Ce travail inédit est une manière de rendre hommage au grand géographe et de faire vivre son legs.
Quoi de plus remarquable que d’organiser un événement culturel pour ressusciter la mémoire et l’œuvre d’un homme qui a tant aimé la ville de Constantine, en lui consacrant les plus belles années de son parcours professionnel.
L’homme, c’est Marc Côte, grand géographe, spécialiste de l’Algérie, ayant séjourné dans la ville du Vieux Rocher pendant 28 ans et enseigné à son université de 1966 à 1986. Un brave homme que de nombreux Constantinois et Algériens ont appris à connaître, aimer et surtout apprécier pour son dévouement, sa perspicacité, sa générosité et sa légendaire humilité.
Comme à toute chose, il y a un début, l’histoire avait commencé quand Marc Côte avait remis une partie de ses archives universitaires à l’ancien Centre culturel français de Constantine (devenu l’Institut français de Constantine), avant de quitter définitivement la ville. Des documents qui sont le fruit de plusieurs années de travail sur la géographie algérienne. «En mars 2022, lorsque nous apprenons avec beaucoup de tristesse le décès du grand géographe l’urgence de valoriser ses archives se fait plus pressée.
Il s’agit de lui rendre hommage et de faire vivre son legs. C’est à Nassima Baziz qu’il est alors proposé d’effectuer le travail d’inventaire et d’analyse scientifique de ce fonds», a noté Charlotte Aillet, commissaire de l’exposition intitulée «Marc Côte en héritage – l’Algérie ou l’espace réapproprié».
Ce travail a donné naissance à une exposition de photos d’une grande originalité réalisée par l’artiste photographe Nassima Baziz. Elle a été présentée par l’Institut français de Constantine (IFC) au mois d’avril, dont le vernissage a eu lieu en présence de l’artiste, du directeur de l’IFC, Antoine Torrens, de la commissaire de cet évènement culturel, ancienne directrice de l’IFC, ainsi que d’un nombreux public.
Ce dernier, qu’il soit amateur, profane ou connaisseur n’a pas manqué d’apprécier les œuvres photographiques, tout en découvrant la riche collection de documents d’archives de Marc Côte exposée dans des vitrines, dont des revues, des plans, des cartes géographiques, des croquis, des manuscrits, des documents dactylographiés, des fascicules, des illustrations et autres pièces.
Un long travail d’exploration
Cette exposition est l’aboutissement d’un long travail d’exploration accompli par Nassima Baziz, architecte passionnée de photographie, pour faire connaître l’œuvre de Marc Côte et lui rendre hommage pour son apport à la recherche sur l’organisation de l’espace algérien.
«Cette architecte a fait de l’organisation de l’espace, et de l’espace public en particulier, le cœur de son travail. C’est aussi un sujet central dans le travail de Marc Côte, très bien déployé dans son ouvrage de référence publié en 1988, L’Algérie ou l’espace retourné, a précisé Charlotte Aillet dans le prospectus préparé pour cet événement. Pour Nassima Baziz, enfant de Constantine où elle a grandi et fait ses études, le nom de Marc Côte lui était déjà familier.
«Son ouvrage de référence L’Algérie ou l’espace retourné est l’un des livres les plus annotés de notre bibliothèque, déjà par mon père, qui a eu l’occasion de travailler avec lui et qui en parle comme d’un érudit. Dans ce livre, le géographe analyse l’évolution de l’espace algérien dans le temps long, il met de l’avant la désarticulation totale qu’espace et société algérienne ont connue du fait de la colonisation.
C’est l’un des livres qui me réconcilient le plus avec les actuelles mutations des villes algériennes même les plus discutables», explique Nassima. Interrogée sur «la genèse» de ce travail de mémoire à travers des archives de Marc Côte, Nassima est remontée au tout début, grâce à ce qu’elle qualifie d’un heureux concours de circonstances.
«C’est un concours (heureux) de circonstances qui a fait que je m’intéresse à ce fonds, une magnifique carte de Constantine aperçue sur le bureau de Charlotte Aillet, commissaire de cette exposition, qui m’a présenté le fonds d’archives de plus de 1000 documents, dont avait fait don Marc Côte à l’Institut français de Constantine.
Cela coïncidait également avec la première année de disparition du géographe et il nous a semblé essentiel de l’inventorier et d’en sortir une exposition. Cette dernière qui se veut une discussion entre Marc Côte, ses analyses de Constantine, des Aurès et de Tamanrasset, et moi-même, artiste photographe algérienne souhaitant se réapproprier cet héritage avec son regard d’aujourd’hui», a-t-elle révélé dans un entretien à El Watan. «Une carte blanche m’a donc été donnée par l’ancienne directrice de l’IFC, qu’a choisi de prolonger l’actuel directeur Antoine Torrens, avec le support de l’équipe culturelle de l’IFC, dont l’expérience et le professionnalisme m’ont été indispensables», a-t-elle ajouté.
Un périple enrichissant
Le périple qui a mené Nassima sur les pas de Marc Côte dans les régions qu’il avait étudiées, depuis Constantine jusqu’à Tamanrasset, en passant par les Aurès, a été une expérience très enrichissante pour elle. «Le périple fut la partie la plus divertissante de ce travail de plus d’une année.
