Sur les fronts libanais, syrien, irakien et yéménite, les organisations «mandataires» de l’Iran, comme les nomme Washington, se révèlent une sérieuse préoccupation militaire pour les Occidentaux, rangés derrière les plans de guerre israéliens, et un outil de pression redoutable pour Téhéran.
L’Iran, son «axe de résistance» et sa batterie de proxys. La guerre contre Ghaza met en surface un conflit confiné jusque-là au niveau de l’escarmouche chronique stratégique entre Washington, ses alliés occidentaux et Téhéran, avec pour enjeu le contrôle de zones d’influence au Moyen-Orient. Un épisode décisif et beaucoup plus bruyant de cette longue lutte se joue depuis près de quatre mois avec comme générique central le soutien à la cause palestinienne.
Sur les fronts libanais, syrien, irakien et yéménite, les fameux proxys, ou organisations «mandataires» de l’Iran, comme les nomme Washington, se révèlent une sérieuse préoccupation militaire pour les Occidentaux, rangés derrière les plans de guerre israéliens, et un outil de pression redoutable pour Téhéran. Le cas des Houthis, dont l’action en mer Rouge impacte lourdement le trafic maritime mondial depuis novembre dernier, en est la démonstration la plus spectaculaire.
Dès ce fatidique 7 octobre, qui a vu les escouades des Brigades Al Qassam déferler au petit matin sur les kibboutz et les casernements israéliens situés autour de l’enclave de Ghaza, les regards, les accusations et les menaces de Tel-Aviv se sont tournés vers Téhéran. Pour l’Etat hébreu, les attaques surprises qui ont ébranlé les certitudes du complexe sécuritaire israélien ne peuvent avoir été conçues, préparées et menées qu’avec le soutien concret des services iraniens.
Cette position est aussi celle de la Maison-Blanche et du chœur discipliné de ses alliés. Dans le sillage, de grands médias américains, dont notamment le Wall Street Journal, s’appuyant sur des sources anonymes auprès des services de renseignement, et sur de prétendues déclarations des responsables du Hamas palestinien et du Hezbollah, affirment que les attaques ont eu l’aval du parrain iranien lors d’une réunion secrète tenue à Beyrouth une semaine auparavant sous la conduite des dirigeants de la Force El Qods, corps d’élite des Gardiens de la révolution iraniens.
La prestigieuse publication ajoute que les opérations étaient en préparation depuis le mois d’août et qu’elles ont été réfléchies avec le concours décisif de Téhéran. Aucune preuve tangible cependant ne sera avancée, aussi bien par Tel-Aviv que par Washington pour étayer l’accusation.
L’autre piste politique avancée, pour situer les responsabilités, est que les attaques du 7 octobre sont venues saborder un processus de normalisation avec l’ennemi israélien, ayant connu une accélération avec la signature des Accords d’Abraham (2020), et incluant cette fois l’Arabie Saoudite pour achever de consacrer l’isolement géopolitique de l’Iran. La République islamique aurait donc inspiré au Hamas de reprendre l’initiative militaire avec comme objectif de rebattre radicalement les cartes dans la région.
Quand la guerre d’influence croise la résistance
Les autorités iraniennes, tout en saluant «le séisme» sécuritaire et politique que provoque le déluge d’Al Aqsa, ont nié toute implication aussi bien dans la planification de l’offensive que dans son exécution. «L’Iran n’intervient pas dans les prises de décisions d’autres nations, y compris la Palestine», avait objecté le porte-parole de la diplomatie iranienne, Nasser Kanani, dans les quelques jours qui ont suivi les attaques, ajoutant que les accusations répétées portant responsabilité de Téhéran dans le contexte étaient «fondées sur des motifs politiques».
Très attendu dans le contexte, le Hezbollah prendra tout son temps pour s’exprimer, tenant en haleine une société libanaise redoutant un débordement de la guerre dans le pays. Le 3 novembre, près d’un mois donc après le déclenchement des hostilités à Ghaza, Hassan Nasrallah, le chef du Mouvement, n’appellera pas au djihad, mais saluera «la bravoure» et «le martyre des combattants du déluge d’Al Aqsa».
Il se fera le porte-voix du parrain iranien, affirmant que ce dernier n’avait apporté en la circonstance, aucune aide opérationnelle aux brigades d’Al Qassam. «La République islamique d’Iran soutient ouvertement les mouvements de résistance au Liban, en Palestine et dans la région, mais n’exerce pas de tutelle sur leur leadership (…) les attaques du 7 octobre sont le résultat d’une décision palestinienne à 100 %», a-t-il soutenu.
Le leader du Hezbollah en veut pour preuve le fait que le mode opératoire et le timing de l’offensive avaient pu être gardés secrets malgré les oreilles technologiques tendues des services de renseignement israéliens et américains dans la région.
Toutes les organisations se réclamant de l’«axe de résistance», jusque-là investies dans des actions dispersées, en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen, ont en tout cas fait montre d’une unisson inédite à l’occasion et ont déclaré qu’elles cibleraient désormais les intérêts israéliens et son allié américain en soutien à la guerre déterminante que livre la résistance palestinienne.
Plusieurs bases US en Irak seront ainsi ciblées ; les Houthis yéménites, bien avant de s’attaquer au passage maritime de Bab Al Mandeb, lancent des drones souvent interceptés par l’armada navale américaine, alors que la grosse machine du Hezbollah mène des opérations limitées au Sud-Liban. C’est en prenant en compte le potentiel de mobilisation et de nuisance de ces organisations que Washington a craint très tôt une extension incontrôlable du conflit et a battu le rappel de ses porte-avions en Méditerranée orientale.
