L’idée d’un déplacement massif des populations palestiniennes vers le Sinaï semble avoir fait long feu après de farouches oppositions des autorités égyptiennes et jordaniennes (également concernées par le spectre d’un exode massif sur la frontière ouest). Mais Al Sissi demeure hanté par le risque et se méfie plus que jamais des intentions de Netanyahu.
Depuis le début des hostilités dans la Bande de Ghaza, l’Egypte est sans doute l’un des pays qui subissent le plus les répliques diplomatique, économique et sécuritaire du conflit.
Le Liban est certes un territoire exposé plus directement à un débordement des opérations en raison de la position d’hostilité active du puissant Hezbollah à Israël ; de nombreux épisodes de confrontations armées – échanges de tirs de missiles sur la bande frontière notamment – ont régulièrement fait monter la tension entre les deux parties depuis près de trois mois, avec des pics qui ont vu les autorités israéliennes menacer de mener la même campagne meurtrière qui rase Ghaza sur Beyrouth. On n’imagine pas les relations se détériorer à ce point entre Tel-Aviv et Le Caire, à la fois ennemis et partenaires historiques, mais le contexte impose une situation des plus inconfortables sur les rives du Nil.
L’Egypte, qui a signé les accords de Camp David avec Israël en 1978, sous la houlette du controversé Anouar El Sadate, est le précurseur de démarche de paix avec l’Etat hébreu dans la sphère arabe.
Démarche qui l’a vue excommuniée de la Ligue arabe d’ailleurs et durant longtemps après des décennies de leadership incontesté.
C’est le pays également à avoir mené le plus de guerres bilatérales avec l’entité sioniste (guerre de Suez en 1956, guerre des Six-Jours en 1967 puis la guerre du Kippour en 1973), et s’être impliqué le plus dans les autres confrontations armées, dites arabo-israéliennes, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Les choses ont bien entendu changé depuis Camp David et les successeurs d'El Sadate, Moubarak puis Al Sissi depuis 2013, se sont fait un devoir de maintenir des relations non conflictuelles avec Tel-Aviv malgré un constant front d’opposition populaire en interne.
La guerre contre Ghaza met à mal ce fragile équilibre depuis plus de trois mois et projette Le Caire aux premières lignes d’un front qui met sa diplomatie, ses institutions sécuritaires et, depuis peu, son économie sous une forte pression.
Une deuxième Nakba, la grande hantise
La campagne militaire meurtrière israélienne à Ghaza a d’abord fait frémir en Egypte devant le risque de voir déferler dans le pays des centaines de milliers de Palestiniens fuyant la guerre.
Durant des semaines, Abdelfattah Al Sissi a dû se démener diplomatiquement pour épargner au Sinaï ce scénario de nouvelle terre d’exil forcé pour des Ghazaouis, acculés par les bombardements, la famine et le manque cruel et organisé de secours.
Scénario d’autant plus plausible que fut «fuité» pendant des semaines, entre octobre et novembre derniers, un plan israélo-américain prévoyant de vider une partie importante du territoire de l’enclave palestinienne de sa population vers le Sinaï voisin, en échange d’aides financières conséquentes pour le régime du Caire.
L’idée semble avoir fait long feu après de farouches oppositions des autorités égyptiennes et jordaniennes (également concernées par le spectre d’un exode massif sur la frontière ouest).
Mais Al Sissi demeure hanté par le risque et se méfie plus que jamais des intentions de Netanyahu et son gouvernement : recevant dimanche dernier le ministre chinois des Affaires étrangères, le président égyptien a une nouvelle fois réitéré l’opposition ferme de son pays au déplacement des populations de Ghaza, et a appelé à un cessez-le-feu pour l’éviter.
Le rôle joué par Le Caire, conjointement avec le Qatar, dans les négociations ayant abouti à la libration de plusieurs dizaines d’«otages» israéliens le mois dernier, ne suffit décidément pas à mieux faire entendre sa voix à Tel-Aviv, où l’on se montre pour le moins ingrat et sans grande considération pour la posture délicate de l’Egypte.
Quand Tel-Aviv tire dans le dos
Interpellées régulièrement sur leur responsabilité dans l’obstruction des voies pouvant faire parvenir des aides aux populations de l’enclave encerclée, les autorités du Caire ont souvent eu par ailleurs des difficultés à délivrer des messages clairs sur leur réelle position.
Le gouvernement israélien vient à nouveau de relancer le doute sur le sujet. Benyamin Netanyahu a déclaré samedi dernier que les troupes israéliennes auraient encore à sécuriser «l’axe Philadelphie» (ou axe Salah Eddine côté égyptien), même après la fin des opérations contre le Hamas.
Le propos suggère que les forces armées égyptiennes sont laxistes ou manquent de compétence pour assurer le contrôle sur la portion de territoire de l’autre côté de la barrière.
Cette bande de terre de près de 14 kilomètres, séparant la Bande de Ghaza des territoires égyptiens, aurait donc servi, ou pourrait servir, à faire entrer des aides clandestines de toute nature à partir de l’Egypte et représenteraient une brèche sécuritaire à colmater pour Tel-Aviv.
