La montée de l’islamisme
Le deuxième processus qui pose problème à la ligne politique du PAGS, c’est la montée de l’islamisme. Dès les premières années 1980, l’islamisme devient un mouvement populaire présent dans tous les secteurs d’activités. Progressivement, après avoir assis son audience dans les quartiers et les mosquées, il envahit les lieux de travail et les syndicats.
Le PAGS, qui avait beaucoup investi dans les milieux des travailleurs, voit sa place contestée. Il perd nombre de ses sympathisants. Sa réaction oscille entre le refus de l’obscurantisme et la prise en compte du caractère populaire de l’implantation islamiste. Les analyses fondées sur la lutte des classes qui marquent les discussions en son sein sont ambivalentes.
D’un côté, l’islamisme est perçu comme un mouvement prenant en charge les revendications des citoyens, la tentation «d’une unité d’action» avec les islamistes est clairement exprimée au sein du PAGS. De l’autre, l’islamisme est présenté comme l’expression des intérêts des «milieux d’affaires».
L’opposition naturelle des communistes à la bourgeoisie retrouve son terrain de prédilection. Tout au long des années 1980, la ligne politique du PAGS est imprécise, hésitante. D’une manière générale, les questions religieuses et la politisation de la religion ne sont pas les thèmes favoris des communistes algériens.
Il leur a été souvent opposé la citation tronquée de Karl Marx, «la religion, opium des peuples», d’une part. D’autre part, il est vrai que le règlement intérieur stipule que le PAGS n’exige pas de ses adhérents «une pratique militante du matérialisme dialectique ». Mais le PAGS n’a jamais rejeté cette philosophie du marxisme-léninisme qui fonde un athéisme.
La confrontation avec des citoyens croyants et souvent intolérants n’était pas de tout repos. Le Parti communiste algérien avait des relations privilégiées avec les oulémas. Cela servait certainement sa politique d’algérianisation pour faire reculer l’image d’un parti «pieds noirs».
Le PAGS, avec quasiment les mêmes dirigeants, a persisté dans cette voie. Il s’agissait de ne pas être ghettoïsé comme parti francophone athée. C’est peut-être là qu’il faut trouver le zèle mis à faire adopter le 16 avril, jour anniversaire de la mort de Abdelhamid Ben Badis en 1940, comme Journée de la science.
Associer un dirigeant religieux aussi ouvert et moderniste soit-il à la science relève d’une confusion qui ne sert ni la religion ni la science qui constituent deux domaines distincts de la pensée et de l’activité humaines. On peut même se demander si la célébration du 16 avril dans les écoles n’a pas contribué à surévaluer le rôle des oulémas dans le mouvement national.
Ainsi donc, le PAGS ne semble pas disposer des outils théoriques pour appréhender le phénomène religieux islamiste. Le PAGS n’a pas su également apprécier correctement, à ses débuts, le Mouvement culturel berbère et son expression politique.
L’identification à des «intérêts de classe» a longtemps retardé le rapprochement avec le Mouvement culturel berbère que le caractère populaire en Kabylie rendait digne d’intérêt.
Cette difficulté à aborder les phénomènes qui se rapportent au culturalisme ou à l’identitarisme sème le doute sur la validité de sa ligne politique. Le désarroi des militants du PAGS pendant cette période en est la manifestation tangible.
La crise
C’est donc un PAGS affaibli par l’incohérence de sa ligne politique qui va sortir de 24 ans de clandestinité et se présenter à la vie publique légale en 1989. La clandestinité avec son centralisme extrême et les cloisonnements indispensables pour assurer la sécurité de l’organisation voilaient l’ampleur de la crise qui affectait le PAGS.
Les réunions désormais ouvertes des cellules et les relations décloisonnées entre militants et cadres permettaient les échanges et les demandes d’informations et d’explications. Les réponses apportées par la Direction du PAGS ne satisfaisaient pas les militants et cadres. Notes internes, résolutions, rencontres débats régionales, produisaient une insatisfaction largement partagée.
Le contexte international marqué par l’effondrement du «système socialiste mondial» symbolisé par la chute du mur de Berlin n’arrangeait pas les choses. Un grand besoin d’une nouvelle ligne politico-idéologique s’affirmait.
C’est justement un Avant-projet de résolution politico-idéologique (APRPI) mis en circulation par la direction en vue du Congrès du PAGS prévu en décembre 1990 qui va mettre en évidence l’ampleur des désaccords. Un parti politique est une communauté d’individus. Les motivations dans les prises de position sont multiples.
Des déceptions, des ambitions contrariées, des contentieux nés et tus pendant la période clandestine, des expériences diverses, des niveaux de culture et de formation différents, interviennent dans les choix des militants et cadres du PAGS. Par ailleurs, les relations très hiérarchisées de rigueur pendant la clandestinité et les structures provisoires du PAGS composées par cooptation ont inévitablement favorisé l’adhésion disciplinée aux propositions de la direction.
Mais cette direction fraîchement installée dans la légalité est divisée. Inévitablement, les divergences au sein de la direction sont connues des militants et cadres. Ce qui va encourager l’expression d’avis contradictoires même si ces points de vue hostiles adressés à la direction ne connaissent pas une diffusion suffisante. Sur le fond, le besoin d’élaboration d’une ligne politico-idéologique adaptée à la nouvelle situation est unanimement ressenti.
