Fadila Akkache. Maître de conférences en sciences politiques à l’université de Tizi Ouzou : «Indexer les salaires sur l’inflation, une arme à double tranchant»

04/05/2022 mis à jour: 01:55
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  • Notre pays a connu deux modèles de politique salariale : il y a eu le modèle socialiste avec le Statut général des travailleurs (SGT), et le modèle libéral à partir de 1990 et la promulgation de la loi 90-11 sur les relations de travail. Quelle lecture faites-vous de la politique des salaires aujourd’hui en Algérie ?

En effet, à l’image des choix politico-économiques du pays, la politique salariale a transité d’un modèle rigide et centralisé, où la fixation des salaires, tous secteurs confondus, était exclusivement réservée à l’Etat, vers un modèle plus libéral, où théoriquement, les acteurs de la relation de travail en négocient le contenu. Si le modèle socialiste avait permis de réduire les inégalités salariales héritées de la colonisation grâce à une classification nationale des postes de travail selon la formule : «A travail égal salaire égal», il lui fut toutefois reproché de ne pas tenir compte des spécificités des entreprises et de leur situation financière. De son côté, le modèle conventionnel libéral offre plus de flexibilité mais contribue à approfondir les inégalités entre secteurs privé et public, ainsi qu’entre différents secteurs d’activité. 

La prépondérance d’une culture de redistribution rentière héritée de la phase socialiste dans le secteur public a engendré des écarts indécents entre salariés de différents secteurs d’activité. On retrouve, par exemple, un agent de sécurité ou un agent d’entretien à la caisse d’assurances sociales bien mieux rémunéré qu’un maître de conférences à l’université. 

Par ailleurs, l’absence de couverture syndicale et de négociations salariales, dans le secteur privé, font de l’employeur l’acteur exclusif de la fixation des salaires, ce qui aboutit nécessairement à une réduction drastique de la moyenne nette des salaires. Les écarts entre les deux secteurs sont édifiants et touchent tous les niveaux de qualification, des manœuvres jusqu’aux cadres hautement qualifiés. 

La dernière enquête sur les salaires de l’Office national des statistiques (ONS) démontre un écart de plus de 58% entre les salaires moyens nets des deux secteurs, qui atteignent 58 400 DA dans le public contre 34 100 DA dans le privé.

  • Nous assistons à une hausse vertigineuse des prix de tous les produits de consommation. La vie est de plus en plus chère et le pouvoir d’achat des ménages est en chute libre. Pourquoi, d’après vous, les salaires ainsi que les retraites ne sont-ils pas indexés sur l’inflation ?

Lors d’une phase inflationniste mondiale, indexer les salaires et les retraites sur le taux d’inflation peut avoir un effet contraire, en entraînant une augmentation significative des coûts de production, et en provoquant une baisse de l’emploi. L’indexation pourrait être une solution dans une économie où les entreprises productives locales ont la capacité de s’adapter à une demande grandissante, ce qui boosterait la croissance. 

En Algérie, l’économie est encore dépendante des importations de biens de consommation et d’équipement. Indexer les salaires sur les prix aboutirait à accroître les importations et à approfondir la dépendance du pays au marché mondial, tout en pénalisant les petites et moyennes entreprises locales et l’emploi. Il faut trouver un juste équilibre selon la conjoncture, entre la part des salaires et celle de l’investissement dans la valeur ajoutée.

  • Un grand nombre d’ingénieurs, de médecins hospitaliers, d’enseignants universitaires ont le sentiment d’être sous-payés. Cela a engendré un exode massif de médecins, d’informaticiens vers l’étranger. Pourquoi, à  votre avis, les salaires ne sont-ils pas plus attractifs dans notre pays ?

D’abord, il faut souligner que les salaires des cadres qualifiés en Algérie différent d’un secteur à un autre. Sous le socialisme, l’objectif de la réduction des inégalités était prioritaire, ce qui engendra un tassement des salaires. Actuellement, cette situation est relativement moins observable dans la Fonction publique, où la grille des salaires est basée sur le critère de la qualification. 