Ce à quoi, le ministère des Affaires étrangères égyptien a répondu en assurant que Le Caire était bien capable d’assurer la surveillance de ses frontières.
Quelques jours auparavant pourtant, lors de leurs répliques à la procédure engagée par l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), les avocats délégués par Israël ont rejeté la responsabilité des blocages des aides onusiennes pour Ghaza, depuis le passage frontière de Rafah, sur les autorités égyptiennes.
Celles-ci ont dû une nouvelle fois réagir en traitant le propos de «mensonges et de graves allégations», et en assurant qu’elles ont toujours agi dans le respect des résolutions et recommandations des instances internationales, contrairement à leurs homologues israéliennes.
La situation des populations déplacées par centaines de milliers dans le sud de l’enclave palestinienne et n’ayant point de possibilité réelle de retour vers un Nord «non habitable», selon les rapports de l’ONU, et le jeu trouble de la classe dirigeante israélienne maintiendront pour des années la menace d’un débordement sur l’Egypte.
Trafic en berne sur la Canal de Suez
L’autre front qui inquiète le plus Le Caire, la tension persistante due à l’aggravation de la situation du côté de la mer Rouge ; dans un communiqué publié à l’issue des frappes américano-britanniques sur des bases houthies, jeudi dernier, le ministère des Affaires étrangères égyptien s’est dit hautement «préoccupé» par le risque d’escalade et a appelé à intensifier les efforts pour éviter un embrasement.
Efforts qui doivent inclure, estime la diplomatie égyptienne, l’arrêt des opérations militaires sur Ghaza. Même si les instances dirigeantes du canal de Suez affichent de la sérénité quant au risque de la baisse des recettes, des comptes rendus spécialisés estiment une baisse de passage via l’infrastructure entre 35 et 40% comme conséquence de l’insécurité accrue pour la navigation en mer Rouge.
Et ce n’est pas fini : les grandes compagnies de transport maritime continuent à annoncer, les unes après les autres, le changement contraint de leurs plans habituels de navigation pour éviter le détroit de Bab El Mandeb, quitte à assumer des surcoûts et des délais prolongés de livraisons en optant pour des détours plus sûrs via le cap de Bonne-Espérance.
Le coup est pour le moins sévère pour l’économie égyptienne, déjà fortement endettée. L’exploitation de l’ouvrage névralgique rapporte aux caisses du pays des recettes en constante croissance, qui se situent autour de 9 milliards de dollars annuels, selon les bilans d’avant-crise.
La croissance doit beaucoup à un investissement colossal de rénovation et d’extension (8 milliards de dollars d’investissement) lancé en 2015, avec pour objectif d'accroître les possibilités de transit offertes à la navigation marchande internationale.
La courbe ascendante des rentrées en devises qu’assurent le canal amorce brutalement le mouvement inverse depuis la tempête houthie en mer Rouge et personne ne sait combien de temps la menace va durer.
Troublants incidents aux frontières
Une soldate israélienne a été blessée, dans la nuit de lundi à hier, dans un accrochage au sud du poste frontière d’Al Awja, près des territoires égyptiens.
Les porte-parole des deux armées israélienne et égyptienne se sont accordés à lier l’incident au trafic de drogue. 20 trafiquants armés auraient ainsi tenté de traverser la frontière pour acheminer une cargaison de stupéfiants à partir de l’Egypte et se seraient retrouvés nez-à-nez avec les troupes israéliennes.
L’armée égyptienne pour sa part informe que ses éléments ont pris en chasse les présumés trafiquants et ont réussi à arrêter six membres du groupe, tandis qu’un autre a été tué après un échange de tirs.
Les faits sont abondamment commentés sur les réseaux sociaux où des voix ont laissé entendre que l’accrochage n’a rien à voir avec le trafic de drogue mais participent d’une opération menée par un groupe militant contre l’armée israélienne, dans le contexte de la guerre contre Ghaza.
Les deux armées se seraient donc entendues, présume-t-on, pour avancer la piste du trafic de drogue afin de s’épargner des feux de projecteurs sur un acte d’hostilité contre l’armée israélienne au moment où les deux parties ont fort à faire avec les retombées de la guerre sur la gestion de la bande frontière.
Il y a lieu de rappeler que les lieux de l’accrochage d’avant-hier sont les mêmes qui ont vu un militaire égyptien, Mohamed Salah, mener une opération suicide contre des soldats israéliens postés aux frontières, en juin dernier. L’assaillant avait réussi à abattre trois soldats israéliens avant d’être neutralisé.
L’acte s’était inscrit dans une assez longue série d’opérations individuelles similaires de la part de membres des forces armées égyptiennes ne partageant pas le choix de la normalisation des relations avec l’Etat hébreu.
L’armée israélienne pour sa part compte un registre fournis en «bavures» contre les militaires égyptiens postés aux frontières, voire des civils habitant la région, au motif récurrent qu’ils se seraient aventurés au-delà du territoire égyptien. La tension est permanente dans le périmètre malgré une façade diplomatique de relations pacifiées entre Le Caire et Tel-Aviv. M. S.