Dans l’entretien accordé à El Watan, le Dr Salim Kebba revient sur le phénomène des intoxications alimentaires. Pour lui, les causes de la hausse qui a été enregistrée au cours de l’année passée s’expliquent par le fait qu’il y a eu reprise de l’activité des commerces liés à la restauration après presque une année de restrictions sanitaires. Selon le Dr Kebba, il est temps pour les établissements de restauration et de l’agroalimentaire de se conformer à la méthode HACCP.
Entretien réalisé par Nadir Iddir
Avec l’arrivée de la saison estivale, les Toxi-infections alimentaires collectives (TIAC) augmentent sensiblement. Le bilan de l’année dernière fait état d’une hausse des cas. Quelles en sont les causes ?
Il est connu, partout dans le monde, que les risques de TIAC augmentent durant la saison estivale. Plusieurs facteurs concourent à cela. En premier lieu, la hausse des températures (encore plus élevées dans notre pays) qui favorise la prolifération des agents pathogènes à l’origine des intoxications alimentaires, principalement les bactéries. Concernant votre question, il y a eu, effectivement, une hausse des cas de TIAC durant l’année dernière, comparativement à l’année précédente.
Mais à bien interpréter les bilans, il est intéressant de parler d’abord d’une «reprise» des cas de TIAC avant d’évoquer une «hausse», puisqu’il y a eu, une année auparavant, une baisse sensible des atteintes : 126 cas de TIAC en 2020, contre 259 en 2021, selon les chiffres rendus publics. Alors que, si l’on remonte à l’année 2017, le nombre de personnes intoxiquées par les aliments était beaucoup plus important : 3160 cas ont été déclarés.
Les causes de la hausse qui a été enregistrée au cours de l’année passée s’expliquent par le fait qu’il y a eu, en 2021, la reprise totale de l’activité des commerces liés à la restauration (restaurants, fast-foods, pizzerias, gargotes…), après presque une année de restrictions sanitaires pour cause de pandémie de Covid-19.
En fait, une des mesures préventives entrant dans le cadre de la lutte contre la propagation du coronavirus, à savoir l’usage des solutions aseptisantes et des gels hydroalcooliques (aux propriétés virucides, bactéricides et fongicides) par l’ensemble des citoyens, a eu comme autre effet de réduire la circulation de la microflore bactérienne et autres virus à l’origine des TIAC.
Malheureusement, avec la réouverture de ces commerces suite à la levée des restrictions sanitaires, beaucoup de commerçants et consommateurs ont rapidement abandonné les mesures d’hygiène, ce qui a sans aucun doute favorisé la résurgence en force des TIAC.
Les différents bilans du ministère du Commerce précisent que les intoxications touchent les gâteaux et les glaces, suivis des viandes rouge et blanche et leurs dérivés (pâté et merguez), l’eau et les boissons, le lait non pasteurisé et dérivés du lait, etc. Une explication ?
On ne peut déterminer avec précision les aliments qui sont les plus incriminés dans les TIAC, bien que vous citiez ces aliments dans un ordre qui est très proche de la réalité. En fait, il y a les aliments cuisinés et ceux de l’alimentation industrielle. En hygiène alimentaire, on ne s’intéresse pas uniquement à l’aliment lors d’une TIAC, l’agent pathogène et le lieu où s’est produite l’intoxication sont essentiels à nos investigations à plus d’un titre.
Mais d’une façon générale, le risque est plus élevé lorsqu’il s’agit d’aliments cuisinés, que ce soit au niveau domestique ou à l’extérieur, comparativement à ceux de l’agro-industrie qui sont, à titre indicatif, soumis à l’autocontrôle lors des phases de production. L’incrimination de ces derniers dans les TIAC relève souvent du non-respect (ou de la rupture) de la chaîne de froid et parfois à cause du non-respect des mesures d’hygiène lors de la fabrication (mauvaise manipulation des matières premières).