Mais un conservatisme doctrinaire s’affirme qui défend l’héritage du PCA et la théorie de la lutte des classes. Il s’oppose à la définition de la contradiction qui anime la nouvelle orientation, «la contradiction entre société moderne et société archaïque». Cette opposition à la nouvelle orientation souffre d’une incapacité à proposer un document de référence suffisamment argumenté.
Elle se contente de remarques et de lettres de protestations. Un texte alternatif présenté par un groupe de 4 militants est une caricature de résolution politico-idéologique. Plus populiste que marxiste, ce texte ne peut prétendre fédérer les militants et cadres du PAGS. Il servira de «lièvre» lors du Congrès de décembre 1990. La nouvelle orientation sera adoptée après quelques compromis. Le souci de l’unité a certainement prévalu. Mais le congrès ne fera que retarder l’éclatement qui se profile déjà.
L’éclatement
L’adoption de la nouvelle orientation et la désignation des nouveaux organes dirigeants ne mettent pas fin à la crise qui affecte le PAGS. Depuis la sortie de clandestinité, des cadres et militants se sont mis en veilleuse. A l’intérieur des structures locales, un manque de dynamisme renseigne sur le malaise persistant. La nouvelle orientation pousse à l’opposition frontale avec l’islamisme.
Elle parait en inadéquation avec les réflexes habituels de jonction avec les citoyens et les forces politiques locales autour des problèmes sociaux. La pratique politique des militants du PAGS s’assimile souvent au syndicalisme. La nouvelle orientation privilégie la politique et l’idéologique.
La «société moderne» ne sera pas le résultat de la conjonction des luttes revendicatives. L’affrontement politique direct avec les forces de l’islamisme est à l’ordre du jour. Le PAGS ne dispose pas des moyens de cette nouvelle orientation. Les effectifs en baisse, l’organisation en relâchement et les mesures de sécurité inadaptées handicapent l’activité.
La menace islamiste pèse sur un parti désormais à découvert. Sur le plan stratégique, la nouvelle orientation déplace le centre de la contradiction, de l’opposition des classes à l’opposition des sociétés moderne et archaïque. Mais elle n’explicite pas la nature de la société moderne. La société moderne repose sur l’autonomisation de l’individu vis-à-vis de toute communauté. Autrement dit, elle repose sur les droits de l’homme imprescriptibles, sur les libertés individuelles.
La nouvelle orientation privilégie la politique et l’idéologique. La «société moderne» ne sera pas le résultat de la conjonction des luttes revendicatives. L’affrontement politique direct avec les forces de l’islamisme est à l’ordre du jour. Le PAGS ne dispose pas des moyens de cette nouvelle orientation.
Or, le fond doctrinal de référence dans le PAGS reste le marxisme-léninisme. Les enseignements de cette doctrine ne préparent pas à cette «translation» du centre de la contradiction. Karl Marx considérait que «les droits de l’homme», distincts des «droits du citoyen» ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société bourgeoise. (La question juive).
Lénine, de son côté, soutenait que «le prolétariat attend son salut non pas du renoncement à la lutte de classe, mais du développement et de l’extension de cette lutte» (Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique). Ainsi, la ligne politique ne se rapportait plus à ce fond doctrinal.
La nouvelle orientation peut être comparée à la Pérestroïka soviétique. Cette dernière a donné l’illusion de pouvoir sauver le socialisme. Elle a, en définitive, précipité sa chute, son éclatement. La nouvelle orientation est, à l’origine, une tentative de sauver le PAGS en crise. Elle a également précipité son éclatement. A considérer, après la chute du mur de Berlin, le sort de la plupart des partis communistes autour de la Méditerranée, il n’y a pas d’originalité algérienne. Marginalisation, éclatement ou disparition sont les situations qui ont résulté des défaites nationale et mondiale du socialisme. C’est dans ce contexte qu’intervient, en janvier 1972, la première dissidence.
Cinq cadres dirigeants du PAGS annoncent leur démission et la création d’un «pôle d’opinion» dénommé le Front de l’Algérie Moderne (FAM). D’autres partis et cercles naîtront de l’atomisation du PAGS. Ils sont tous voués à la marginalisation. Qu’ils s’inscrivent dans la fidélité au PCA ou au PAGS, ou transformés en mouvement social-démocrate, leur influence est considérablement réduite à l’instar des organisations trotskystes.
Pour s’inscrire réellement dans la perspective des libertés et de la démocratie, ils doivent rompre sans ambiguïté avec l’idéologie totalitaire communiste. Les Algériennes et les Algériens ont soif de libertés individuelles et de démocratie. Ils rejettent l’Etat autoritaire et toutes les variantes d’Etat totalitaire.
C’est ce qu’a exprimé avec force le mouvement de la société civile sous la forme du Hirak. Le succès historique de ce mouvement réside dans l’inscription à l’ordre du jour pour l’Algérie de la nécessaire perspective de l’Etat de droit. Un Etat de droit promoteur et protecteur des libertés individuelles. Aucune force politique, associée au pouvoir ou dans l’opposition, ne pourra désormais l’ignorer.
Saïd Ait Ali Slimane