Par Hocine Abdenor Timesguida (*)
Consultant
Depuis son investiture le 20 janvier dernier, le président américain Donald Trump a multiplié les menaces et les déclarations hostiles à l’encontre de nombreux pays, alliés comme adversaires. Mêlant menaces d’imposition de droits de douane et d’annexion de territoires souverains, ces déclarations s’inscrivent dans ce que l’on appelle communément la «stratégie du fou».
Théorisée durant la guerre froide et les tensions nucléaires entre les Etats-Unis et l’ex-URSS, cette stratégie a été popularisée à la fin des années 1960 sous la présidence de Richard Nixon avant d’être reprise par Donald Trump. Cette contribution retrace les origines philosophiques et le contexte de la théorisation de cette stratégie dans les années 1950, examine sa mise en œuvre par les présidents Nixon et Trump et, enfin, évalue ses effets et sa pertinence.
Beaucoup a été écrit sur l’approche transactionnelle de Trump en matière de politique étrangère qu’il aurait héritée de son passé d’homme d’affaires dans le domaine de l’immobilier. Son approche va cependant bien au-delà de la simple dimension transactionnelle pour prendre la forme d’un jeu à somme nulle (zeo-sum game) où le gain d’une partie se fait obligatoirement au détriment de l’autre partie et où il doit nécessairement y avoir un gagnant et un perdant.
Les recherches académiques n’ont pas permis de démontrer de manière définitive l’efficacité de la stratégie du fou, telle que théorisée par Daniel Ellsberg et Thomas Schelling, et ensuite mise en œuvre par Nixon et Trump, comme un outil coercitif en mesure d’infléchir les positions d’acteurs étatiques.
On estime cependant que les dirigeants qui ont recours à cette stratégie pour obtenir des concessions sur une question particulière, quand bien même leurs demandes peuvent paraitre extrêmes, ont davantage de succès car leurs menaces de coercition sont limitées à une question spécifique et ne risquent pas de se reproduire, ce qui n’est pas le cas lorsque sa stratégie est appliquée à tous les niveaux.
C’est la thèse défendue par Joshua A. Schwartz qui établit un distinguo pertinent entre la déclinaison «situationnelle» d’une telle stratégie et sa déclinaison «dispositionnelle». Autrement dit, la stratégie n’est pas appliquée de manière situationnelle, c’est-à-dire adaptée à un contexte particulier ou à une question spécifique, mais de manière dispositionnelle, c’est-à-dire de manière indiscriminée quelles que soient les circonstances. (13)
A la différence de l’approche de Nixon qui était circonstanciée et circonscrite, la stratégie déployée par Trump n’est pas restreinte à une question spécifique ou à des circonstances particulières, mais s’applique de manière indiscriminée à tous les domaines et à toutes les questions et, singulièrement, davantage aux alliés traditionnels des Etats-Unis qu’à ses adversaires réels ou perçus comme tels. Le corollaire d’une telle approche est que lorsqu’une menace est jugée excessive ou fantasque, elle est catégorisée comme un coup de bluff et perd alors toute crédibilité.
Ce fut le cas en 2017 lorsque Trump avait menacé la Corée du Nord de destruction totale. S’adressant à l’Assemblée générale des Nations unies, il avait déclaré que «si les Etats-Unis étaient contraints de se défendre ou de défendre leurs alliés, ils n’auront d’autres choix que de raser totalement la Corée du Nord». Mais loin d’obtenir l’effet anticipé, la stratégie de Trump a suscité une réponse cinglante du dirigeant nord-coréen, Kim Jong Un, qui a en retour menacé «d’incendier le mentalement dérangé tocard américain».
Trump n’ignorait pas qu’une frappe préemptive contre la Corée du Nord augmenterait considérablement le risque d’escalade nucléaire et surtout exposerait les villes américaines aux missiles nucléaires nord-coréens, en plus de possibles frappes contre la Corée du Sud où, selon différentes estimations, un tel conflit ferait plus d’un million de victimes.
