Incendies de forêt : Recentrer le débat

02/08/2023 mis à jour: 03:08
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Les incendies de forêt prennent de plus en plus de l’ampleur dans notre pays. Le tissu forestier national, déjà bien maigre par rapport à l’envergure d’un pays-continent, reçoit des coups de boutoir le réduisant en peau de chagrin. Pire, au cours de ces trois dernières années, nous avons enregistré des dizaines de vie humaines emportées par ces maga-feux à Larbaâ Nath Irathen, en 2023, à El Kala et Souk Ahras en 2022 et à Béjaïa en 2023.

 En réalité, l’extension des incendies aux habitations n’est pas vraiment nouvelle, même si, auparavant, elle était moins fréquente. Malheureusement, nos médias n’ont pas toujours le réflexe professionnel pour «fouiner» un peu dans l’historique des événements. Que l’on se souvienne de la région même de Toudja qui vient d’être profondément endeuillée à travers le village Aït Oussalah. 

En 1994, les incendies de forêt, qui avaient ravagé plus de 200 000 ha à l’échelle nationale, ont fait 14 morts dans cette même commune de Toudja. 

Ces feux, qui prennent une envergure démentielle au cours de ces dernières années, favorisés par des changements climatiques qui ne sont plus une vue de l’esprit, méritent d’être analysés et étudiés par des experts de tous les horizons pour pouvoir étudier la dynamique interne de la propagation du feu en relation avec le mouvement des vents (pyrologie), l’impact du réchauffement climatique sur la sensibilité au feu des végétaux, les facteurs de déclenchement du feu en relation avec le cadre général de vie (gestion des déchets domestiques et industriels, structure de l’habitat en milieu rural en contact immédiat avec les espaces forestiers, la gestion des espaces forestiers, selon les règles de la sylviculture et selon les normes de la vie en collectivité, l’état de préparation des différents dispositifs destinés à la lutte contre les incendies, etc.).  

En l’absence, pour différentes raisons, de l’éclairage venant des milieux techniques, avec des avis autorisés, ce sont les réseaux sociaux qui prennent en charge la communication sur les incendies, avec tous les dégâts que cela peut engendrer sur l’opinion et l’état d’esprit des populations.

 On exploite la détresse de la société - devant l’ampleur des dégâts matériels et au nombre de morts - pour «donner la leçon», faire la morale, exprimer son fiel vis-à-vis de certaines institutions et proposer le… nihilisme ! A quelques nuances près, car il y a des cris sincères, des voix coléreuses mais sages, des gens impliqués dans l’aide et les secours aux populations qui font passer leur message par ces mêmes canaux. 
 

PIQUET D’INCENDIE !

Dans la présente contribution, j’essaie de reprendre certaines idées que j’ai eu à développer à l’occasion des derniers incendies ayant affecté quelques wilayas du pays et de façon plus dramatique la région de Toudja-El Kseur (Béjaïa), au cours des journées des 23 et 24 juillet dernier. La première réaction est celle consistant à relativiser l’apport de la lutte aérienne tant réclamée par une foule d’intervenants sur les réseaux sociaux.

 En effet, on a trop monté en épingle cette histoire de canadair et mythifié la mission des drones dans la lutte contre les incendies de forêt. Sans entrer dans les considérations commerciales liées à l’achat ou non de ces hydravions par le gouvernement, il y a lieu ici de situer leur action sur le terrain en rapport avec les autres formes d’intervention. Une chose est sûre : il n’y a pas lieu de faire une fixation sur le traitement aérien des incendies, si l’organisation et la lutte terrestres pâtissent d’insuffisances ou de distorsions. 

Les soldats du feu, à savoir les agents forestiers et les agents de la Protection civile, savent bien de quoi il s’agit. Mieux encore, de simples ouvriers communaux et des entreprises de travaux (comme ceux du groupe GGR) ont une idée assez nette de cette relation intime entre l’action terrestre et le traitement aérien. J’irai vers l’image extrême pour exprimer mon idée : la lutte terrestre peut se passer de l’apport aérien, mais le traitement aérien ne peut pas se passer de la lutte de base, celle des hommes au sol. 

