Entretien / Ali Benouari. Ancien ministre et expert en finances : «Il faut une charte pour les Brics»

26/11/2024 mis à jour: 12:05
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Ali Benouari, ancien ministre sous le gouvernement Ghozali dans les années 1990 et expert en finances, s’est singularisé ces dernières semaines par des sorties médiatiques pour le moins remarquées sur le très hermétique sujet des Brics qui continue de susciter en Algérie – quoiqu’on puisse dire - un intérêt grandissant. 

La candidature refusée de l’Algérie sans la moindre explication au sommet de Johannesburg et son admission, contre toute attente, en octobre dernier au Sommet de Kaza, en qualité de «partenaire» au sein de ce groupe n’ont fait qu’ajouter au mystère qui entoure cette initiative politique aux accents géopolitiques peu lisibles. Les critères de son élargissement et sa capacité à imposer à terme une monnaie face à la domination du dollar continuent de nourrir toutes sortes de débats à l’international.

Sa détermination à œuvrer à la naissance d’un monde multipolaire face à la toute puissance de l’Occident est sans cesse questionnée. Benouari décortique ici les méandres du fonctionnement des Brics et propose de mettre en place «une charte» pour éliminer l’opacité qui caractérise ce mouvement.  
 

Propos recueillis par Ali Benyahia

 

 

Dans votre dernière sortie médiatique dans El Watan, où vous vous êtes penché longuement sur les raisons d’être du regroupement des Brics et les enseignements à en tirer lors du dernier sommet de Kazan, en Russie, vous semblez ne pas partager totalement la démarche des Brics, voire même douter quelquefois quant à l’issue de ce projet de faire contrepoids à la puissance occidentale. Pourquoi ?


Il ne s’agit pas de doutes quant à la viabilité du projet des Brics. Mes critiques portent sur la pertinence des critères d’adhésion et sur le rythme d’élargissement du mouvement. Les deux points étant d’ailleurs liés, comme je l’ai souligné dans ma récente contribution dans vos colonnes («Les erreurs des Brics »).

Ces doutes se trouvent confirmés par le fait que depuis leur création en 2009, les Brics n’ont toujours pas élaboré de règles, ou de doctrine en la matière, pourtant d’une importance capitale.

Les demandes d’adhésion (de plus en plus nombreuses) sont débattues à huis-clos et les décisions d’acceptation ou de rejet ne sont pas motivées. 

On devine cependant, ou on apprend au détour de conversations avec les délégués que j’ai eu la chance de rencontrer, que ces décisions sont influencées par des intérêts purement nationaux.

L’expérience de la candidature malheureuse de l’Algérie pour faire partie de cet ensemble de pays, qui sont à dix depuis avril, vous a-t-elle ainsi permis de mieux voir les lacunes au sein de ce groupe et de questionner par la suite une de ses règles fondamentales, à savoir «le consens» pour accepter de nouveaux pays membres ? 

 

S’ils sont d’accord sur l’objectif stratégique d’instaurer un monde multipolaire, les membres des Brics n’ont pas élaboré une doctrine claire portant sur l’élargissement de leur groupe et sur les critères d’adhésion. C’est du moins ce que m’ont révélé les nombreux échanges que j’ai eus avec les experts et délégués venus à Moscou pour préparer le Sommet de Kazan.


Le souci des cinq pays fondateurs de préserver leur influence régionale ou internationale est à l’origine de la volonté de limiter l’expansion du groupe, comme cela s’est vu lors du Sommet de Johannesburg. 

Les limites imposées à l’élargissement ont conduit à fixer des critères d’adhésion fortement restrictifs, pour ne pas dire subjectifs.

Ces limites ont conduit à leur tour à adopter la règle de cooptation par consensus, comme on le ferait au sein d’un club fermé.

Autant d’erreurs qui ont conduit au rejet de la candidature de l’Algérie à Johannesburg. Notre pays avait pourtant de nombreux atouts à faire valoir, tant sur le plan de sa position géopolitique que de ses performances économiques, par comparaison avec certains pays admis.

L’opacité des critères actuels cache mal la volonté de certains pays membres (surtout parmi les nouveaux membres, comme les Emirats arabes unis) de faire de la règle de l’admission par consensus un moyen commode pour refuser l’adhésion de tout pays qui n’entre pas dans leurs ambitions et stratégies. 

J’ai exprimé franchement ce point de vue au sein du groupe des experts des Brics, en précisant que si ce problème n’était pas réglé, il conduirait à bref délai à l’implosion des Brics.

Quelle alternative ?, m’a-t-on alors demandé. J’ai répondu : une charte des Brics.

Cette charte se substituerait aux règles subjectives et opaques actuelles. Elle reprendrait l’objectif stratégique d’instauration d’un monde multipolaire ainsi que les moyens pour y parvenir, comme la dédollarisation de l’économie mondiale.

Ces moyens devant être perçus et orientés non comme une fin en soi, mais pour forcer la réforme du système des Bretton Woods et des institutions des Nations unies.

Une réforme qui mettrait en conformité les institutions multilatérales actuelles avec les principes énoncés dans la Charte des Nations unies, notamment la souveraineté et l’égalité entre tous les Etats membres. Cet objectif est d’ailleurs celui des pays non alignés, dont notre pays a été un des fers de lance. Le discours du président Boumediène à la tribune de l’ONU, le 10 avril 1974, peut être considéré, à cet égard, comme un discours fondateur, qui imprègne aujourd’hui l’esprit des Brics.