De la même manière, le retrait des Etats-Unis de l’accord nucléaire avec l’Iran et ses menaces de bombarder les sites du patrimoine culturel iranien n’ont seulement pas eu d’effet dissuasif sur la politique iranienne mais ont conduit à l’arrivée au pouvoir d’une aile plus radicale à l’issue des élections de 2021.
L’histoire nous enseigne que jamais un Etat n’a renoncé à ses armes nucléaires sous la pression ou les menaces d’un pays ou d’un bloc de pays – même s’il est arrivé que certains pays ont renoncé à leur programme nucléaire en échange de gains ou de dividendes économiques ou politiques comme ce fut le cas de l’Ukraine, l’Argentine ou le Brésil.
Les dirigeants de pays détenant des armes nucléaires réalisent qu’elles constituent un formidable outil dissuasif et que sans ces armes leur régime pourrait être renversé et leur pays occupé. Depuis son investiture en janvier dernier, Trump est allé encore plus loin dans le registre de l’intimidation en jouant à fond la carte du dirigeant imprévisible et incontrôlable.
En menaçant d’annexer et d’occuper des pays comme le Canada, le Groenland, Gaza ou le Panama, Trump est en parfaite symbiose avec le discours expansionniste des puissances impérialistes du XIXe siècle qui considéraient que leurs frontières avaient vocation à toujours s’étendre, y compris à travers l’acquisition de force des territoires de pays tiers.
Son discours inaugural du 20 janvier dernier ne laissait place à aucun doute : «Les Etats-Unis se considéreront de nouveau comme un pays qui accroît ses richesses, étend son territoire et porte son drapeau vers de nouveaux et magnifiques horizons.» Trump est de ce fait le «premier président américain depuis plus d’un siècle à vouloir étendre le territoire des Etats-Unis», note le magazine The Economist. (14)
Les réactions outrées des gouvernements concernés aux déclarations de Trump aussi bien que la sidération d’une grande partie de la communauté internationale, y compris parmi ses alliés, illustre le backlash que sa rhétorique a suscité. L’appel à la déportation hors de leur terre de 2,3 millions de Ghazaouis a ainsi été dénoncé par les Palestiniens et les pays arabes comme une opération de nettoyage ethnique et a été unanimement condamné par la communauté internationale y compris par la Chine, la Russie et les pays européens.
Le Groenland, territoire autonome rattaché au Danemark, a également rejeté dans les termes les plus forts les ambitions géopolitiques de Trump d’en faire l’acquisition. De son côté, la présidente du Mexique, Claudia Sheinbaum, a réagi à l’imposition par Trump de droits de douane de 25% sur les importations en provenance du Mexique par des mesures tarifaires réciproques, contraignant Trump au gel de sa décision en échange du renforcement par le Mexique de sa frontière nord pour mieux contrôler le trafic de drogues.
Avec le Canada, voisin et plus proche partenaire des Etats-Unis, la proposition de Trump de faire du Canada le «51e Etat» américain, conjugué à la menace d’imposition des droits de douane de 25%, a suscité une vague d’indignation donnant lieu à un foisonnement d’éditoriaux et de tribunes dénonçant «l’impérialisme économique» de leur voisin du Sud mais aussi la multiplication de campagnes de boycottage des produits américains et les huées répétées de l’hymne américain lors de compétitions sportives.
Cette résurgence du sentiment patriotique canadien s’est étendue jusqu’au Québec où les appels récurrents à l’indépendance de la province ont laissé place à la réaffirmation de l’identité et de la fierté canadiennes et à un rejet de tout rattachement aux Etats-Unis.
La rhétorique agressive de Trump a contraint l’ancien Premier ministre canadien, Jean Chrétien, à sortir de sa retraite pour exprimer sa réprobation envers les «insultes totalement inacceptables et les menaces sans précédent contre notre souveraineté». Dans une lettre ouverte publiée début janvier, il a qualifié les propos de Trump de «chantage» estimant que «même si nous satisfaisons une demande, le président Trump reviendra avec une autre, plus importante».
