Par Mohamed Ghernaout (*)
Mais où sont passés donc tous ces cafés d’antan ? Là où des artistes de tous bords se donnaient rendez-vous pour étaler toute la verve de leur talent. Retour sur tout un pan de l’histoire de ces espaces dont le lien social est fait d’entregent et de convivialité.
D’ailleurs, nos témoins du siècle dernier, Si Mokhtar, Si Boularouah, si Seddik, notre ami Mohamed Hamma et tant d’autres nous décrivent avec passion la vie d’antan des artistes dans la vieille ville de Constantine, avec ses quartiers mythiques, ses saints autrefois vénérés, ses venelles au pavé «bien battu», qui se singularisent surtout par ses espaces populaires, comme les fondouks, Tarbi’a, les cercles culturels, les cafés maures et j’en passe. Des espaces qui ne sont plus, hélas, qu’un vague souvenir.
Le café comme microcosme de la société
Selon le grand écrivain Mohamed Dib «le café est un espace de socialisation, une image d’affirmation de soi et d’enracinement». Ce lieu de détente et de loisirs va jouer un grand rôle dans la prise de conscience des Constantinois malgré les pressions de l’administration coloniale sur la multifonctionnalité de cet espace.
A titre d’exemple, les hommes de lettres et de culture vont faire de cet espace un tremplin dans le but de créer leurs associations, tel est le cas des clubs sportifs, où le CSC, le Club sportif constantinois fut créé au café Au Bon Air tenu par «aâmi Salah», au boulevard de l’Abîme (actuel boulevard Zighoud Youcef).
Pareillement pour la création du MOC, le Mouloudia olympique de Constantine en 1939 au café Laroussi Saïd, où le chanteur et luthiste Benrebbouh Ahmed, dit Hmaïda Zaïdane donnait ses concerts pendant le mois de Ramadhan. On trouve également le café de l’artisanat à la place des Chameaux qui a vu la création en 1942 de la fameuse association de théâtre et de musique L’Étoile polaire par Rachid Kessentini et Abderrahmane Bencharif.
Ce lieu était même fréquenté par Kaddour Darsouni qui animait des soirées musicales. Bien sûr, cela sans oublier le café Essalem, où l’union théâtrale tenait ses réunions et même le café Essaâda qui a vu la création en 1925d’un cercle culturel. Pour les sociologues, le café est la boisson sociale par excellence. Il crée des espaces de vie traditionnels, où l’on trouve même les chanteurs ambulants, dits meddahs.
D’autres cafés se singularisaient par la fréquentation des étudiants écrivains et artistes, à l’instar du café Benyamina, situé autrefois à la rue Abdelhamid Ben Badis (ex-Alexis Lambert). Selon Mohamed Hamma, ancien musicien, ce local était géré par deux associés, Allaoua El Goufla et Benyamina. Malek Bennabi le considère, à juste titre, comme le quartier général des mederséens.
Il se souvient même du café Bouarbitt. A quelques mètres de là, c’est l’ancien local du café Nedjma qui se trouve sur la place Mohamed Tahar Ladjabi (ex-Molière), lieu des mélomanes du malouf comme Maâmar Benrachi, qui animait des soirées du genre zdjel, Abdelmoumen Bentobbal, Abdelmadjid Djezar dit Bibi, les hommes de lettres et même Mohamed Tahar Benlounissi, un homme d’art et de culture qui trouvait le temps pour méditer sur la condition humaine.
On ne quitte pas ce cadre de détente et de loisirs qu’André Gide considérait comme un lieu de halte et d’escale, sans évoquer le café Boudjemaâ situé à la rue du 19 mai 1956 (ex-Chevalier), où Zouaoui Makhlouf jouait pendant les soirées du Ramadhan. De même pour le café Hadjar près du foundouk Ezzit, où les chanteurs et musiciens animaient des soirées de malouf, à l’instar d’Abeid Kara Baghli et Fergani.
Ces lieux proposaient aussi de la musique par le truchement du disque vinyle, comme le café maure Benkhourdogli Mohamed, au passage Jaïs (R’sif). En 1931, il possédait des disques Baidaphone des chanteurs comme Khmais Ternane, Mohamed Kadri, Ahmed Boulimane, Laure Dakkache et bien d’autres. Pas loin de ce quartier, le café El Bahdja où résonnait un autre genre musical, égyptien de Mohamed Abdelwahab ou algérois type chaâbi.
Mohamed Hamma nous révèle que cet espace était géré par deux associés, Haddad Errabie et Hocine Boulila. Au sein de ces cafés, Cheikh Boularouah, personnage principal dans le roman Ezzilzal de Tahar Ouatar se souvient même avant que le client ne termine à siroter son café, que le serveur lui annonce que sa boisson a été déjà payée par un autre.
Comme on dit, «la générosité est un don qui appartient à l’âme». On poursuit notre balade à travers les rues sinueuses de la vieille ville, qui nous emmène vers d’autres lieux, d’autres «houmette» comme Ezzalaïqa et son fétiche café maure Boutmeyra, zenqet Lamamra et son mignon café Saïfi, près du pont Sidi Rached un autre café (chantant et dansant) Lahouasse. On ne quitte pas ces quartiers sans faire un détour par Echatt, avant d’arriver à la medersa. Mohammed Hamma nous plante le décor de cet endroit.
Il se souvient du café Belaattar, loué par Sallouh Belhadj Mostefa et son associé Bentobbal, et juste en face de la menuiserie Louadfel, il existait un autre café, celui de Zerouale.
