Hasni Abidi, politologue spécialiste du monde arabe, est notamment auteur des deux ouvrages "Moyen-Orient : le temps des incertitudes" et "Le Moyen-Orient selon Joe Biden". Il analyse dans cet entretien l'offensive diplomatique saoudienne en cours dans la région et les méthodes du maître réel de Ryad, MBS, pour la réaliser.
- La réconciliation entre l’Arabie Saoudite et la République islamique d’Iran semble être, plus qu’un objectif en soi, un moyen d’étendre l’influence de la monarchie saoudienne au Moyen-Orient. Pourquoi ce regain d’entrain diplomatique, selon vous ?
La normalisation des relations entre Riyad et Téhéran découle d’un constat d’échec de la guerre menée par l’Arabie Saoudite contre les Houthis au Yémen. Cette guerre a un coût élevé sur le plan financier et sécuritaire et un dégât d’image qui nuit grandement à Mohammed Ben Salmane. Ce constat a conduit le prince héritier à une refonte complète de sa stratégie, désormais orientée vers la primauté de l’intérieur sur l’extérieur.
Cette nouvelle direction vise deux objectifs : sécuriser son projet ambitieux de doter le royaume d’un programme économique et culturel en conformité avec son plan «Vision 2030», et sécuriser son accession au trône en désactivant tous les contre-pouvoirs, même si cela doit passer par une brutalisation de l’élite royale et traditionnelle saoudienne. Mohammed Ben Salmane est conscient que la réalisation des ses objectifs passe impérativement par une normalisation de ses relations avec l’Iran.
La Chine qui a joué un rôle de parrain de cette normalisation, n’a pas intérêt à voir ses deux premiers fournisseurs d’énergie s’installer dans une spirale de violence. Au-delà de la réconciliation avec Téhéran, MBS espère solder les contentieux régionaux liés à la guère d’influence dans la région. L’approche saoudienne compte sur une détente régionale propice à un processus de modernisation interne et une ambition de consolider son leadership sur le plan régional.
- L’empreinte du prince héritier Mohammed Ben Salmane, ou MBS, dans le processus de redéploiement géopolitique de la monarchie est de plus en plus évidente. A-t-il les pleins pouvoirs aujourd’hui et quelle est sa place réelle au sein de l’establishment saoudien ?
Avant l’entrée en force de MBS, le récit saoudien justifiait l’immobilisme par l’équilibre fragile entre Al Sheikh, descendants de Mohammed Ben Abdelouahab, et Al Saoud, devenus maîtres des lieux grâce à leur alliance avec les religieux qui ont servi de caution. Ainsi, tout débat sur les reformes politiques, sociétales et économiques fut longtemps interdit. Par conséquent, la famille régnante a acquis une grande marge de manœuvre et une liberté d’action légitimées par les religieux.
En réalité, le pouvoir politique au sein des enfants du roi Abdelaziz a fait un usage politique excessif de l’establishment religieux en brandissant à chaque fois leur influence pour justifier leur politique. La marginalisation des religieux et leur soutien sans faille aujourd’hui à MBS montre l’impertinence de la thèse de l’équilibre entre le religieux et le politique. L’Iran jadis décrit comme une menace pour l’islam sunnite est désormais un partenaire dans le cadre d’un «dialogue au service de l’humanité», selon l’establishment religieux.
Quant aux autres prétendants au trône, les frères du roi, comme Moukrine et Ahmed Ben Abdelaziz ou les petits-enfants, l’épisode de l’hôtel Ritz-Carlton (hôtel de luxe où ont été détenus pendant plusieurs semaines des princes et hommes d’affaires saoudiens en 2017, ndlr) a refroidi leur désir de revendiquer le pouvoir. Le conseil de famille est hors service.
- Les nouveaux appétits saoudiens, en matière diplomatique et économique, ne gênent-ils pas les autres monarchies du Golfe, le Qatar notamment ?
Entre une accalmie avec un futur roi à la tête d’une puissance régionale et la poursuite de sa politique d’entrisme, le choix est fait pour Doha. Le Qatar observe et adopte un profil bas en attendant son heure. Les divergences entre MBZ (Mohammed Ben Zayed El Nahyane, dirigeant des Emirats arabes unis, ndlr) et MBS lui offrent une opportunité pour apparaître comme un émirat assagi et coopératif.
Il faut reconnaître que l’absence de MBZ, qui se targue d’être le parrain et l’inspirateur de MBS, au sommet arabe de Djeddah témoigne des tensions sérieuses entre les deux hommes. Le prince héritier saoudien est particulièrement contrarié par les ambitions régionales d’Abou Dhabi au Yémen. La réplique saoudienne est sans appel : rapatrier toutes les compagnies et exiger le retour de tous les médias saoudiens de Dubaï.
