Cruel destin que celui du chef du bureau d’Al Jazeera à Ghaza, Waël Al Dahdouh. De témoin des massacres quotidiens dans l’enclave assiégée, il est devenu l’incarnation de son martyre, lui qui a perdu sa femme et trois de ses enfants dans les bombardements israéliens. Malgré l’ampleur de son drame personnel, il continue à témoigner de l’horreur, s’érigeant en formidable symbole de résistance.
Dès les premiers jours de la guerre contre Ghaza, Waël Al Dahdouh, le chef du bureau d’Al Jazeera au sein de l’enclave palestinienne, est devenu pour des millions de téléspectateurs le visage même de Ghaza et le témoin des atrocités qu’elle subit au quotidien, lui qui multiplie les directs en sillonnant inlassablement le territoire martyrisé. Mais très vite, le sort s’acharne sur Waël comme sur une grande partie de ses compatriotes endeuillés.
Dans la frénésie des événements sanglants qui s’abattent sur «El Qitae», l’horreur le frappe de plein fouet, l’érigeant en symbole du martyre de Ghaza. Waël Al Dahdouh va perdre ce qu’il a de plu cher : son épouse et trois de ses enfants, qui périront dans des raids sauvages.
Dernière épreuve en date : ce dimanche 7 janvier, son fils aîné Hamza, 29 ans, reporter plein d’avenir marchant sur les pas de son père, est tué par un drone qui a ciblé une voiture où il se trouvait en compagnie de trois autres journalistes, à l’ouest de Khan Younès.
Dans le même attentat, un autre journaliste est tué, Moustafa Thuraya, vidéaste pigiste collaborant avec l’AFP. La veille, Hamza Al Dahdouh poste sur le réseau X une photo de son père crapahutant au milieu d’une zone dévastée. L’image est accompagnée de ces mots qui, après coup, résonnent comme une sentence prémonitoire : «Tu es l’endurance même ô père. Ne désespère pas de te rétablir et continue à t’accrocher à la miséricorde de Dieu.
Soit certain qu’Allah te récompensera pour tout ce que tu as supporté.» Waël, ce héros tragique, héros tout court pour des millions de personnes, l’était avant tout pour son fils, qui voyait en lui le plus beau des mentors, comme en témoigne cette tendre photo de profil, où il pose fièrement, tout sourire, aux côtés de son papa.
«Ils se vengent sur les enfants»
Voir ainsi arrachés à la vie, de la plus atroce des manières, trois de ses huit enfants, est sans doute la pire des épreuves pour Waël Al Dahdouh. Avant Hamza, il avait perdu sa femme Amina, son fils Mahmoud, âgé de 16 ans, et sa fille Sham, âgée de 6 ans, ainsi que son petit-fils Adam, un nourrisson de 45 jours à peine, et dont le père n’était autre que le défunt Hamza.
En ce mercredi fatidique du 25 octobre où le drame allait frapper sa famille, Waël était encore en direct. En voix off, il décrit l’ambiance générale du haut d’un immeuble, en pleine nuit, derrière un plan montrant un pan de la ville de Ghaza plongée dans le noir et s’apprêtant à vivre une nouvelle nuit terrifiante.
«Il y a des raids déclenchés par l’aviation israélienne sur plusieurs secteurs de la Bande de Ghaza et dans la ville elle-même, et cela augure d’une nuit qui sera de nouveau sanglante comme les précédentes», dit-il. On entend ensuite des bruits sourds, comme des bombardements lointains.
C’était comme un signe, car juste après, le téléphone de Waël sonne. Une voix lui annonçait l’affreuse nouvelle. Il rend l’antenne un peu de façon chaotique, et peu après, un présentateur bouleversé annonce d’une voix étranglée par l’émotion depuis les studios de Doha la tragédie qui venait de frapper la famille Al Dahdouh.
On le retrouvera peu après à l’hôpital, devant une rangée de corps drapés dans des linceuls blancs, témoignant de l’insoutenable boucherie. Les dépouilles provenaient toutes du camp d’Al Nussairat, où la famille de Waël s’était réfugiée. On voit Waël inconsolable au chevet de son fils Mahmoud, le visage ensanglanté, puis de sa fille Sham.
«Ils se vengent sur les enfants ?» s’indignera plus tard le journaliste, accusant l’armée israélienne de commettre des «attaques ciblées contre les enfants, les femmes et les civils». Al Jazeera dénonce une «attaque délibérée». Ne se laissant pas abattre, Waël reprend du service. Il n’a pas le temps de faire son deuil, à moins que son abattage stakhanoviste soit sa thérapie. Sa tragédie personnelle lui vaudra un extraordinaire élan de sympathie.
Les téléspectateurs sont épatés par son incroyable force de caractère. Sa résilience. Il devient une icône. Un modèle de résistance mentale. Le 15 décembre, il échappe miraculeusement à un raid, qui a ciblé une école de Khan Younès, où il se trouvait en compagnie de son camarade Samer Abou Daqqa, cameraman à Al Jazeera. Samer a moins de chance. Grièvement blessé, il se vide de son sang sans que les secours puissent l’évacuer. Il finit par rendre l’âme. Waël s’en sort avec des blessures aux bras.