J’y ajouterai aussi la ville d’Aix-en-Provence où Marc a fini sa carrière d’enseignant au laboratoire Iremam qui dispose également d’un fonds d’archives conséquent, que j’ai pu consulter; ainsi que le domicile familial à Cabrières-d’Aigues, où Anne Côte, épouse du géographe, m’a chaleureusement accueillie, là encore avec d’autres boites d’archives. Les plus belles à mon sens, et que vous pouvez admirer dans les vitrines de l’exposition, puisque la famille Côte m’en a généreusement confié une partie.
Cela n’aurait pas pu se faire sans le soutien de Saïd Belguidoum, sociologue et ancien collègue de Marc, qui a été le lien entre les fonds aixois et la famille Côte», a-t-elle rappelé. Pour Nassima, le point de départ de réflexion serait l’interprétation du livre L’Algérie ou l’espace retourné, plus exactement en partant des pistes ouvertes dans la conclusion de cet ouvrage qui lui laisseraient l’amplitude de se le réapproprier.
«Constantine fut un choix assez évident et Marc y a vécu près de trente ans et y a consacré une bonne partie de son travail. Les Aurès, plus la partie du Rhoufi, parce que les documents d’archives sur cette région étaient trop belles pour ne pas figurer. Enfin, Tamanrasset, elle, c’est la surprise.
C’est le séjour au domicile de la famille Côte qui m’a permis de découvrir que cette ville fût le premier contact de Marc avec l’Algérie, le caractère exceptionnel des documents concernant cette ville a fini par me convaincre. C’est à Tamanrasset aussi que je ressens, avec une certaine évidence en plus, nos racines africaines».
Des souvenirs impérissables
Quand on demande à Nassima d’évaluer cette expérience dans sa carrière de photographe, elle n’hésite pas à la qualifier de formatrice à plusieurs égards. «D’abord par le fait d’avoir à apprendre comment manipuler d’anciennes archives, de les inventorier, les trier, les classer, etc. De sélectionner celles qui parlent davantage à ma sensibilité d’artiste.
Ensuite, en choisissant de diversifier les supports d’exposition, en me traçant l’objectif d’aboutir à une certaine immersion sensorielle grâce à l’introduction de supports audio», a-t-elle noté. Parmi les souvenirs qui l’ont marquée dans cette expérience, Nassima cite en premier sa rencontre avec Anne Côte, l’épouse de Marc.
Une grande dame, sociologue de formation, qui accompagnait son mari dans ses voyages de recherche, parfaite arabophone ayant enseigné dans un centre d’alphabétisation à Constantine. «Je ne veux pas que ces archives partent dans des bibliothèques personnelles, Marc a toujours voulu être utile à la construction d’une Algérie libre et indépendante, utile ‘ila el bilad wa el watan’ pour reprendre ses mots», disait Nassima.
Mais, il y a surtout le séjour à Cabrières-d’Aigues où vit Anne avec son petit-fils Aurélien, qui a permis à l’artiste photographe de «comprendre l’homme derrière le géographe». «Quand on débarque dans leur maison du Lubéron, on est saisi par l’omniprésence de l’Algérie, elle est partout, dans les plateaux en cuivre, les tissus en poils de chameau, ou dans le burnous blanc de Marc, sur lequel j’ai pris certains clichés», a-t-elle décrit. D’autres souvenirs sont ramenés de Tamanrasset. Un groupe de femmes targuies assises en cercle, chantant des poèmes, alors que des hommes montés sur des dromadaires tournaient autour.
Un talent, une passion
Mais la question principale dans l’exposition reste celle de la réappropriation de l’espace à travers l’œuvre de Marc Côte. Nassima explique : «Le principe de l’appropriation c’est que chacun est libre de le faire comme bon lui semble. L’espace n’est pas que physique, il est aussi mental.
Je me suis donné la liberté de m’approprier la ville par ce biais, en décidant de décentrer mon regard et d’inviter à en faire autant, comment ? En regardant nos villes en face, en sortant des centres pour aller regarder les périphéries et les villes nouvelles, mais sans les farder.
Il s’agissait pour moi d’en témoigner plutôt que d’être dans le jugement, et de comprendre l’évolution de la société qui se retranscrit dans sa ville.» Le visiteur de cette exposition ne manquera pas de remarquer que les œuvres de Nassima Baziz révèlent aussi bien un vrai talent qu’une grande passion pour la photographie. «J’ai mis du temps avant de me sentir légitime et à me décrire en tant qu’artiste photographe, parce que justement c’est d’abord venu d’une passion.
Aujourd’hui, je n’en parle plus comme d’une passion, mais comme un métier. La photographie n’est pas juste de cliquer au bon moment, à la bonne obturation ou à la bonne lumière, c’est surtout une démarche intellectuelle et artistique.
C’est un message et une interprétation du monde qu’on délivre autrement que par des mots», confie-t-elle. Rappelons pour les intéressés qu’ils peuvent encore découvrir ce travail inédit, ainsi que les archives de Marc Côte, qui sont exposés à l’Institut français de Constantine jusqu’au 16 mai.