Hommage / El Hachemi Trodi, 96 ans, moudjahid : L’ami et compagnon de Larbi Ben M’hidi tire sa révérence

30/01/2022 mis à jour: 19:06
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Feu El Hachemi Troudi ( photo : D. R. )

«Nous rêvons tous de la Nouvelle Algérie»

«L’homme est celui qui dit me voici, et non pas celui qui proclame mon père fût !»  Imam Ali 

A 94 ans, bien que souffrant, l’homme s’est surpassé pour exprimer ses idées et ses convictions qui sont restées les mêmes vis-à-vis de la liberté et de la démocratie, dont il dit qu’il a fortement souffert de leur absence depuis l’indépendance, où lui et ses compagnons de lutte n’ont trouvé que les voies bouchées de la marginalisation. 
 

«Quand on activait au PPA/MTLD au milieu des années quarante, les centres culturels étaient légion. Je ne citerai que le plus illustre d’entre eux, le Nadi Ettaraki (Cercle du Progrès à Alger) de Cheikh Tayeb El Okbi, lieu de rencontre et de rayonnement qui nous permettait l’échange d’idées, à travers des débats enrichissants, qui ont été la sève de nos engagements dans la Révolution. Aujourd’hui on ne voit plus rien.»
 

L’expression ligotée
 

L’expression a été ligotée, les espaces de liberté réduits à néant. Ce qui m’attriste à présent, c’est que cette vie intellectuelle, de discussions, n’existe plus ! Biskra, où je suis né et où j’ai vécu et sur laquelle veille le saint patron Sidi Zerizer, a enfanté bon nombre d’hommes illustres : El Okbi, Laid El Khalifa, Kheiredine, Ezahiri, Koribaa, Reda Houhou, Dr Saadane, Khider… El Hachemi, ce battant, qui n’a pas sa langue dans sa poche, nous avait déjà impressionnés, par son franc parler et son courage. Il y a une douzaine d’années, au plus fort du règne du président déchu, il nous confiait dans ces mêmes colonnes à propos de la réconciliation nationale : «Qu’on le veuille où pas, on va vers la refondation de la société algérienne, avec cette réserve, que la réconciliation, comme argument politique, ne mènera à rien, sinon à des chimères. Ceux qui ont nui à l’Algérie doivent absolument payer, car le pays a été suffisamment saigné, pour qu’on tourne la page comme ça, sans demander des comptes».
 

Aujourd’hui, lorsqu’on lui a demandé d’où il tient ses dons de visionnaire, El Hachemi se fend d’un large rire contagieux en nous orientant sur le sort sombre et déshonorant, derrière les barreaux, de ceux qui ont longtemps méprisé le peuple, en le traitant de moins que rien. Aujourd’hui, le peuple a épousseté la poussière qui le couvrait et il est attendu qu’il ne lâche pas prise et que la réhabilitation de l’Algérie se poursuive. Sinon, ce serait un drame. Je le dis parce que nous avons connu par le passé des situations presque similaires où, après une petite embellie, la volonté de renouveau a été confisquée. 
 

Le souvenir tragique de Boudiaf
 

«Regardez Boudiaf et sa tentative d’assainissement qui s’est terminée de manière tragique. C’est pourquoi, j’ai toujours des appréhensions, car si ce mouvement échoue, a Dieu ne plaise, c’est toute l’Algérie qui éclate!» Le souvenir de Boudiaf l’attriste visiblement. Il a été son ami dans la militance au PPA/MTLD.
 

«Quand il était en exil, je lui ai rendu visite à Kenitra, avant qu’il ne rentre en Algérie en qualité de Président. Je suis allé le voir au nom de notre vieille amitié, simplement. C’était au mois de novembre 1991. Nous étions trois à avoir projeté d’aller le voir. Aissa Kechida, vieux militant connu, Lamoudi Abdelkader, membre des 22, et moi. Pour les deux, il y a eu des empêchements. J’ai donc été le seul à aller le voir. J’ai passé trois jours chez lui. Je me souviens qu’il y avait des tables couvertes de lettres et de pétitions qui lui demandaient de revenir. Nous avons discuté de son retour. Il m’a dit. ‘‘Moi, je ne reviendrai pas dans des conditions comme ça. Si je reviens, on ne me laissera pas tranquille. On va vouloir que je crée un parti. Je ne le veux pas. Il y a soixante partis déjà ! Ils vont me donner une villa, des voitures, je ne veux pas de ça…’’»
Agréable, plein d’humour, une grande indépendance d’esprit, El Hachemi raconte avec passion l’histoire contemporaine de l’Algérie, du nationalisme qui l’a accaparé très jeune.
 

«Ma famille est originaire de Oued Souf, mais j’ignore la date de l’arrivée à Biskra. C’est évidemment la misère qui a poussé mes ancêtres à quitter Oued Souf. A l’époque, il n’y avait rien là bas, juste des palmiers qui ne donnaient rien, un peu de tabac, du sable et des scorpions ! Depuis El Oued , l’exode conduisait à Zeribet El Oued puis à Sidi Okba, Biskra était déjà une grande étape !» El Hachemi a bien connu Mohamed Larbi Ben M’hidi dès l’enfance à Biskra et auquel il a consacré un livre plein d’émotions, de sensibilité et de tendresse. De cette période tumultueuse et pauvre, notre interlocuteur garde des souvenirs vivaces, parfois douloureux. «Je suis né en décembre 1926 et mon premier souvenir me ramène au village nègre où je vivais dans la boue. Il y avait un peu partout des écoles coraniques. Je les ai fréquentées un moment, mais je n’ai pas aimé cet apprentissage basé sur la répétition et la discipline, menée à coups de branches de palmiers. Mon père Ahmed, mort alors que je n’étais âgé que de 15 ans, ne m’a rien reproché quand je n’ai pas voulu y aller. Avec le temps, je regrette de ne pas avoir appris par cœur, au moins le quart du Coran, parce que cela m’aurait bien servi pour les lectures. Je cite parfois des arguments que j’y trouve. C’est une bonne façon de dénoncer les opportunistes, la bigoterie, l’escroquerie.» 
 