L’expérience a montré qu’avec une bonne organisation au sol, la présence des effectifs suffisants, avec des moyens renforcés, l’activation sans faille du «plan feu» tel qu’il est adopté chaque années par les exécutifs de wilaya, on peut réaliser des résultats importants, et cela s’est déjà réalisé par le passé. Les collectivités locales étaient la cheville ouvrière de ce dispositif, avec la mise à disposition de l’intendance et la mobilisation de ses ouvriers. Je connais des ouvriers qui, n’ayant aucune connaissance de la langue française, se souviennent à ce jour, de ce terme «piquet d’incendie». 

Oui, le piquet d’incendie consiste, une fois les grandes flammes bien rabattues et le front intérieur maîtrisé, à positionner des ouvriers et agents forestiers sur toute la ligne périmétrale de l’incendie, avec des écarts raisonnables, pour créer une zone tampon avec la partie incendiée, en confectionnant une tranchée de petite largeur avec les outils manuels (pelle et pioche), de neutraliser les marges et de…veiller (au sens propre et figuré) pour que le feu ne reprenne pas avec les limites qu’on vient de tracer. Le terme «reprise d’incendie» était un «délit». 

Les agents qui font le piquet passent la nuit sur le lieu qu’on leur a désigné. On leur apporte à boire et à manger. Le test, c’est vers 11h ou midi, lorsque la chaleur reprend de plus belle. Les agents du piquet sont relevés. Si, par malheur, le feu reprend  sur un point quelconque de la ligne périmétrale, on cherchera à identifier l’agent qui y était de surveillance et des sanctions ne sont pas à exclure. Lorsqu’un tel dispositif au sol n’existe pas ou fonctionne mal, on a beau verser sur le feu le contenu de trois ou quatre canadairs, rien n’y fait. 

Dans le cas où le jet est bien réussi sur les flammes, ces dernières s’abaissent et… attendent la baisse d’humidité (qui viendra dans quelques minutes avec la chaleur ambiante) pour rebondir et repartir de plus belle. Mieux qu’un canadair, on a eu des expériences plus éloquentes avec des orages ayant des surfaces d’attaques beaucoup plus étendues qu’un hydravion. Eh bien, dès la fin de l’orage, le feu caché reprend à partir des braises et des brandons. 

Donc, il y a lieu de revoir nos schémas d’intervention, en capitalisant les expériences passées, réalisées avec des moyens plus modestes que ceux d’aujourd’hui. Plusieurs communes ne disposaient pas d’unités de la Protection civile. La lutte aérienne, si elle devait intervenir  sur des sites ciblés de sommets de montagne, peut être un apport supplémentaire, mais ne pourra, en aucune façon, remplacer le dispositif au sol. Quant à l’utilisation des drones pour détecter la fumée, il y a lieu de dire ici aussi les vérités issues de l’expérience. Avec l’éloignement des massifs, le caractère accidenté de certaines forêts, dans les moments même où n’existait pas le téléphone portable, le forestier s’est organisé sur le terrain de telle sorte qu’il ait l’information le plus rapidement possible. 

Il n’y a pas une fumée qui monte du sol sans que le forestier ne l’apprenne dans les premières minutes. Au cours de ces dernières années, c’est quasi instantané : nos postes de vigie, les automobilistes, les riverains de la forêt, les élus communaux, la gendarmerie… tout le monde s’y met pour alerter le service des forêts ou la Protection civile d’un départ de feu. Le problème qui se pose est la distance à parcourir, pour les agents d’un district des forêts, ainsi que les moyens dont ils disposent pour actionner la première intervention, celle qui déterminera tout le reste. 
 

