Slimane Zeghidour, intervenant lundi à l’Institut français d’Oran sur les diasporas, un sujet complexe avec ses thématiques sous-jacentes tout aussi compliquées que sont l’émigration, l’exil, etc., a eu à un moment à évoquer Boris Pasternak (1890-1960).
L’éditorialiste de la chaine TV5 Monde, par ailleurs grand reporter ayant effectué plusieurs fois le tour du monde, est séduit par la lettre que le célèbre écrivain russe avait adressé à l’Union des écrivains soviétiques de son époque. «Je l’ai apprise par cœur tellement le contenu m’avais touché», avait-il déclaré.
La lettre en question était une réponse à l’Union des écrivains suite à la levée de bouclier soulevée dans son pays avec notamment la publication en 1957 de son roman intitulé Le Docteur Jivago.
En effet, accusé en son temps d’être à la solde de l’Occident capitaliste pour avoir également été choisi pour le prix Nobel de littérature en 1958, ses pairs de l’ère soviétique l’avaient en quelque sorte ostracisé et auraient voulu le voir partir définitivement s’il acceptait cette distinction littéraire.
Son roman Le Docteur Jivago a été publié en Italie par l’entremise du parti communiste mais a néanmoins, dit-on par ailleurs, été distribué par la CIA qui a trouvé là un moyen de propagande antisoviétique.
Connu pour son attachement et son amour viscéral pour sa patrie, l’écrivain a fini par décliner le prix et, par delà, tous les avantages ou les honneurs qui s’y rattachent.
Il a refusé l’exil et a préféré sa datcha à tout l’or du monde. Il sera plus tard et dès les années 1980 réhabilité et célébré à titre posthume. Mais c’est cette leçon d’humilité qui a séduit le conférencier qui maîtrise sept langues.
«Je considère que c’est peu et je regrette de ne pas avoir appris le russe, mais je vais m’y mettre», s’est-il exclamé, car accéder aux langues d’origine reste le meilleur moyen de sonder l’âme des peuples qui les parlent.
Mais tout ne passe pas par la langue et on peut, dans cette même logique, considérer que l’âme russe se retrouve sans doute tout aussi bien chez Grigori Perelman, un mathématicien de génie qui, sans contrainte aucune, a refusé un million de dollars et la médaille Fields (équivalent du prix Nobel), deux récompenses qui lui ont été attribuées après avoir résolu, au début des années 2000, la conjecture de Poincaré (du nom du mathématicien français et en rapport avec la topologie algébrique), une hypothèse posée un siècle plus tôt et faisant partie de ce qu’on appelle «les sept problèmes du millénaire» pour lesquels une récompense d’un million de dollars chacun est promise par l’Institut Clay à celui qui arrive à démontrer l’un d’eux.
Le cas de ce mathématicien est encore plus édifiant car ayant étudié dans son pays, il était parti en toute liberté (la période n’étant plus la même qu’au temps de l’URSS) dans le milieu des années 1990 travailler aux Etats-Unis pendant un temps avant de revenir, également en toute liberté, s’installer dans son quartier populaire près de Saint-Pétersbourg, là où il avait réalisé son exploit (il est le seul à avoir réussi) pour, plus tard, refuser argent et honneur. Evidemment, tous les Russes ne sont pas aussi vertueux, mais c’est aussi le cas ailleurs.
En introduction de son intervention, Slimane Zeghidour a paraphrasé Victor Hugo pour justifier les aspects anecdotiques qui agrémentent son discours.
La thèse développée consiste à dire qu’une vraie diaspora est celle qui, en quittant le pays d’origine, n’a pas de projet de retour, contrairement à la simple émigration que les pays maghrébins ou africains connaissent bien. «Même complètement intégrée dans le pays d’accueil, une diaspora continue de rayonner au bénéfice du pays d’origine».
Il cite ainsi, pour le cas de l’Italie, les personnages mis en avant par le star-system et le showbiz américains que sont Al Pacino, Robert de Niro, Frank Sinatra, etc.
Mais comme chaque médaille a son revers, il n’est pas dit dans quelle mesure les grandes figures de la pègre d’origine italienne, la vraie, celle dont les méfaits remplissaient les colonnes des journaux et pas celle magnifiée par le cinéma apportent à l’Italianité.
Dans le même ordre d’idées concernant ce «soft power», concept également mis en avant dans la discussion, il n’est pas inutile de s’interroger pour savoir en quoi un pays en pleine crise profonde comme le Liban, empêtré dans «un système de gouvernement confessionnel archaïque et n’ayant pas su construire une économie durable» (c’est ce que clament les Libanais eux-mêmes) pourrait profiter de la réussite individuelle éclatante d’une Shakira complètement intégrée dans le pays d’accueil et issue d’une diaspora (son père est né à New York en 1931) parmi le plus importantes au monde comparée au nombre de sa population restée au pays.
S’intéressant à toutes les diasporas depuis l’antiquité et sur tous les continents, Slimane Zeghidour a avancé l’idée, selon laquelle «nous les Algériens, nous avons tendance à penser que ce qui nous arrive est unique alors qu’il suffit de s’intéresser aux autres expériences dans le monde pour se rendre compte du contraire. Les ingrédients sont les mêmes et seuls les mixtures et les dosages changent».
Mais là aussi, on peut toujours avancer au risque de se tromper que les diasporas se subdivisent en deux grandes catégories : les diasporas dominantes et les diasporas dominées et c’est à ces dernières qu’on demande toujours le plus d’efforts, d’intégration notamment. Les diasporas européennes en Amérique, en Afrique, en Asie, etc., ne se sont pas intégrées avec les populations locales.
A titre illustratif, partis pour fuir la famine, la persécution ou tout simplement tenter l’aventure, les émigrants de la Grande-Bretagne en Amérique étaient, dans un premier temps, protégés par l’armée royale.
Il y a eu une guerre d’indépendance vers la fin du XVIIIe siècle qui pouvait théoriquement ouvrir la voie à la construction d’un état égalitaire mais, du point de vue des Amérindiens, la nouvelle armée du nouvel Etat a agi de la même façon que la précédente, si ce n’est pire.
A l’autre bout du monde, donné par le conférencier, le chiffre de 2400 fonctionnaires britanniques qui administraient l’Inde, un pays de plusieurs centaines de millions d’habitants, est édifiant.
S’il y a une spécificité algérienne, c’est dans le fait que la diaspora d’origine européenne (tel que définie par le conférencier, c’est-à-dire simples gens et pas les dirigeants) a fini par quitter massivement le pays (entraînant avec elle des populations qui pouvaient se targuer d’avoir des racines locales) car n’ayant pas justement voulu s’adapter au contexte local en refusant, à quelques exceptions près, d’adopter le projet d’indépendance pourtant légitime.
Cette diaspora aurait pu, en s’intégrant localement, continué dans la logique développée dans la conférence à entretenir le rayonnement des valeurs positives européennes, notamment celles liées au progrès. Après l’indépendance, avec l’émigration, les Algériens forment une forte minorité en France.
Cette diaspora (on peut inclure les diasporas maghrébines de manière générale) qui, aujourd’hui, n’est plus dans le projet de retour avec les dernières générations, est loin d’appartenir à la catégorie des diasporas dominantes mais elle reste récalcitrante.
Il y a sans doute aussi une âme algérienne qu’on peut, tenant compte du fait d’être récalcitrant, retrouver dans les descriptions de l’humoriste et non moins artiste Fellag. Chez celui-ci, il est aussi question d’exil dans une période marquée par d’incessant flux migratoires augurant le renforcement ou la constitution de nouvelles diasporas de la catégorie des dominés.