Et donc, c’est à l’échelle du «petit» commerce que les intoxications alimentaires sont le plus souvent appréhendées. Principalement les fast-foods et certaines boucheries (et marchands de volailles) où le risque d’intoxications alimentaires provient généralement des viandes hachées, préparées (épicées, marinées...) ou transformées (merguez, saucisses, charcuteries...). Ils sont suivis par les commerces d’aliments de fabrication artisanale, avec le petit lait (l’ben) et les fromages traditionnels en tête.
Il y a aussi l’alimentation événementielle, à l’image des fêtes familiales où parfois les repas sont préparés sans prendre en compte toutes les mesures d’hygiène. Surtout que nos traditions exigent une large manipulation des produits alimentaires (viande, couscous, sauce…) lors des fêtes, dont la plupart ont, de surcroît, lieu en pleine saison estivale.
Savez-vous qu’un simple panaris au niveau du doigt d’une personne qui opère en cuisine peut intoxiquer plusieurs convives ?
Maintenant, en ce qui concerne les aliments, mis à part les viandes qui suscitent une grande attention de la part du commun des consommateurs, l’un des plus grands risques vient des œufs et des ovoproduits, denrées que l’on retrouve dans presque tous les nutriments que nos consommons (plats cuisinés, préparations alimentaires, sandwichs, glaces, pâtisserie…).
Toutes sortes de mayonnaises, crèmes, mousse au chocolat, qui sont très prisées par les consommateurs de la nouvelle génération, sont à base d’œufs. Source de protéines, les œufs sont aussi largement consommés dans la restauration collective (scolaire et universitaire) mais également durant la saison estivale au niveau des cantines des centres et colonies de vacances.
A tout le moins, on peut dire que les intoxications alimentaires touchent toutes sortes de nutriments. Par conséquence, il devient urgent d’avoir des indications plus précises, une sorte de carte nationale où seront indiquées les denrées alimentaires les plus fréquemment mises en cause dans les TIAC. Cela sera d’un grand apport pour les vétérinaires dans l’étude de la chaîne alimentaire, afin d’identifier les éventuels dysfonctionnements ainsi que les aliments responsables de TIAC et de prendre, par la suite, les mesures nécessaires pour prévenir les récidives.
Quelles sont les mesures à prendre pour faire face à cette situation ?
Il y a un point conjecturel sur lequel j’aimerais m’arrêter. Il s’agit de la vente informelle et anarchique du thon rouge à laquelle nous assistons ces derniers jours. Le poisson est exposé aux abords des routes, sur des étals de fortune et sous un soleil de plomb tout au long de la journée, soit dans un environnement d’insalubrité totale. Face à cette situation, il importe d’attirer l’attention de certains de nos concitoyens sur les risques d’acheter ce poisson, si riche et bénéfique, auprès des vendeurs informels (ambulants) et dans des conditions qui sont loin de toute norme et/ou mesure d’hygiène.
Cela constitue un réel danger et peut engendrer des conséquences tout à fait contraires sur la santé. En fait, c’est bien d’avoir cette abondance en thon avec, de surcroît, des prix assez abordables, mais les consommateurs doivent savoir que tous les poissons, dont le thon, peuvent être les hôtes de différentes bactéries lorsque les conditions d’hygiène ne sont pas réunies. Et dans le cas d’une intoxication alimentaire faisant suite à la consommation de poissons contaminés, le risque est multiplié.
Il y a libération d’histamine par les germes qui est, à titre d’indication, une substance intervenant dans les réactions immunitaires, et donc il peut y avoir aggravation des symptômes par une allergie alimentaire. De nouvelles mesures réglementaires plus fermes s’avèrent nécessaires quant à la vente de thon. Pour le moment, mieux vaut l’acheter dans les points de vente habituels ou auprès des poissonniers habilités.
Pour revenir aux précautions qui doivent être prises pour éviter les TIAC, celles-ci concernent aussi bien les consommateurs que les commerçants. D’abord à l’échelle domestique où le lavage des mains à l’eau et au savon avant de cuisiner ou de manger s’avère crucial pour éviter une éventuelle intoxication alimentaire.
Comme il convient de bien nettoyer les objets de cuisine (plan de travail, ustensiles, matériel) après les avoir utilisés, sans oublier le réfrigérateur qui doit être lavé de temps à autre. Lors des achats, il faut toujours acheter les produits les plus fragiles ou hautement périssables (poissons, viandes…) en fin de courses. Les commerçants doivent, de leur côté, livrer ces nutriments dans des sacs isothermes.