Ce Mouvement des non-alignés est d’ailleurs représenté par le Groupe des 77 à l’ONU, fondé le 15 juin 1964.
La première rencontre d’importance a eu lieu à Alger en 1967, où fut adoptée la Charte d’Alger et où les bases de structures institutionnelles permanentes furent posées.

En bonne logique, les Brics devraient donc compter aujourd’hui 136 membres, en y ajoutant la Russie et la Chine. 

La création d’un nouveau statut de «partenaire» au profit de 13 pays dont l’Algérie est tout à fait surprenante. Quels sont les critères de sélection de ces pays et, surtout, qu’est-ce que cela signifie ?

Mon avis est que la création de ce statut répond au souci d’éviter d’aborder tout de suite le problème des critères d’adhésion, faute de consensus entre les membres actuels. Ce statut est censé faire patienter les nombreux pays qui ont exprimé leur souhait d’adhérer aux Brics. On offre ainsi à des pays représentant tous les continents la possibilité de participer sans droit de vote aux travaux de l’organisation. De pouvoir aussi adhérer officiellement, sans doute dès l’année prochaine, sans crainte d’être recalés. Une anti-chambre commode donc.
Le choix des pays a dû être néanmoins âprement débattu. 

Une représentation qui couvre tous les continents, mais où le critère du poids économique semble avoir été ignoré (Cuba, Biélorussie…).

On y trouve  trois pays africains : deux poids lourds, l’Algérie et le Nigeria, ainsi que l’Ouganda. Ils ont dû faire l’unanimité. Huit pays euro-asiatiques: la Biélorussie, l’Indonésie, le Kazakhstan, la Malaisie, la Thaïlande, la Turquie, l’Ouzbékistan et le Vietnam. Ces pays viennent renforcer l’influence de la Chine et de la Russie. La Turquie est la grosse surprise, car membre de l’OTAN. Et enfin deux pays sud-américains : la Bolivie et Cuba. Très soucieux de maintenir son influence en Amérique latine, le Brésil ne pousse pas trop à une trop grande représentation du continent. Comme au Sommet de Johannesburg.


Comment interpréter justement la récente adhésion de l’Algérie à la Nouvelle Banque de développement des Brics ? Pouvez-vous nous en parler un peu plus ? 

L’adhésion à cette Banque n’est pas réservée aux seuls membres des Brics.
Elle se veut Banque de développement, à l’instar de la Banque mondiale, mais sans les lourdes conditionnalités propres à celle-ci.

L’Algérie, pays non endetté, n’en a pas un aussi grand besoin que d’autres, mais elle lui offre l’opportunité d’exercer une influence au sein des Brics et d’y avoir recours pour ses projets de développement, en tant que source de financement supplémentaire, parfaitement adaptée aux besoins en investissements de son économie. 

Le PIB de l’Algérie - il semblerait qu’il s’agit là de l’une des raisons de sa non-admission aux Brics - a connu une hausse qui est due à l’opération du «rebasage» en 2022. Cette opération sera renouvelée deux autres fois. Serait-ce un atout pour le pays et quel impact cela peut-il avoir sur le plan économique ? 

Le PIB de l’Algérie ne semble pas avoir été la bonne raison pour ne pas admettre notre pays à Johannesburg, même s’il a pu être évoqué. L’exemple de l’Ethiopie est là pour le prouver.

Du reste, c’est le PIB PPA qui est le critère le plus pertinent pour mesurer aujourd’hui le degré de richesse d’un pays. Et le nôtre est trois fois plus élevé que le PIB nominal, de l’ordre de 750 milliards de dollars.
Il me semble logique de poursuivre l’opération de rebasage qui a eu lieu en 2022.

Son impact sera considérable. A tous points de vue, notre classement dans la hiérarchie des pays émergents, notre «rating» et nos ratios d’endettement qui influencent notre solvabilité extérieure et notre capacité d’endettement, etc. L’influence de notre pays ne s’en portera que mieux.

En tant qu’expert en finances, où en est, selon vous, la réforme bancaire et financière en Algérie ?  Quels sont les défis immédiats ? 

 

Il serait trop long d’ouvrir ici un dossier aussi  important. Je me limite ici à en souligner l’enjeu qui est l’orientation de l’épargne disponible vers l’investissement. Cette épargne est actuellement thésaurisée ou tournée  vers des activités parasitaires et informelles. Source de corruption à très grande échelle, elle prive le budget de l’Etat de très importantes ressources et nourrit le marché parallèle des devises qui, à son tour, nourrit le marché parallèle des biens et services.

Comment ne pas souligner, à cet égard, l’écart entre le taux de change officiel et le taux parallèle, qui atteint un sommet inégalé (80%), faisant peser sur notre économie et notre société d’énormes risques tels la raréfaction des transferts en devises des émigrés, le découragement de l’investissement étranger, la surfacturation des importations, le développement de la corruption, etc. 

Ce phénomène est ancien. Il existe depuis les années 1980, mais son ampleur est telle, aujourd’hui, qu’elle devrait pousser les pouvoirs publics à lui consacrer la plus grande attention, dans le cadre d’une vaste réforme monétaire et financière, mais aussi fiscale.

 

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