La guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine ne se limite plus aux tarifs douaniers qui ont défrayé récemment la chronique ou aux chaînes d’approvisionnement : elle s’étend désormais au cœur du monde numérique. TikTok, la célèbre application de partage de vidéos courtes détenue par le groupe chinois ByteDance, est devenue l’un des symboles les plus visibles de cette confrontation géopolitique, économique et technologique. Pour mieux comprendre les enjeux, citons deux chiffres.
En 2024, TikTok a généré 39 milliards de dollars de revenus à l’international, une hausse impressionnante de 63% par rapport à l’année précédente. Ces résultats confirment la position dominante de l’application sur le marché mondial, en particulier auprès des jeunes (digital natives).
Cette performance financière survient dans un climat géopolitique extrêmement tendu. L’année 2024 a été marquée par l’adoption, par le Congrès américain, d’une loi contraignant ByteDance à vendre TikTok ou à faire face à une interdiction pure et simple sur le territoire américain. Initialement fixée au 5 avril, l’échéance a été repoussée de 75 jours par l’administration Trump, qui affirme «rechercher un compromis». Le président américain, dans une posture offensive face à Pékin, entend de cette manière réaffirmer «la souveraineté numérique des Etats-Unis et limiter l’influence des entreprises chinoises sur son territoire».
Les autorités américaines justifient cette mesure au nom de la sécurité nationale. TikTok, selon les responsables politiques à Washington, représenterait une menace potentielle en raison des données sensibles qu’elle pourrait transmettre au gouvernement chinois. ByteDance a toujours nié ces accusations, affirmant que les données des utilisateurs américains sont stockées localement et ne sont pas accessibles par Pékin.
Au-delà des positions des uns et des autres se cache en réalité une lutte d’influence plus large. Les Etats-Unis voient dans TikTok non seulement une entreprise chinoise prospère sur leur sol, mais aussi un vecteur d’influence à large impact. Les responsables politiques aux USA ont conscience que les algorithmes et les plateformes numériques façonnent de plus en plus les opinions, les tendances et les récits dans un monde plus que jamais globalisé où les repères identitaires se brouillent.
Dans cette ambiance électrique, les tractations se poursuivent. ByteDance a reconnu que «plusieurs questions clés» restaient à régler dans les discussions avec le gouvernement américain. Pendant ce temps, de nombreux acteurs technologiques et financiers scrutent avec attention l’évolution de la situation. Parmi les noms qui circulent comme repreneurs potentiels de TikTok aux Etats-Unis figure celui d’Elon Musk, le patron de Tesla. Son intérêt n’est pas confirmé officiellement, mais son implication dans les débats autour de la liberté d’expression et de la souveraineté numérique alimente les spéculations.
D’autres géants de la tech, des fonds d’investissement et des groupes privés sont également sur les rangs, tels que Microsoft et Oracle qui cherchent à renforcer leur présence dans le domaine des réseaux sociaux et du divertissement numérique. L’enjeu est colossal : TikTok possède une base d’utilisateurs active de plus de 150 millions de personnes aux Etats-Unis. Son modèle économique, basé sur la publicité ciblée et les créateurs de contenus, est une machine à générer des revenus.
Selon les observations, l’affaire TikTok s’inscrit dans une dynamique plus vaste : celle de la rivalité sino-américaine pour la domination technologique du XXIe siècle. Les Etats-Unis, longtemps leaders dans le domaine technologique, voient avec inquiétude monter en puissance des acteurs chinois, tels que Huawei, Tencent, Alibaba ou ByteDance.
De son côté, la Chine renforce son autonomie technologique, tout en tentant d’exporter ses propres standards, notamment via l’initiative «la ceinture et la route numérique». Cette initiative est également perçue comme une manière pour la Chine de renforcer son influence économique et stratégique à l’échelle mondiale, tout en favorisant des partenariats avec divers pays. Le cyberspace est devenu incontestablement un champ de bataille diplomatique, économique et idéologique. Cette «guerre invisible» de moins en moins virtuelle redéfinit les frontières et les dynamiques traditionnelles. Kamel Benelkadi