse des idéalistes.
Source d’inspiration, certes, mais aussi arrière-plan de toute entreprise d’écriture littéraire, celle-ci étant aussi une réécriture de l’histoire par chaque écrivain et par chaque groupe d’écrivains liés par la même appartenance sociale ou idéologique, diront d’aucuns. Une récriture produite à partir de la lecture faite des éléments de l’histoire, une lecture elle-même sous l’influence de l’histoire, puisque c’est le lieu d’inscription de tout un chacun. La littérature est ainsi indéniablement un discours sur l’histoire par une instance inscrite dans l’histoire.
Et l’histoire se niche partout, elle n’est pas seulement cette suite d’événements importants et de figures marquantes, elle est aussi les idées et les sentiments, l’économie et la psychologie, la religion et la politique, les rapports sociaux et les histoires d’amour. Que reste-t-il alors à l’écrivain ? Il lui reste tout : sa capacité créative, sa liberté et sa capacité d’être conscient de sa situation et des données inhérentes à celle-ci.
Et il lui reste l’essentiel : son talent. Dans la littérature algérienne, l’histoire est omniprésente, même quand elle se veut absente par le bon vouloir de l’auteur. Directement convoquée dans les romans historiques, elle s’invite et s’immisce dans le roman de mœurs et le recueils de poèmes, elle s’incruste dans l’intrigue policière ou fantastique et modèle les récits d’aventures colorés. Elle se retrouve aussi dans les productions romancés des écrivains attachés au terroir ou à, ceux, militants, attachés à défendre un point de vue.
Depuis ses débuts la littérature algérienne n’a eu de cesse d’être directement marquée par l’histoire, au vu de ses conditions d’émergence d’abord, à l’époque coloniale, puis dans son affirmation nationaliste, pendant la guerre de Libération, dans son développement après l’indépendance autour du témoignage sur cette même guerre d’abord, puis en s’inscrivant dans les enjeux sociopolitiques, y compris contestataires, des périodes postindépendances, enfin dans la dénonciation de la montée des périls et des années de terrorisme.
Aujourd’hui, si des liens à l’histoire perdurent, il est clair qu’on en arrive, au premier abord, à une sorte de syncrétisme, encouragé par les mutations sociales, la mondialisation et l’émergence de nouvelles thématiques, qui, pour se distancier des conditions historiques, révèle, pour la plupart des nouveaux auteurs, un rapport nouveau à l’histoire, même si des écrivains comme Touati, ou, plus récemment, Boucetta, veulent inscrire leurs œuvres de plain pied dans l’histoire récente, avec en arrière-scène le hirak ou comme Sansal dans une lecture polémique de la guerre de Libération. Un nouveau rapport qui, en fait, dénote, encore une fois, la prégnance de l’histoire sur les histoires.
En effet, la position des écrivains n’est pas singulière, elle dénote les nouvelles donnes sociales et le rapport de la société à l’histoire. Une «société» duelle, d’une part transfrontalière, «technologique», virtuelle mais toujours, sinon encore plus, porteuse d’affects, partagé via internet, ce nouvel acteur historique qui se veut a-historique et par ailleurs algérienne assise dans la vie réelle, produit des conditions socio-historiques issues du continuum de l’histoire. L’histoire est bien sûr toujours là, soit à travers le roman historique, dont les choix remontant souvent à l’antiquité amazighe ne sont pas fortuits, le dernier en date étant Le bouclier de Massinissa d’Ahmed Gasmia, soit en filigrane à travers les choix thématiques, la démarche de traitement du sujet, les personnages, les idées-forces, le cadre général et l’intrigue.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que plusieurs travaux universitaires, du niveau de master, s’intéressent à l’analyse du rapport particulier à l’histoire des nouvelles œuvres littéraires algériennes, toutes peu connues qu’elles soient, la notoriété étant, elle, une œuvre de longue haleine et répondant à des considérations diverses.
Le rapport distancié à l’histoire de la nouvelle littérature algérienne, que nous évoquions plus haut, semble être, à nos yeux, lui-même tributaire de… l’histoire.
En effet, l’histoire récente, tant de notre pays que celle du monde, a installé une sorte de désaffection vis-à-vis des idéologies traditionnelles, grande pourvoyeuse des interprétations de l’histoire, une méfiance à l’encontre de l’histoire portée par les discours vus comme officiels et même des démarches révisionnistes ou accusatrices faisant corps avec le «complotisme», à tort ou à raison, ambiant sur les réseaux sociaux.
Et c’est ces mêmes réseaux sociaux qui ont été, parfois, à l’origine de l’émergence d’un certain nombre de nouveaux auteurs algériens, dont les livres sont d’ailleurs marqués par des idées et des conceptions fortement présentes sur ces réseaux, reproduites d’une manière ou d’une autre, selon une esthétique peut-être propre à chacun mais qui, souvent, dénote une méconnaissance de l’esthétique littéraire telle que construite par la culture générale, ce qui n’est pas en soi une mauvaise chose pour peu que la créativité soit talentueuse.
Par ailleurs, ces réseaux font la promotion d’une forme de littérature contemporaine, fonctionnant comme la littérature de gare des sociétés capitalistes d’un récent passé, destinée à un public particulier et faisant en sorte d’éviter toute remise en cause de l’ordre établi.
Démarche dont on peut supposer que l’idéologie dominante à l’échelle mondiale fait la promotion pour mieux asseoir une nouvelle «culture» mondialisée, dont les chantres littéraires pourraient être des auteurs fortement présents sur les étals de nos (rares) librairies, à l’instar de Musso, Coelho ou, en langue arabe, Mosteghanemi et de leurs équivalents.
Démarche qui n’est pas sans lien avec les réflexions autour du concept (repris de Hegel) de la fin de l’histoire de Francis Fukuyama. Une fin de l’histoire qui semble nous faire croire qu’il en est fini de l’histoire mais qui, par cela même, réaffirme l’existence et la poursuite de celle-ci, y compris à travers la littérature, qui est d’abord un récit qui ne trouve (son) sens, dans son élaboration comme dans sa réception, qu’au sein, encore une fois, du grand récit d’une histoire toujours en marche, comme l’actualité du monde, de la guerre d’Ukraine à celle de Ghaza, en passant, paradoxalement, par les progrès technologiques de l’intelligence artificielle, qui sont aussi ceux de l’intelligence humaine, ne peut que le prouver, s’il en était besoin.
Par Ahmed Benzelikha