Le mois de janvier en cours a vu la confrontation gagner en intensité avec notamment les frappes britano-américaines contre les Houthis et des répliques régulières du groupe Résistance Islamique en Irak contre des positions américaines. Téhéran a dû également lancer des frappes sur des «bases terroristes» et des «nids d’espions israéliens» dans des pays du voisinage, touchant même le Pakistan, le 16 janvier dernier, dans un développement inattendu. Même si la guerre frontale entre l’Iran et le bloc constitué autour des Etats-Unis n’a pas lieu, une guerre par procuration, bien réelle, quant à elle, se déroule à la périphérie de l’épicentre Ghaza.
Lutte contre Daech et sauvetage de régimes alliés
Même si la philosophie iranienne en matière d’ambition d’influence fait l’ADN de la révolutions islamique des ayatollahs en 1979, les centres d’études et instituts des relations stratégiques internationales estiment que la naissance des premiers embryons de proxys iraniens est l’une des conséquences de l’invasion américaine de l’Irak en 2003, comme l’invasion israélienne du Liban en 1982 avait suscité la création du Hezbollah.
Mais il semble que l’avènement du «printemps arabe» et le chaos, qui en a résulté dans plusieurs pays pivot de la région, ont marqué un moment de maturité structurelle pour lesdites organisations. Volant au secours du régime de Bachar Al Assad en Syrie, l’Iran forme et arme des milices en s’appuyant sur l’expérience et les capacités militaires éprouvées du Hezbollah.
Les groupes armés chapeautés par Téhéran joueront un rôle décisif dans la reprise des territoires perdus par le gouvernement de Damas, dès 2016. La lutte contre la montée fulgurante de l’organisation terroriste Daech, en Irak, est l’autre séquence que retiennent les analystes pour dater la mise en forme des proxys iraniens.
Le dogme sunnite dur de Daech, ou Etat Islamique (EI), et son objectif d’instaurer un califat expurgé du chiisme, considéré comme un avorton illégitime de l’islam, en ont fait un ennemi juré de Téhéran. Enfin au Yémen, le soutien au groupe houthi Ansar Allah le propulse comme force dominante dans le pays avec la prise de la capitale Sanaa en 2014.
Toutes ces «réussites» ont été consolidées par des apports financiers et des technologies d’armements que Téhéran a continué à fournir malgré le durcissement des sanctions économiques internationales à son encontre.Un homme a incarné la vision de la République Islamique sur ce que doit être son champ d’influence stratégique et cette guerre sans merci contre l’EI : l’ex-chef de la Force El Qods, chargée des opérations extérieures du corps des Gardiens de la révolution iraniens, le général Qassem Souleimani.
Présenté comme l’architecte en chef du déploiement militaire de l’Iran à l’étranger, l’homme a fait de la Force El Qods, dont il a pris le commandement en 1998, un véritable cerveau stratégique et opérationnel coordonnant la constitution et l’action des groupes militaires et paramilitaires pro iraniens.
Lorsque Donald Trump a voulu faire mal à l’Iran, il a certes ordonné le plan «pression maximale» pour accentuer les sanctions économiques, déjà sévères, contre Téhéran dès 2018 ; il a également procédé à une rupture unilatérale de l’accord sur le nucléaire, fermant brutalement une parenthèse de dialogue ouverte par son successeur à la Maison-Blanche. Mais c’est en ordonnant l’assassinat de l’officier iranien, par un drone tueur, en janvier 2020, que le président américain a bouleversé Téhéran.
L’empreinte du général Qassem Souleimani
Quatre ans après sa mort, l’homme continue à être un symbole à abattre. Le 3 janvier dernier, 91 personnes venues se recueillir sur la tombe de Souleimani dans le sud du pays, ont été tuées dans un double attentat kamikaze revendiqué par Daech.
Pour les autorités iraniennes cependant, la piste EI était trop facile dans le contexte ; sans officiellement les faire assumer aux hautes autorités du pays, les accusations sont allées vers les services américains et israéliens. «L’EI a été vaincu et ne peut agir désormais que comme mercenaire de la politique sioniste et américaine», a ainsi accusé le général Hossein Salami, chef du corps des Gardiens de la révolution.
Pour se dédouaner, les services américains viennent de faire fuiter une information selon laquelle ils ont pris le soin d’avertir les autorités iraniennes, en «privé», sur l’imminence d’attentats terroristes de l’EI début janvier.
Mais les Iraniens persistent à défendre que les attentats sont une séquence de la guerre que leur mènent Tel-Aviv et Washington dans le contexte. Il faut dire que les attentats intervenaient au lendemain de l’assassinat dans les environs de Beyrouth, du numéro 2 du bureau politique du Hamas, Saleh El Arouri, lors d’une frappe israélienne, et la persistance de mise en garde américaine et israélienne contre Téhéran.
Selon un décompte arrêté il y a quelques jours, plus de 150 frappes par voie de drones, de missiles ou de roquettes ont ciblé des positions américaines en Syrie et en Irak depuis octobre dernier.
La coalition «Résistance islamique en Irak», regroupant des milices armées dites pro-iraniennes, vient d’annoncer qu’elle poursuivrait le harcèlement des troupes américaines sur le territoire, malgré l’ouverture récente de pourparlers entre Baghdad et Washington sur une réduction significative de la présence militaire US dans le pays.
Le groupe houthi Ansar Allah a renouvelé, avant-hier, sa détermination à poursuivre son action en Mer Rouge, malgré les frappes américaines contre ses bases en sol yéménite.
Un navire britannique, cible de tirs de missiles houthis durant la même journée, a été «touché de plein fouet et a pris feu», selon le porte parole de l’organisation. Téhéran est bien déterminé à faire jouer un rôle à ses proxys et boucliers militaires stratégiques, bien au-delà de l’après-guerre de Ghaza.