7 ans dans les geôles israéliennes
En le voyant étendu sur une civière puis recevant les soins dans un hôpital de fortune, l’émotion est grande. Une nouvelle fois, il est stoïque. Toujours cette expression de sérénité au milieu des bombes. Un roc d’endurance. Au-delà du tempérament, il devait savoir que c’était la meilleure des ripostes pour signifier au bourreau de Ghaza que ses abominations ne l’atteignaient pas.
Pourtant, à l’enterrement de Samer, il craque. Mais il garde toujours le sens du mot juste. Ses déclarations ne sont jamais brouillonnes. Il insiste sur le «professionnalisme» de son défunt collègue et de tous les journalistes palestiniens engagés sur le front de l’information à Ghaza. Il emploie aussi l’expression «mission humaniste» comme pour mettre davantage à nu la «barbarie» israélienne.
A l’enterrement de son fils Hamza, il donne, là encore, la pleine mesure de cette sagesse qui l’habite, et qui explique comment il arrive à tenir le coup. Sagesse ou foi dans la justesse de la cause ou dans l’utilité du journalisme au milieu du chaos ou tout cela à la fois… «C’est notre choix et notre destin. Nous devons l’accepter quoi qu’il arrive», déclarera-t-il dans une vidéo, en marge des funérailles.
Et de nouveau, Waël sur le terrain, casque dérisoire estampillé «Press» sur son crâne dégarni et son courage en bandoulière, faisant de nouveau des directs depuis des terrains minés où, à n’importe quel moment, un obus peut lui tomber sur la tête. Pour bien comprendre où Waël puise sa force, il faut regarder sa bio.
Et là, on voit quelle histoire a forgé sa personnalité hors du commun. Waël Hamdan Ibrahim Al Dahdouh de son nom complet, selon un article que lui a consacré le site de la chaîne Al Jazzera, est né le 30 avril 1970 à Haï Al Zaytoun, dans la ville de Ghaza.
C’est donc un authentique Ghazaoui. Il est issu d’une famille assez aisée. Une famille d’agriculteurs. Quand il était gamin, le jeune Waël caressait le rêve de devenir médecin. Elève studieux, il obtient son bac en 1988. Mais plutôt que d’aller dans une fac de médecine, c’est dans les geôles israéliennes qu’il se trouve interné.
Il est arrêté pour avoir participé à la Première Intifadha, celle dite «Intifadhate Al Hidjara», «l’Insurrection des pierres», déclenchée le 9 décembre 1987 au camp de Djabaliya avant d’embraser toute la Palestine occupée. Waël écopera de sept ans de prison.
A sa sortie, il reprend ses études. En 1998, il obtient une licence en journalisme. En 2007, il décroche un magistère en sciences politiques de l’université d’Al Qods. Waël Al Dahdouh commence à travailler comme journaliste à l’orée des années 2000. Il a débuté comme correspondant dans la Bande de Ghaza pour plusieurs médias palestiniens.
En 2004, il rejoint Al Jazeera. Son ardeur à la tâche lui vaudra d’être rapidement promu chef du bureau de la chaîne qatarie dans la Bande de Ghaza.
Aux funérailles de son fils, il proclame : «Nous avons commencé (à lutter, ndlr) avant la naissance de Hamza, et après (la mort de) Hamza et de la famille décimée, nous poursuivrons notre tâche. Et nous prenons le monde à témoin de ce qui se passe à Ghaza.» Merci Waël d’être ce témoin courageux, ce roc prodigieux de sagesse et de douceur qui nous aide à tenir le coup...
L’ONU très préoccupée par le bilan élevé des journalistes tombés en martyrs
Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU s’est dit «très préoccupé» hier par le «bilan élevé» de journalistes palestiniens tombés en martyrs dans la Bande de Ghaza, après la mort de deux reporters dimanche.
«Les meurtres de tous les journalistes», y compris Hamza Waël Al Dahdouh et Moustafa Thuraya lors d’une frappe sioniste, «doivent faire l’objet d’une enquête approfondie et indépendante pour garantir le strict respect du droit international et les violations doivent faire l’objet de poursuites», a souligné hier le Haut-Commissariat dans un message sur le réseau social X.
La chaîne de télévision Al Jazeera a déclaré dimanche que deux de ses journalistes palestiniens sont tombés en martyrs dans une frappe sioniste sur leur voiture dans la Bande de Ghaza, accusant l’armée sioniste de «cibler» les journalistes palestiniens.
Hamza Waël Al Dahdouh, journaliste de la chaîne Al Jazeera, et son collègue Moustafa Thuraya, un vidéaste pigiste qui travaillait avec la chaîne qatarie et collaborait avec d’autres médias internationaux, sont tombés en martyrs alors qu’ils roulaient en voiture, à la pointe sud du territoire palestinien, pour «effectuer leur travail», a déclaré Al Jazeera. Un troisième journaliste qui voyageait avec eux, Hazem Rajab, a été grièvement blessé. R. I.