Aujourd’hui, concède-t il, amer, on ne pense qu’à l’argent, à la vie facile, à la consommation. Tous les moyens sont bons même l’exploitation des croyances. El Hachemi a fait la connaissance à Biskra de Larbi Ben M’hidi sur les bancs de l’école en 1943 où il a obtenu le brevet de fin d’études. Avec Si Larbi, Lamoudi et moi, on formait un bon trio. C’est durant cette année qu’on a crée le PPA clandestin dans le vieux quartier Gueddacha de Biskra sous la présidence de Bada Ahmed et Filali Abdallah. A la naissance des AML en 1944, nous étions les moteurs de ce mouvement, principalement Ben M’hidi qui occupait au cercle une fonction administrative. Si Larbi était un théoricien, mais en même temps, un homme d’action, un homme de terrain. Dans ses actions, il était souvent l’initiateur et la partie prenante dans l’exécution. Le 8 Mai 1945 a connu une grande ampleur à Biskra, mais au lieu d’aller vers l’union, c’était le contraire ! Le PCA et l’UDMA avaient accusé le PPA d’être à l’origine des troubles. 
 

8 Mai 1945 : l’étincelle 
 

On nous a même taxés de fascistes et d’hitlériens ! La crise couvait déjà puisque après le Congrès de 1947, les signes de division apparaissaient au grand jour. Messali voulait tout accaparer en n’acceptant pas les contradicteurs. Lamine Debaghine en a fait les frais.
 

En février 1947, le Congrès du PPA/MTLD a pris la décision de créer l’organisation spéciale (OS). Le rapport d’Ait Ahmed y a beaucoup contribué. A Biskra, la constitution de l’OS s’est faite en novembre 1947 chez Larbi Ben M’hidi. Je me souviens qu’il pleuvait. Ait Ahmed portait un trench coat. Il était venu installer l’état major de la région. La maison de Ben M’hidi était située entre la gendarmerie, la mairie et la poste. C’est Ait Ahmed qui présida la réunion à la lumière de la bougie avec une meida dans la cour pour qu’on ne puisse pas nous voir. Là, on a reçu un manuel d’instruction militaire copié sur un exemplaire français.
 

La crise sourde perdurait même avec l’avènement du CRUA. Le 27 septembre 1954 Boudiaf, qui devait rencontrer Ben Boulaid a passé la nuit chez moi à Biskra. Il aimait me taquiner en me taxant de bourgeois en considérant mon apparence extérieure du fait que j’étais fondé de pouvoir de Hadj Chaoui, propriétaire terrien et grand exportateur de dattes. C’est là qu’il a rencontré mon ami Maurice Laban. Le matin, Boudiaf, qui connaissait Biskra mieux que moi, est allé au rendez-vous avec si Mostefa. J’étais averti que quelque chose allait se passer, mais j’ignorais l’heure et le jour.
 

J’avais très bien connu aussi Ben Boulaid mais pas sur le plan organique, il venait souvent chez notre ami commun Chaoui. Il souriait toujours. Avec lui, j’ai assisté à trois réunions du MTLD à Constantine en pleine crise. Je me souviens que nous avons été tous les deux menacés par Ahmed Mezghana parce qu’on était soi-disant, contre Messali, dont il était un des lieutenants alors que ce n’était un problème de personne. Deux mois auparavant, en juillet, j’ai rencontré Ben M’hidi à Alger. L’effervescence était visible. Il est possible que la crise du MTLD ait crée un leurre, et tout le monde s’était réjoui de l’explosion de notre parti notamment les communistes et l’UDMA. C’est la dernière fois que j’ai vu Ben M’hidi. Au FLN, El Hachemi a poursuivi sa lutte jusqu’à son arrestation en 1956. Il a été interné dans les camps de M’sila, Aflou, Arcole, Bossuet et Paul Cazelles. 

Une expérience non négligeable, où la solidarité, la discipline et l’instruction ont fait bon ménage. Beaucoup de nos amis y ont fait leurs classes, en langues arabe et française. En août 1957, tous les agitateurs, les durs, la crème se retrouve à Bossuet. Les forces d’occupation ont créé 3 camps. Le premier pour les durs et les irréductibles, le deuxième pour les modérés et un autre pour les anciens légionnaires. J’en garde une anecdote. Le regretté M’hamed Yazid se moquait du vocabulaire dur, modéré, mou : «On nous prend pour des caramels ou quoi! », s’était-il exclamé mi amusé mi affecté Trodi, qui a l’esprit libre, s’est toujours posé les bonnes questions sur les êtres et les choses. Il reconnaît qu’à l’époque, il a aimé le pragmatisme de Bourguiba, mais il a détesté son narcissisme. Il abhorre les discussions byzantines, sans lendemain de certains qui bavardent pour rien. Des palabres et des réunions à n’en plus finir… Qu’ont-ils récolté depuis ? Regardez ce qui se passe seulement dans le monde musulman. Passif et sans réaction face à l’islamisme politique, pourtant aux antipodes, des préceptes de l’Islam authentique qui prône la paix, la fraternité et le pardon.
 

Par Hamid Tahri

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Le portrait consacré à El Hachemi Trodi est paru sur El Watan en juillet 2020

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