Exposition à l’Institut du monde arabe : Regards croisés de Raymond Depardon et Kamel Daoud

20/02/2022 mis à jour: 15:34
1963
Alger 2019, copyright R. Depardon

Multiples sont les résonances du titre de l’exposition : il évoque pour mieux la détourner l’expression populaire au Maghreb pour conjurer le mauvais sort : «Ma main sur ton œil». «Son œil dans ma main» suggère au contraire la rencontre voire le bonheur de cette rencontre entre un photographe -Raymond Depardon - et un écrivain - Kamel Daoud - : tous deux évoquent l’histoire de l’Algérie, le premier par une série de photographies, le second par des textes qui résonnent avec les photographies. 

Deux moments sont concernés : l’année 1961 qui conduit aux accords du 19 mars 1962, l’année 2019 où a commencé le mouvement du 22 février. Mais c’est moins l’Histoire (avec un grand «H») que montre l’exposition que l’histoire quotidienne de la vie en Algérie, vie souvent sous tension en 1961, vie en ébullition en septembre 2019.

 L’exposition elle-même est issue d’un livre publié aux éditions Barzakh, à l’initiative de Claudine Nougaret. De facture classique, l’exposition alterne photographies et textes courts ou extraits selon un rythme impulsé par l’écrivain, tandis que des panneaux reproduisent des textes plus longs qui scandent aussi l’ouvrage. Ces jeux texte-image, loin d’être formalistes, ouvrent sur plusieurs possibilités de parcours pour le spectateur-lecteur.

«Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019»

C’est le premier parcours, à l’image de celui d’un chat dont K. Daoud dit que son œil «dispensé de la mémoire et du songe» fixe le monde. L’exposition est l’occasion pour l’écrivain d’élaborer une théorie des rapports entre littérature et photographie que l’on pourrait résumer ainsi : l’appareil photographique est l’œil qui opère dans l’instant comme l’œil du chat ; contempler une photographie, c’est retrouver ce moment de l’instantané. La pensée de l’immédiat dans la photographie lui est suggérée par la pratique de R. Depardon. 

En 1961, tout jeune photographe de 19 ans, Depardon avait dû prendre des photographies clandestinement dans un contexte de tensions où l’image était aussi suspecte pour les Français que pour les Algériens. En 2019, son expérience lui permet de saisir l’instant sans faire poser. Deux séries éloignées dans le temps mais qui captent dans leur instantanéité des visages, des corps en mouvement, des lieux. L’usage du noir et blanc -alors que dans les mémoires algériennes, 2019 est un déferlement de couleurs- rapproche les deux périodes. Il fait d’autant mieux ressortir le style Depardon, proche par sa sobriété d’une écriture zéro. D’où la facilité avec laquelle l’écrivain peut se couler dans ce regard qui fixe le monde pour développer son propre récit sur plusieurs registres. 

Parfois il use de l’aphorisme, par exemple lorsqu’il évoque le banc public «la forme la plus contemporaine de l’au-delà», le plus souvent de la poésie (Oran, vu du ciel, est un lit froissé par le poids d’une montagne…) ou encore du commentaire journalistique à propos de la photographie de Depardon : «Sa photo a le culte de l’arrière-plan, l’arrière-pays, le territoire ignoré, le fond des choses.» 

L’écrivain s’implique à la suite du photographe au croisement de «l’intime et de l’événement». Ce n’est pas une lecture documentée mais une lecture affective qu’il livre des photographies de Depardon, une lecture traversée d’émotions, de sentiments divers, voire contradictoires : empathie envers des personnages saisis dans leur intimité pour leurs sourires, sentiment du temps qui s’arrête, temps de l’événement dans son urgence, paysages urbains ressentis tour à tour comme hostiles, repoussants ou beaux. 

L’indépendance de l’écrivain

Au centre du parcours, sur deux panneaux, à l’intersection des deux séquences, un thème émerge : celui de l’indépendance. Dans un extraordinaire «Entretien de Kamel Daoud par Daoud Kamel», l’écrivain interroge sa relation à la représentation des événements de 61 et surtout à celle des négocations des Accords d’Evian. Alors que le photographe enregistre, l’écrivain leur donne - de son point de vue d’Algérie - un sens complexe, ambivalent : fidèle à sa théorie, il se coule dans l’œil du photographe. Il est ainsi particulièrement marqué par le corps redressé et fier des négociateurs algériens. Comme tous les Algériens, il partage cette admiration pour la génération qui a conquis l’Indépendance du pays. Mais une fois reconnus cette admiration et ce respect, -au point que l’écrivain s’incarne dans leur corps-, se pose la question de la génération d’après, celle du décolonisé. 