Toutefois, dans le secteur économique, on peut noter des écarts salariaux importants entre les cadres qualifiés dans les différents secteurs d’activité. Selon l’enquête sur les salaires de l’ONS, les salaires des cadres du secteur public dépassent de plus de 20% ceux du secteur privé. Dans le secteur des industries extractives, l’écart atteint 187%. 

Beaucoup d’autres facteurs expliquent le relatif manque d’attractivité des salaires du personnel qualifié en Algérie. 98% des PME algériennes sont de toutes petites entreprises de moins de 10 salariés, lesquelles ne requièrent souvent pas de ressources humaines hautement qualifiées. 

En outre, le lien entre le système de formation et le marché de l’emploi est faible, et l’offre de personnels qualifiés dépasse largement la demande actuelle, ce qui engendre inévitablement un tassement des salaires. Notons que plus de 30% des chômeurs ont un niveau supérieur et que 63% d’entre eux recherchent un emploi depuis plus d’une année

  • On pointe souvent le manque de productivité de nos entreprises pour justifier les niveaux de rémunération qui sont pratiqués dans le secteur économique. La rentabilité est-elle réellement déterminante dans la rétribution des travailleurs salariés ? 

La productivité devrait être un facteur déterminant dans la rétribution des salariés dans une économie productive régulée par le marché. Cependant, ce n’est pas encore le cas en Algérie, où l’on retrouve d’un côté, un secteur public qui n’arrive pas à dépasser les pratiques rentières héritées de la phase socialiste dirigiste, et de l’autre, un secteur privé qui tente d’émerger en réduisant rigoureusement ses coûts de production. Beaucoup d’entreprises publiques déficitaires continuent d’offrir à leurs employés des salaires exorbitants. 

La majorité des conventions collectives ne font aucune référence à la productivité dans l’élaboration de leurs grilles de salaires, et certaines s’offrent des régimes indemnitaires invraisemblables, comprenant plus de 20 indemnités et différentes primes. 

  • Récemment, le gouvernement a décidé une baisse de l’IRG suivie par la révision du point indiciaire. Toutefois, ces gains ne boostent pas vraiment les émoluments des fonctionnaires, selon les syndicats des personnels de la Fonction publique, qui n’ont pas hésité à exprimer leur mécontentement, comme on l’a vu à travers les grèves du 26 et 27 avril. La Confédération des syndicats autonomes (CSA) déplore, entre autres, le fait que la valeur du point indiciaire soit toujours fixée à 45 DA. Selon vous, qu’est-ce qui empêche l’Etat de consentir une augmentation significative des salaires ? 

La baisse de l’IRG est une alternative permettant d’augmenter les revenus des salariés tout en rééquilibrant quelque peu la part de la contribution des travailleurs et des entreprises dans le budget de l’Etat. C’est aussi un moyen d’améliorer le pouvoir d’achat sans augmenter les dépenses budgétaires ni interférer dans le coût du travail.

Concernant les augmentations salariales, instaurer un climat social serein nécessite un dialogue social préalable, institutionnalisé et rationnel. Le rôle légitime des acteurs syndicaux est de défendre les intérêts socioéconomiques des travailleurs. Cependant, il y a aussi des équilibres économiques à préserver afin de ne pas s’enliser dans le cercle vicieux de l’inflation, et de la redistribution irrationnelle de la rente. 

La masse salariale de la Fonction publique a doublé en 10 ans, passant de 1850 milliards de dinars en 2012 à plus de 3600 milliards de dinars en 2022. Les augmentations consenties cette année coûteront au budget de l’Etat plus de 400 milliards de dinars, ce qui représente une augmentation de plus de 12% de la masse salariale, au moment où le taux d’inflation varie entre 8 et 9%. 

L’Etat a augmenté aussi ses transferts sociaux qui frôlent les 2000 milliards de dinars, et les pensions de retraite vont être revalorisées de façon significative. Une augmentation démesurée des dépenses publiques conjuguée à un faible taux de croissance économique engendrera de nouveau une baisse du pouvoir d’achat et une hausse des importations de biens de consommation, alors que la priorité actuelle est de booster les investissements productifs et de construire une économie diversifiée capable de répondre aux besoins nationaux. 

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