PRÉVENTION : UNE PLANIFICATION À RÉINVENTER 

Nous savons que la lutte et l’intervention sur le terrain pour éteindre un incendie sont le dernier maillon de cette chaîne qui commence de la gestion/aménagement des forêts, avec son portefeuille de prévention (DFCI, c’est-à-dire Défense de la forêt contre les incendies), et qui se poursuit dans les mesures de prévention impliquant toute la société et les institutions. Dès que l’on se met à traiter du thème de la prévention dans les médias, on leur confère le caractère le plus domestique, le plus proche des préoccupations du cadre de vie du citoyen : ne pas jeter de mégot dans la forêt ou sur les bords des routes, ne pas allumer de feu pendant la période estivale, ne pas préparer de grillade dans les espaces forestiers, interdire la carbonisation pendant l’été, gérer de façon intelligente les dépotoirs et les décharges… 

C’est tout à fait normal que les médias présentent d’abord cet aspect, primaire, de la prévention qui implique le citoyen et les collectivités locales. Le niveau qui vient juste après, c’est celui de la notion de prévention telle qu’elle est édictée par le document qui s’appelle «Plan feu» adopté par les exécutifs de wilaya en avril/mai de chaque année. `Ce plan, outre le recensement des moyens de toutes les structures engagées dans la lutte active, avec des informations sur les coordonnées de tous les acteurs, présente une série de mesures préventives d’ordre institutionnel.

 Ce sont les tâches qui reviennent, par exemple, à Sonelgaz de débroussailler au-dessous des lignes électriques, au travaux publics pour désherber les talus et fossés de routes, particulièrement celles attenantes aux forêts et aux parcelles céréalières, à l’administration agricole afin d’obliger les céréaliers à créer des tranchées (tournières) séparant leurs champs de la lisière de la forêt ou des routes… Ce dispositif peine à se réaliser de façon optimale sur le terrain. Dans le texte du «Plan», tout semble couler de source. Sur le terrain, des lacunes et des insuffisances persistent encore, au niveau de certaines structures publiques, dans le respect de l’exécution des mesures édictées par le «Plan». 
 

RETARD DANS L’AMÉNAGEMENT DES FORÊTS 

Mais le volet le plus important de la prévention, qui est supposé être le plus élaboré techniquement et qui constitue la base de toute la pyramide de la protection des forêts, c’est celui porté par la science de la foresterie, à savoir l’aménagement forestier. Celui-ci, enseigné dans toutes es écoles forestières du monde et en Algérie, a quelque peu perdu ses lettres de noblesse et ses repères face aux durs événements qu’a connus la forêt algérienne - et avec elle, la société tout entière - au cours des trente dernières années. 

L’aménagement de la forêt amène celle-ci à s’organiser dans l’espace et dans le temps de façon à servir l’économie du pays, à rester le creuset et la gardienne de la biodiversité, à être scientifiquement exploitée et entretenue afin qu’elle puisse se défendre contre les aléas de la nature, dont son plus grand ennemi, l’incendie. 
 

La prévention, telle qu’elle découle de l’aménagement forestier, planifie dans le temps et dans l’espace, les travaux dont doit bénéficier la forêt pour être protégée au maximum contre les feux : infrastructures de desserte, points d’eau, postes de vigie, tranchées pare-feu (TPF), coupes sylvicoles pour rationaliser la densité des peuplements, débroussaillements ciblés… Ce sont là des techniques et une planification connues des forestiers, mais qui ne trouvent pas toujours de pédagogie d’application en raison de deux phénomènes liés entre eux. D’abord, l’absence de plans de gestion issus des études d’aménagement. Les dernières études réalisées remontent au début des années 1990, arrêtées suite à la décennie d’insécurité.

La relance des études d’aménagement est une nécessité absolue. Avec les moyens technologiques d’aujourd’hui, on peut les réaliser dans un délai moindre que celui des années 1990 (cela nous prenait en moyenne deux ans pour une superficie de 30 000 ha). Ce sont ces études qui établiront le planning de tous les travaux en forêt, à commencer par ceux relatifs à la DFCI, dont à la prévention des feux de forêt. Ensuite, le mode de financement des projets de DFCI, qui se base actuellement sur des inscriptions annuelles à volumes fort limités. 

La Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) prévoit dorénavant un cadrage budgétaire triennal, mais il est loin de répondre aux besoins en matière d’équipement DFCI de la forêt. Donc, à ce niveau, il y a lieu d’entreprendre une double action. D’une part, sensibiliser l’institution financière, à savoir le ministère des Finances à l’extrême importance d’augmenter - en prix unitaire et en volume - le budget des inscriptions des équipements DFCI ; d’autre part, s’atteler urgemment, au sein des conservations des forêts de wilaya, à élaborer des plans transitoires, en attendant l’inscription des études d’aménagement. 

Ces plans transitoires, nous les avions, en réalité, entamés en 2018 sous le nom de «plans forestiers de wilaya», mais abandonnés en cours de route pour différentes raisons. Ces plans dégageront un planning de réalisation des équipements pour la prévention des feux de forêt sur le moyen terme, pouvant aller jusqu’à cinq ans. Par la suite, les plans issus des études d’aménagement sont supposés prendre le relai. 
 

QUEL DESTIN POUR LES ESPACES PARA-FORESTIERS EN FRICHE ? 

Mais la gestion de la forêt, telle qu’elle est exercée par l’administration locale, concerne les forêts du Domaine forestier national (DFN). Un pan entier de formations forestières échappe à cette gestion, hormis les prérogatives de la police forestière (en cas de coupe, défrichement, carbonisation) et de lutte contre les incendies. Ce sont ces grands espaces de petites forêts, de maquis, de garrigues, ne relevant pas du domaine forestier national et qui s’étendent sur des dizaines de milliers d’hectares. Ils brûlent chaque été. Et ce sont, en majorité, ces formations végétales qui ont emporté des dizaines de vies humaines lors des incendies de Kabylie de 2021 jusqu’à ceux de l’Atlas blidéen (Lakhdaria Zbarbar). Les incendies de Toudja ont touché cette catégorie de formations, comme ils ont aussi affecté la forêt domaniale. 

Comment aménager ces espaces ? Il faut développer une vision de développement rural en leur direction, recenser les terres et leurs potentialités, assainir leur situation cadastrale (la plus grande partie du foncier étant du privé, dans l’indivision), imaginer une approche de développement rurale créatrice d’emplois où s’allient l’agriculture, l’élevage et la foresterie. 

On peut aider des porteurs de microprojets pour le greffage de l’oléastre et la régularisation de sa densité, excessive par endroits ; on peut soutenir des projets d’exploitation de plantes  médicinales par lesquels seront mises en valeurs ces terres d’aspect sauvage et prêtes à s’embraser à la moindre étincelle ; on peut également renouer avec les vertus des travaux de DRS (Défense et restauration des sols) - banquettes, gradins et autres méthodes - pour asseoir une véritable arboriculture de la montagne, en réintroduisant des espèces autochtones aujourd’hui en voie de disparition : cerisier, châtaignier, noyer... Cette option est d’autant plus stratégique qu’une grande partie de ces terres sont situées en amonts de grand barrages hydrauliques dont ils constituent des bassins versants à protéger (exemples du barrage Koudiat Acerdoune, dans la wilaya de Bouira, le deuxième du pays en matière de capacité, le barrage de Takseb, dans la wilaya de Tizi Ouzou…) On peut aussi aller vers la création de petites unités d’élevage, particulièrement caprines, avec des unités familiales de transformation (fromages de chèvre et autre produits). 

La combinaison de toutes ces actions, auxquelles la réflexion et la concertation avec les différents acteurs pourront adjoindre d’autres initiatives novatrices sera à même de transformer des espaces-combustibles en espaces économiques et écologiques de grande importance. Enfin, sans entrer dans les détails, on ne peut pas occulter le rôle positif, voire salvateur, qui revient à la politique de l’aménagement du territoire dans la préservation et le développement forestier.

 L’instrument qu’est le SNAT (Schéma national de l’aménagement du territoire) est censé contribuer à la régulation de l’occupation de l’espace, à la bonne gestion des ressources et à la promotion du développement durable.  

 

Par Amar Naït Messaoud ,  Expert forestier

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