Face à une telle attitude, la solution passe par l’organisation d’un front international, a préconisé Jean Chrétien, car «pour lutter contre la puissance brute et déraisonnable, nous avons besoin de la puissance du nombre». (15) Une approche identique a été développée par un autre ancien premier ministre canadien, le conservateur Stephen Harper. (16)
La tonalité de ces déclarations peut paraitre inhabituelle tant le Canada est connu pour sa tempérance. Il est rarissime que la population et la classe politique canadiennes se mobilisent et s’expriment avec autant d’unanimité et un tel degré de fermeté envers leur voisin. D’un point de vue rétrospectif, les relations entre les deux pays n’ont peut-être jamais été aussi mauvaises depuis la guerre de 1812.
Disons-le clairement : la vision de Trump des relations internationales s’érige en violation de toutes les normes, règles et conventions associées à l’ordre libéral international mis en place au lendemain de la seconde guerre mondiale et dont les Etats-Unis ont été le principal architecte. En faisant fi de toutes les balises institutionnelles, Trump se complait dans un «vide éthique» qui évoque immanquablement l’état de nature hobbesien où «les notions de légitime et l’illégitime, de justice et d’injustice n’ont pas leur place». (17)
Dans un environnement anarchique, entendu au sens d’absence d’une autorité supranationale transcendant les Etats et où le comportement de ces derniers est déterminé exclusivement par la puissance, les rapports de force et l’intérêt national, les Etats-Unis seront bien avisés de se rappeler qu’au cours des deux derniers siècles, l’Occident a vu se succéder plusieurs hégémons avant qu’ils ne soient défaits ou affaiblis puis relégués au rang de puissances secondaires de la France napoléonienne à l’Union soviétique en passant par l’Angleterre victorienne, l’Allemagne impériale et l’Allemagne nazie.
Inscrit depuis la Seconde Guerre mondiale dans une configuration bipolaire, les Etats-Unis ont connu après la chute du mur de Berlin leur «moment unipolaire», décrété dès 1990 par le commentateur politique Charles Krauthammer, c’est-à-dire avant même la dissolution officielle de l’ex-URSS.(18)
Aucune autre puissance n’était alors en mesure de contester l’hégémonie américaine sur les trois dimensions que sont la puissance militaire, la richesse économique et la suprématie technologique. Avec cette hégémonie, se matérialisait le triomphe final de la démocratie libérale et de son pendant le libéralisme économique, conduisant certains à décréter un trop vite la mort de toute alternative idéologique et conséquemment la «fin de l’histoire». (19)
C’est dans cette fenêtre d’unipolarité qu’est survenu l’aventurisme de l‘administration de George W. Bush en Irak sous la dictée de la mouvance néo-conservatrice américaine. Baptisée «choc et effroi» (Shock and Awe), cette guerre qui visait à remodeler le Moyen-Orient avait un autre objectif : déployer sa technologie militaire et ses systèmes d’armement avancés pour intimider des pays comme la Chine et la Corée du Nord, et contraindre les autres pays de moindre puissance à s’aligner derrière les Etats-Unis dans une logique de bandwagoning. Le choix du slogan «choc et effroi» est à cet égard significatif car il traduit parfaitement l’objectif recherché.
Avec la montée en puissance de la Chine, la configuration du système international est toutefois bien différente. Que ce soit du point de vue économique, militaire ou technologique, la Chine est aujourd’hui incontestablement l’adversaire le plus redoutable que les Etats-Unis n’ont jamais eu à affronter depuis leur guerre contre l’empire britannique.
