Halim Megherbi est expert international, formateur et conférencier spécialisé dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Il intervient depuis plus de 17 ans auprès des entreprises du secteur financier en France, au Luxembourg, en Suisse, à Monaco et en Belgique. Auteur du livre Money Mask - Les dessous du blanchiment d’argent, M. Megherbi revient dans cet entretien sur les tenants et aboutissants de la mise de l’Algérie par le GAFI sur la liste grise du Groupe d’action financière.
- L’Algérie vient d’être placée sur la liste grise du Groupe d’action financière (GAFI). Pourquoi, selon vous, une telle décision ?
Avant tout, il faut comprendre ce qu’est le GAFI et ce que signifie cette «liste grise». Le GAFI est une organisation intergouvernementale qui, depuis sa création en 1989, évalue les dispositifs des pays pour lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Etre inscrit sur cette liste signifie que le pays présente certaines faiblesses dans ses dispositifs de contrôle, mais cela ne veut en aucun cas dire que l’Algérie est un paradis du blanchiment.
En 2022, une équipe d’experts s’est rendue sur place pour évaluer notre dispositif et en a tiré des conclusions qui ont été publiées en mai 2023. Oui, des lacunes existent, mais elles concernent souvent des questions de ressources et de procédures qui demandent du temps et des moyens pour être comblées. Cela ne reflète pas un problème structurel ou une «culture du blanchiment», comme certains pourraient le laisser croire.
- Quelles sont alors ces lacunes soulevées par le rapport ?
Parmi les points soulevés, on retrouve des lacunes dans la Cellule de traitement des renseignements financiers (CTRF) qui manque de moyens et reçoit des déclarations de soupçon insuffisantes, notamment de la part des acteurs non financiers. Par ailleurs, les mesures de diligence raisonnable (CDD) et de diligence accrue (EDD) ne sont pas appliquées de manière homogène entre les institutions financières.
Il y a aussi l’incomplétude de l’évaluation nationale des risques (NRA) et un faible nombre d’enquêtes pour blanchiment, bien que cela corresponde au niveau de risque de notre pays. D’autres pays, comme la France ou le Luxembourg, font face à des critiques similaires sur ces aspects dans leurs propres rapports d’évaluation.
- Mais tous ces points soulevés ne signifient-ils pas que le pays attire les criminels financiers ?
Absolument pas ! L’Algérie ne possède pas les caractéristiques d’un hub pour le blanchiment d’argent. Nous ne sommes pas une place financière interconnectée à l’international comme Dubaï ou les Etats-Unis, où des criminels financiers trouvent des infrastructures propices.
Ici, les contraintes en matière de transferts de change et le manque de connexion financière globale limitent sérieusement l’intérêt pour les réseaux criminels internationaux. Les infractions majeures en Algérie sont plutôt d’ordre local : corruption, contrebande et, à un niveau plus restreint, trafic de drogues et d’êtres humains. Penser que l’Algérie pourrait jouer le même rôle que Dubaï ou Chypre dans le blanchiment d’argent est une méconnaissance totale de notre réalité.
- Considérez-vous que la corruption est dans l’infraction primaire prédominante en Algérie ?
En effet, comme le souligne le GAFI, la corruption figure parmi les principales infractions génératrices de fonds illicites et constitue une menace majeure dans le contexte algérien. Cette situation s’explique en partie par l’importance de l’économie informelle dans le pays. L’Algérie dispose d’un organisme national dédié à la lutte contre la corruption : l’Office central de répression de la corruption (OCRC), qui joue un rôle-clé dans la détection et la répression des actes de corruption.
En plus de la création de cet organisme, l’Algérie a adopté des lois et ratifié des conventions internationales, notamment la Convention des Nations unies contre la corruption (CNUCC). En 2019, des mesures plus strictes ont été introduites, incluant l’obligation pour les hauts fonctionnaires de déclarer leurs biens, ainsi que la mise en place d’un système d’alerte pour signaler les abus dans les marchés publics. Toutefois, des efforts supplémentaires sont nécessaires.
Comme le souligne le GAFI, le secteur financier doit mettre en place des contrôles plus stricts concernant les personnes politiquement exposées (PEP) en appliquant une vigilance renforcée. Cela permettrait de limiter les risques de corruption à haut niveau et de renforcer l’intégrité des institutions financières.
- Quels impacts cette inscription peut-elle avoir pour l’Algérie ?
Certes, être sur la liste grise peut donner mauvaise presse auprès des investisseurs internationaux, mais l’Algérie est peu dépendante des investissements directs étrangers (IDE). En 2023, nous étions à la 14eᵉ position en Afrique pour les IDE, loin derrière des pays comme la Turquie. Donc, même si les conditions de financement peuvent devenir plus strictes, cela aura un impact limité pour nous.
- Mais cela n’empêche pas les autorités d’engager des actions sérieuses contre la corruption…
Tout à fait. Cette mise en liste grise doit être perçue comme un appel à réformer en profondeur, en particulier dans le secteur bancaire. La récente loi de finances 2025, qui impose des paiements bancaires pour des transactions majeures, comme les achats immobiliers ou de véhicules, est un exemple concret d’action de transparence.
- A l’instar d’autres organisations internationales, le GAFI applique-t-il des standards variables selon les pays ?
Il est évident qu’il y a des incohérences. Prenez Chypre, par exemple : le pays n’est pas sur la liste grise malgré un profil d’évaluation similaire à celui de pays reconnus pour leurs efforts en matière de lutte contre le blanchiment, comme le Luxembourg. La question n’est pas de savoir si la délinquance financière existe sur l’île, mais plutôt pourquoi elle est épargnée malgré des flux financiers suspects.
Et que dire des Etats-Unis ? Considérés comme un modèle en matière de régulation, ils sont en réalité l’un des endroits les plus prisés pour cacher des avoirs illicites. Janet Yellen, secrétaire au Trésor, a elle-même qualifié les Etats-Unis de «meilleur endroit pour blanchir de l’argent». Cela montre bien qu’il existe des biais et que les évaluations du GAFI peuvent manquer de transparence.
On peut également mentionner les Emirats arabes unis qui ont été retirés de la liste grise du GAFI, mais qui figurent toujours sur celle de l’Union européenne. Dubaï reste une destination prisée des oligarques, mafieux et fraudeurs fiscaux de divers horizons.
Aujourd’hui, il est encore possible d’y acheter un bien immobilier en espèces. Avec 146 milliards de dollars d’actifs immobiliers détenus par des étrangers, les Emirats figurent parmi les plus grands centres immobiliers offshore. Cela soulève donc des questions quant à l’impartialité des évaluations et aux critères de conformité appliqués.
En fin de compte, notre inscription sur la liste grise n’est pas une fatalité, mais une étape qui peut nous aider à renforcer notre cadre de lutte contre le blanchiment d’argent. Nous avons les talents et la volonté pour relever ce défi.