Ces espaces, on en trouvait dans tous les quartiers de la ville, à Rahbet Essouf, le café Boucherit, celui d’El Hafsi à la rue Viviani (avenue Zaabane), Ould Bouya, à l’ex-rue Perrégaux (Mellah Slimane), Bouaarour, (ex-rue Casanova) pour ne citer que ceux-là. En un mot, ces espaces sont devenus les symboles d’une certaine forme de sociabilité.
Tarbi’a
Parmi les lieux et espaces conviviaux qui ouvrent droit aux échanges et aux prestations musicales, on trouve la fameuse Tarbi’a. C’est une grande marche au sein d’une boutique qui permet d’adopter une position assise. Autrefois, on la trouve presque dans tous les magasins. Comme celle du Djemlasse où habitaient Cheikh Djelloul et Medjdoub Bellebdjaoui, et ce, d’après les souvenirs de Mohamed Hamma, bien sûr.
Pas loin de l’horlogerie d’El Ghoufla, on descend à la rue Vieux, vers la place du R’sif, tout juste après Bouzid le fameux vendeur de beignets, où l’on trouve une autre Tarbi’a. Dans le quartier Souika, il n’y avait pas mal de Tarbi’a, celle de Kouchet Ezzeyet, près d’une fontaine. Bref, il y en a tellement presque dans tous les quartiers arabes. Tarbi’a partage avec la rue son espace physique, principalement en fin de journée où elle devient le lieu favori des mélomanes.
Foundok
C’est un autre espace de rencontre fréquenté par les Constantinois, ce lieu de résidence des voyageurs qui transitaient par la ville. Il devient petit à petit un lieu de partage entre artistes, dédié à la musique savante et à la préservation du chant citadin où les chouyoukh côtoient les jeunes mélomanes et transmettent leur savoir en la matière.
Comme cheikh Tahar Benmerabet, ce violoniste d’exception, Tahar Benkartoussa, Abeid Kara Baghli, Omar Bouhaouala dit Ferd Ettabiya, Mohamed Larbi Benelamri, Omar Chennouf dit Chaqleb, Mohamed Bendjelloul et bien d’autres. On peut citer Fondouk Benhamadi au n°5 place des Chameaux.
Le plus célèbre reste Fondouk Sidi Guessouma des H’chaichia dépositaire du patrimoine musical à Rahbet Essouf. D’ailleurs, le sociologue et historien Abdelmadjid Merdaci le cite dans son ouvrage Les compagnons de Sidi Guessouma, contribution à l’histoire de la musique Chaabi. Ailleurs, ce sont les Fondouks Bennamoune, Bouchiba, Djabadou, Bechtarzi, Belhadj Mostefa, Benqal’iya, Bencharif, Kissarli, Benazzouz, Aït Abbès, Ben Nouioua, El Hafsi, Ben Azziem, et bien d’autres. Tous ces établissements d’accueil ont contribué à la notoriété des grands chouyoukh de la Medina.
Les cercles
On dit que la culture est l’avenir d’un peuple, mais à condition que les gens de ce domaine comme les intellectuels et les artistes s’impliquent à résoudre les préoccupations de leur société, à la recherche du beau afin de donner du sens à la vie collective. Sur cette lancée, l’administration coloniale a essayé par tous les moyens d’entraver les démarches des «indigènes» afin de promouvoir des actes culturels. Ce n’est qu’après la loi 1901 que les musulmans ont pu se constituer en associations.
Au-delà la création des cercles culturels, comme celui de Salah Bey, fondé à Constantine en 1907, et devenu vite un foyer de modernisme et d’émancipation. Ses membres organisaient des rencontres et des cycles de conférences à l’université populaire (actuel centre culturel Benbadis).
Son siège social était au 10, rue Abdellah Bey. Malheureusement, cet espace culturel a été mis en veilleuse. Vingt-et-un ans après, des Constantinois créent le 28 juillet 1925 un autre cercle qui porte le nom d’Essaâda. Il avait son siège social à la rue Hamlaoui (ex-Cahoreau). D’après l’historien Slimane Essayd, c’était un espace mort-né.
Donc, il fallait attendre le 16 juillet 1932 pour voir la création du cercle de l’union (El Ittihad), animé par Dr Mohamed-Salah Bendjelloul, qui pour la circonstance avait donné une allocution suivie de celle du Cheikh Abdelhamid Ben Badis. Ce cercle avait connu plusieurs visites des gens de lettres et de culture, comme le Tunisien Cheikh Ettebrizi Benazzouz, le Marocain Mohamed Salah Essaghni, et même cheikh Abdelhamid Ben Badis s’était proposé de donner des conférences.
Peu de temps après la mort du cheikh, et pour lui rendre hommage, les intellectuels et artistes de la ville de Constantine avaient décidé de créer un cercle culturel le 27 avril 1947 et qui porte son nom. Son siège était en face de la grande mosquée au n°15 rue Larbi Ben M’hidi (ex-Clemenceau), au passage Rabelais. Il avait été présidé par Abdelhamid Derrouiche.
Cinq années plus tard, un autre événement culturel avait vu le jour, cette fois-ci pour les causeries, conférences et concerts, avec la création du cercle de Sidi M’hamed El Ghorab Saleh Bey le 8 mai 1952, présidé par Mustapha Benjelloul. Nos témoins ont pu nous donner quelques illustrations de ce côté intellectuel et artistique que développent ces espaces et lieux de sociabilité au sein d’un cercle des artistes disparus.
Comme disait un nostalgique, les beaux jours d’antan ne sont plus que des souvenirs fugaces. Peut-être que les nouvelles technologies ont également leur revers de médaille qui, faut-il bien le rappeler, ont induit de nouvelles approches tendant à la disparition de ces fameux cercles concentriques à vrai dire.
*Enseignant et auteur d’ouvrages sur le théâtre algérien