Le docteur Hasni Abidi, spécialiste de la région MENA, nous livre à chaud ses premières observations sur l’escalade en cours à Ghaza. Dans l’entretien qui suit, il épingle la «double standardisation» dans les relations internationales qui dénie aux Palestiniens le droit à la résistance et estime que l’offensive du Hamas est le résultat de l’accumulation des provocations israéliennes et de l’obstruction des perspectives de règlement politique.
Entretien réalisé par Mourad Slimani
- L’offensive du mouvement Hamas semble avoir surpris les autorités israéliennes et l’ensemble de ses alliés, occidentaux notamment. Un sursaut militaire palestinien dans le contexte actuel était-il à ce point inimaginable ?
L’offensive surprise et massive du Hamas témoigne de la faillite sécuritaire du gouvernement israélien, mais aussi celle du gouvernement américain, soutien indéfectible d’Israël.Elle constitue une surprise dans son ampleur et dans le niveau élevé de sa préparation et de son exécution ainsi que le niveau élevé des informations sur les positions israéliennes à disposition du Hamas.
En revanche, la dégradation continue des conditions de vie de plus de 2 millions de Ghazaouis, les incursions et les violations de la mosquée Al Aqsa, la réduction de l’Autorité palestinienne à une administration municipale et la construction de nouvelles colonies dans les territoires palestiniens constituent des éléments suffisants pour se rendre compte que cette situation n’est pas tenable. Israël et la communauté internationale n’ont pas seulement entretenu un statu quo, ils ont fait la promotion d’une illusion de stabilité et de paix. S’ajoute à cela une démission internationale sans précédent qui équivaut à un accord tacite, voire un encouragement de la politique israélienne.
La guerre en Ukraine a joué un rôle important dans le réveil des consciences. Le peuple ukrainien lutte pour libérer son territoire occupé et reçoit un soutien massif de l’Occident. Il est qualifié de héros. Les Palestiniens mènent le même combat pour libérer leurs terres et mettre fin aux humiliations, ils sont traités de «terroristes». Cette double standardisation dans les relations internationales rend le discours sur la démocratie et sur l’humanisme complètement inaudible.
- Le mode opératoire des brigades d’El Qassam, les moyens opérationnels utilisés et les images diffusées ont frappé les esprits. Comment expliquer, selon vous, la faillite du Renseignement israélien à anticiper une opération d’une aussi grande envergure et quel impact psychologique et politique possibles sur une opinion très exigeante sur la notion de sécurité ?
Il est encore tôt pour déterminer avec précision où se situent les failles dans le système de sécurité et du renseignement. Plusieurs commissions d’enquêtes sont en cours de formation pour trouver les réponses à cette panne historique dans la chaîne du commandement israélien.
Plusieurs éléments objectifs nous renseignent sur cette situation inédite, comme l’assurance excessive de cabinet israélien qui a sous-estimé la détermination inébranlable des Palestiniens à prendre leur destin en main, les divisions au sein de la société israélienne, y compris dans l’armée, à propos de la réforme judiciaire en Israël, la composition hétéroclite et non compétente du gouvernement et enfin le déploiement d’une grande partie des soldats israéliens en Cisjordanie pour plaire à l’aile religieuse et extrême-droite du gouvernement.
Du côté palestinien, il est utile d’observer l’arrivée d’une nouvelle génération décidée à changer le rapport de force. L’impact sur le gouvernement israélien est déterminant pour la suite. Le temps de l’émotion et de l’union face au danger passé, le Premier ministre Netanyahu et l’état-major doit rendre des comptes aux Israéliens. La confiance de ces derniers en une armée érigée en gardienne de la forteresse est ébranlée.
Hamas a provoqué un séisme dans les doctrines fondatrices d’Israël : l’invincibilité de son armée et sa force de dissuasion, la sacralité des vies des citoyens juifs… Le gouvernement actuel va durcir davantage sa riposte contre les Palestiniens pour redorer son image et affirmer son autorité, et on le voit déjà sur le terrain des opérations.