L’entretien imaginaire fait écho à un autre texte intitulé dans l’ouvrage Je suis un revenant qui explicite le malaise : «Je suis un revenant. Un fantôme. J’ai accepté le pacte inhérent au récit national : les morts sont les seuls à avoir un corps puisqu’ils sont les seuls à l’avoir perdu. Moi je suis invisible.» L’entretien se clôt par un rejet d’une histoire officielle devenue écrasante et la revendication d’une indépendance comme legs spirituel de la génération de 61. «Ces hommes qui négocient et signent m’auraient aimé vivant et insolent, non ?», dit l’écrivain. 

Dans sa perspective, l’indépendance de l’écrivain - la capacité à affirmer sa liberté, ses points de vue, quels que soient les débats qu’ils suscitent- est une fidélité aux idéaux de la Révolution : c’est à ce compte que les Accords d’Evian prennent sens. L’indépendance de l’écrivain va de pair avec l’acceptation d’un corps non monumentalisé, un corps en mouvement et avec la possibilité de récits multiples. Ainsi peut progresser une conscience élargie de la vie avec, dans la société algérienne comme dans n’importe quelle autre société, de multiples strates, conscience élargie qui fait échec aux réductionnismes de part et d’autre de la Méditerranée. De ce point de vue, la représentation du corps des femmes est au centre de l’attention de l’écrivain : elle intervient pour une bonne part dans ce qui le saisit et dont ses textes rendent compte.

 Dans cette représentation, l’écrivain choisit aussi bien des scènes quotidiennes montrant les aspects contrastés des rues algériennes où se mêlent femmes voilées et non voilées que des images dont il fait des allégories : ainsi d’une femme en haïk dont le vêtement contraste avec celui d’une autre femme habillée de manière contemporaine, l’écrivain fait le symbole de l’aliénation. Cependant, si l’écrivain retient les photographies de passantes séduisantes ou de moments de complicité féminine -de la vie en mouvement-, peut-être peut-on regretter que la diversité ne soit pas plus présente, comme elle peut l’être dans d’autre œuvres photographiques.

L’indépendance du photographe

Si l’écrivain donne une lecture algérienne des photographies de Depardon, amenant le photographe à voir au-delà de ses clichés, inversement, le photographe français remet en jeu les manières de voir de l’écrivain algérien. A cet égard, l’exemple le plus significatif est celui de la jeune femme voilée, souriante, regardant avec franchise le photographe, instantané pris dans les rues d’Alger en 2019 et dont l’écrivain dit :

«La beauté ? J’ai longtemps contemplé ce visage. Je voulais, dans le brouhaha, entrevoir ses raisons. En Algérie, l’histoire ne sourit qu’aux morts et cette femme est vivante… Elle est si belle, cette femme. Je voudrais lui voler ses raisons.» La photographie prise par un Français déclenche une double interrogation sur le thème de la beauté et celui du bonheur. Qui définit le bonheur, demande K. Daoud ? On est tenté de se demander si l’écrivain ne s’est pas arrêté sur cette photographie de 2019 parce qu’il y percevrait une nouvelle génération, qui habite pleinement son corps et se projette dans un avenir. Le photographe, séduit par ses visites à Alger et à Oran, redonne à voir à l’écrivain son pays sous le jour de la jeunesse et du sourire. 

Ce dont peut-être témoignent ces lignes à propos de leur promenade à Oran : «Je n’oubliai pas cependant que le soulèvement du 22 février était passé par là comme réparation et guérison de l’image de soi. Cela expliquait sans doute, en partie, la profusion des sourires.» Ces phrases à elles seules compensent l’absence de représentations du mouvement de 2019 dans les photographies de Depardon qui sont exposées.

Que peut-on retenir finalement de ces allers-retours entre photographies et textes, entre 1961, 2019 et aujourd’hui  ? Une des leçons de l’exposition est de donner à percevoir des différences, parfois irréductibles, mais qui n’empêchent pas de faire une oeuvre commune. De leur promenade, K. Daoud dit : «Il avait su me laisser mon véritable Oran, et avait découvert le sien.» A chacun de découvrir à partir des textes et des photographies de l’ouvrage et de l’exposition le sens qu’il y attachera.

Nadia Saou

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