Le volet culinaire est à prendre aussi en compte. En effet, pour limiter les risques d’intoxications alimentaires, il faut bien cuire les aliments, notamment lorsqu’il s’agit de viandes hachées ou de merguez, car certaines bactéries pathogènes présentes dans ces viandes déjà manipulées peuvent survivre même à haute température. Pour les œufs, il faut les conserver à une température stable et ne pas les laver avant de les stocker, car le nettoyage fragilise la surface de la coquille et facilite, donc, la pénétration des bactéries.
A l’échelle des commerces et de la restauration collective, des mesures plus strictes doivent être respectées. En commençant par la chaîne du froid qui ne doit en aucun cas être rompue (prévoir un mini groupe électrogène afin de préserver les températures des produits sensibles, tels que les yaourts et les glaces). Aussi, on ne le répétera jamais assez : il ne faut jamais recongeler les aliments une fois décongelés !
Par ailleurs, pour réduire les risques et les dangers liés aux TIAC, il est temps pour les établissements de restauration et de l’agroalimentaire de se conformer à la méthode HACCP (acronyme anglo-saxon qui signifie en français : Analyse des dangers et maîtrise des points critiques) qui est, en fait, un dispositif utilisé dans le domaine de la sécurité sanitaire des aliments et qui permet de contrôler tous les points : la qualité des denrées alimentaires, les locaux, le matériel, le personnel et la méthode de travail.
Quel rôle doit jouer le corps des vétérinaires ?
Vous remarquerez que la majorité des aliments qui causent des TIAC est d’origine animale : viandes, poulets, œufs, lait, poissons... De facto, les vétérinaires ont un grand rôle à jouer dans la sécurité sanitaire des aliments qui sont destinés à nos consommateurs et qui doivent répondre à la réglementation algérienne en vigueur, mais également aux normes du code mixte de la FAO et l’OMS : le Codex Alimentarius.
En fait, acteurs incontournables dans la protection de la santé publique, les vétérinaires doivent veiller à la salubrité et l’innocuité des aliments que nos concitoyens consomment, en leur permettant de s’alimenter en toute sécurité. La présence des vétérinaires le long de la chaîne de production des aliments, soit «de l’étable à la table» ou bien «de la fourche à la fourchette», comme cela se dit au sein de la corporation, leur confère un rôle d’une extrême importance dans la préservation de la santé publique. Ils exercent dans différents secteurs et opèrent sur plusieurs terrains.
Leur champ d’action (et de contrôle) ultime, à savoir l’inspection des denrées alimentaires avant consommation, s’étend du petit commerce d’alimentation générale aux grands établissements de restauration, en passant par les fast-foods et les établissements de production et de transformation des aliments.
Ce rôle est assuré par les vétérinaires opérant au sein des collectivités locales. A ce titre, il faut savoir qu’en plus du contrôle de l’hygiène et de la qualité des produits au niveau des structures et commerces de la restauration, le rôle des vétérinaires hygiénistes est la surveillance, l’investigation et la prévention des TIAC.
Pour éviter les intoxications alimentaires, les vétérinaires procèdent à des sorties quotidiennes (et inopinées) dont le but est de vérifier la provenance des denrées alimentaires (traçabilité), de contrôler l’état d’hygiène des produits et de déceler une éventuelle anomalie dans la manipulation, la conservation et la méthode de production et/ou de préparation de la denrée alimentaire.
En cas de TIAC, la mission des vétérinaires est de déclencher des investigations afin d’identifier le ou les aliments en cause et de mettre en place, par la suite, des mesures correctrices.
Aussi, dans le cadre de la surveillance des TIAC, le rôle des vétérinaires hygiénistes est de relever toute infraction à la santé et l’hygiène publiques et de procéder aux analyses périodiques de la qualité (microbiologique) des denrées alimentaires, via des échantillons prélevés sur site (restaurant, cantine, pizzeria, crémerie...) qui seront transférés au laboratoire.