Pour le Bahreïn, le Koweït et Oman, la marge de manœuvre à l’égard de la grande sœur est très limitée. C’est donc un boulevard qui s’ouvre devant l’Arabie Saoudite pour reprendre le leadership au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG). La hausse des prix du pétrole a dopé les réserves en devises de l’Arabie Saoudite, qui dispose désormais de moyens supplémentaires pour mener sa politique dans la région.
- On prête à MBS la volonté de prendre de la distance avec le parrain traditionnel américain et de tenter un rapprochement avec la Chine et la Russie… Jusqu’à quel point cela pourrait être réalisable et profitable pour l’Arabie Saoudite et quelle attitude probable de la Maison-Blanche ?
Durant la campagne des élections présidentielles américaines, MBS, décrit comme inexpérimenté, impulsif et imprévisible, a fait face à un lot continu de critiques sur sa politique désastreuse au Yémen et sur la destitution de l’ancien favori de Washington et de l’Occident, Mohammed Ben Nayef, ancien ministre de l’Intérieur, connu pour son calme et sa maîtrise des dossiers, ce qui lui a valu le surnom de «Gardien du temple».
Les critiques acerbes à l’encontre de MBS ont pris une tournure inquiétante après la défaite du président Trump et le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, dans le consulat saoudien à Istanbul. Le président Biden a déclassé un rapport confidentiel qui situe la responsabilité du prince héritier dans cette affaire. Depuis, les relations entre les Washington et Riyad oscillent entre stagnation et régression.
Il est difficile de comprendre la politique volontariste menée par MBS sans le référent américain. Le prince héritier, en consolidant son assise à l’intérieur du royaume, peut s’engager sur plusieurs fronts en politique étrangère ; il affirme sa volonté d’être le prochain roi et qu’il est désormais l’incontournable partenaire.
Le premier destinataire de ses messages : Washington. Le temps est en sa faveur, puisque Riyad mise sur un retour des républicains aux affaires. Le pacte de Quincy est toujours en vigueur : pétrole contre sécurité. Quand Washington demande plus que le pétrole, en contre-partie, Ben Salmane demande plus que la sécurité de la part des Etas-Unis. Pour les Saoudiens, il n’est pas interdit de jouer la concurrence en brandissant la carte de Pékin et de Moscou. Mais, il est illusoire de croire à un désengagement total de l’Amérique de l’Arabie et dans la région.
- L’épisode Zelensky à Djeddah, alors même que Bachar Al Assad devait marquer son retour à la Ligue arabe, n’est-il pas l’une des manifestations des paris risqués que prend MBS ? Faut-il d’ailleurs s’attendre à un impact sur la cohésion au sein de l’organisation ?
Bachar Al Assad ne pouvait pas être la star du sommet. Zelensky est plutôt un bon coup en matière de relations publiques et pour améliorer une image abîmée du nouveau maître du royaume saoudien. Du coup, c’est Mohammed Ben Salmane qui devient la vedette de ce sommet, puisqu’il a réuni deux figures que tout sépare.
Les réticences dans le camp arabe ne sont pas de nature à perturber la diplomatie saoudienne, dont les attentes ne sont pas les mêmes que celles de ses partenaires arabes. Pour MBS, la Ligue arabe sera un outil supplémentaire pour valider sa politique étrangère et réaffirmer sa stature d’homme d’Etat. Il est à craindre que le chantier, ô combien nécessaire, de reforme et du fonctionnement des institutions de la Ligue arabe ne soit pas une priorité pour Riyad.
- La polarisation des relations internationales, induite par la guerre en Ukraine, est-elle un handicap ou une opportunité pour les ambitions saoudiennes de compter comme un leader géopolitique régional ?
C’est la guerre en Ukraine qui renfloue les caisses du royaume. C’est cette guerre qui permet à Ben Salmane d’occuper le terrain diplomatique et économique. L’Arabie Saoudite est en mesure d’influencer le marché du pétrole, la production et les prix du baril. C’est la guerre en Ukraine qui secoue les relations internationales et montre les fragilités d’un système polarisé. Mohammed Ben Salmane veut se positionner sur la base des prémisses d’un nouvel ordre, ou désordre international en cours de formation. L’issue de ce bras de fer entre l’Est et l’Ouest n’est pas certaine. Les nouveaux acteurs s’invitent dans une nouvelle configuration internationale en rupture avec le passé. Il n’est pas interdit à L’Arabie Saoudite de jouer dans la cour des grands.