- Justement, Netanyahu, qui a parlé d’«un jour noir pour Israël», menace d’une riposte sanglante sur Ghaza, et Joe Biden vient lui d’accorder une aide militaire spécifique pour faire face à la situation. Jusqu’où peut aller la contre-offensive israélienne ? Tel Aviv a-t-elle réellement besoin d’aide militaire américaine pour neutraliser le bras armé du Hamas ?
Le gouvernement de Netanyahu n’a pas besoin d’un soutien international pour la poursuite d’une politique répressive sans aucune perspective. Israël dispose de suffisamment de moyens militaires et de soldats pour mener une contre-offensive. Le gouvernement israélien est la cible de critiques de toutes parts, sauf des démocraties occidentales. Face à un déficit criant en matière de consensus sur sa politique, il mobilise l’international pour rester au pouvoir et l’utiliser comme un chèque à blanc dans la guerre contre Ghaza.
Le dernier communiqué signé par les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni aurait dû contenir un passage sur la nécessité de préserver les vies humaines et l’arrêt de la construction des colonies. Pourquoi ces Etats ont-ils brillé par leur absence quand les Nations unies alertaient sur les conséquences du blocus sur Ghaza et sur les effets dévastateurs d’une politique d’apartheid ?
- Des analystes avancent l’idée que le «Déluge d’Al Aqsa» vise à torpiller les tractations initiées récemment pour engager l’Arabie Saoudite, une puissance géopolitique régionale, dans le processus de normalisation avec Israël. Pensez-vous que le processus est désormais disqualifié et qu’une nouvelle situation pourrait naître de l’escalade en cours ?
L’actualité à Ghaza est un enjeu national. Il s’agit d’une occupation et une violation de la légalité internationale. Israël, soutenu par un silence complice, a transformé un peuple propriétaire de ses terres en SDF. Comme toujours, on tente de minimiser la capacité des Palestiniens à résister et à fabriquer eux-mêmes les moyens pour se défendre.
C’est une idée orientaliste selon laquelle les Arabes ne sont pas matures et ont besoin d’une tutelle externe. Ainsi, on cherchera à trouver d’autres coupables.Le désengagement des Etats arabes, particulièrement depuis la signature des accords d’Abraham, est très mal vécu par les Palestiniens. Il est perçu comme une trahison et une perte d’un soutien indispensable à leur cause.
Ces accords ont donné des ailes aux Israéliens pour intensifier la répression et multiplier la construction des colonies sans la moindre réserve des normalisateurs. Soumis à une humiliation par Israël lorsqu’il était vice-président, Joe Biden a complètement déserté le conflit israélo-palestinien. Son retour, pour des raisons électorales, est motivé par «le Grand prix»: le deal entre Saoudiens et Israéliens constituerait une première dans la région.
Une normalisation entre le poids lourd de l’Islam sunnite, et Israël pourrait provoquer une nouvelle configuration qui n’est pas souhaitée par certains mouvements palestiniens. D’autant plus qu’il s’agit ici d’une paix transactionnelle et non d’un accord de paix conforme à l’initiative de paix du roi Abdallah au sommet de Beyrouth en 2002. L’Arabie Saoudite nouvelle fait un usage politique de la cause palestinienne pour une réhabilitation internationale, se doter d’une industrie nucléaire et s’assurer le statut de partenaire stratégique des Etats-Unis. Évidemment, l’Iran n’est pas enthousiaste.
Bio express
Hasni Abidi est né à Tébessa en 1964. Politologue, spécialiste de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord), il a cofondé en 1999 le Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam) basé à Genève (Suisse). Institution qu’il dirige depuis quelques années. Il est chercheur invité à Paris Panthéon-Sorbonne. Il assure des séminaires et cours spécialisés sur, notamment, la géopolitique du Moyen-Orient et la politique méditerranéenne de l’UE. M. Abidi a également conduit des recherches au profit de plusieurs organisations régionales et internationales, telles que l’Unesco, le CICR et l’UNAO. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux évolutions des enjeux politiques dans le monde arabe, dont : le Moyen-Orient selon Joe Biden (2021), Moyen-Orient : Le temps des incertitudes (2018), Le monde arabe entre transition et implosion (2015).