En dépit d’un certain consensus à vouloir qualifier le présent système de multipolaire, dans les faits seuls deux pays combinent aujourd’hui la puissance militaire, le poids économique, les avancées technologiques et la masse territoriale pour constituer un véritable pôle de puissance : les Etats-Unis et la Chine. Ces deux puissances représentent la moitié des dépenses militaires mondiales, et leur PIB combiné équivaut grosso modo à celui des 33 autres plus grandes économies réunies.(20)
Dans ce contexte, la stratégie américaine d’asseoir par la force et l’intimidation une hégémonie globale s’étendant en dehors de sa zone géographique est illusoire. L’incapacité des Etats-Unis à agir seuls sans courir le risque d’être piégés par ce que Paul Kennedy appelle la surexpansion impériale (Imperial Overstretch) conjugué à l’inévitable création d’un contre équilibre que cette stratégie suscitera concourent à rendre un tel objectif inatteignable. (21)
L’exemple le plus emblématique et le plus récent d’un pays succombant au syndrome de surexpansion impériale est l’ex-URSS qui s’est disloquée faute d’avoir pu assurer sa survie. Face à cet écueil rédhibitoire, l’administration Trump tente de se désengager du théâtre européen en parrainant des pourparlers de paix entre l’Ukraine et la Russie.
L’objectif poursuivi par Washington est double. Il s’agit tout d’abord de mettre un terme au conflit, quels qu’en soient les termes, afin de se focaliser sur la région indopacifique, et plus particulièrement la Chine qui est considérée comme la plus grande menace à l’hégémonie américaine. Le second objectif est de laisser l’Europe assurer sa propre sécurité, quitte à s’embourber dans la gestion de l’après-conflit russo-ukrainien, et entraver ainsi son ambition de redevenir une puissance mondiale.
L’une des explications possibles des concessions unilatérales faites par Trump à Moscou avant même l’ouverture de négociations, au mépris de la relation transatlantique, est de découpler la Russie de la Chine. La possibilité de reproduire, dans une perspective inversée, le coup diplomatique de Nixon de février 1969 n’est sans doute pas absent de ce calcul.
Cette année-là, Nixon avait exploité opportunément les scissions entre l’ex-URSS et la Chine pour effectuer une visite surprise à Pékin dans l’optique de renverser le rapport stratégique en faveur des Etats-Unis. De ce survol du blitzkrieg d’initiatives prises par Trump, quel bilan peut-on donc tirer de sa volonté d’intimider ses alliés comme ses adversaires et les amener à se soumettre à son diktat ?
Cette stratégie du fou qu’il semble affectionner est-elle réellement effective et peut-elle modeler, contraindre ou peser sur les décisions de pays tiers, notamment lorsqu’il de questions existentielles ?
Dans les faits, les résultats de cette stratégie sont plus que mitigés voire contreproductifs.
Les condamnations unanimes des déclarations de Trump par la communauté internationale, les mesures de représailles annoncées par nombre de pays en réaction à ses décisions d’imposition de droits de douane, tout comme les rebuffades par les pays menacés par ses velléités d’annexion ou d’occupation confirment les limites de la présumée imprévisibilité et irrationalité associées à la stratégie du fou.
La faiblesse de la stratégie est qu’une fois les objectifs qui la sous-tendent sont décryptés, elle perd toute crédibilité et est associée par les pays ciblés à un simple coup de bluff ? Cela est d’autant plus vrai qu’il devient rapidement évident que dans un tel jeu, toute concession ouvrira inéluctablement la voie à l’exigence d’autres concessions. Les réactions du Canada, du Mexique, du Groenland et bien sûr de la Chine s’inscrivent dans cette logique.
Dans leur article sur la stratégie du fou nucléaire tentée par Richard Nixon en 1969, Scott Sagan et Jeremi Suri relèvent que non seulement Leonid Brejnev n’avait pas compris ce que Nixon essayait de communiquer mais que la stratégie elle-même était inefficace, en plus d’être dangereuse en raison du risque d’une lecture erronée qu’elle pouvait susciter et de la riposte nucléaire qu’elle pouvait déclencher.
Le dirigeant soviétique n’a pas été particulièrement alarmé par les manœuvres américaines ni même compris leur véritable objectif, contraignant Nixon à retirer les troupes américaines du Vietnam et à ouvrir des négociations de paix à Paris. Pour sa part, Ho Chi Minh et ses camarades n’ont jamais montré le moindre fléchissement et ont poursuivi leur combat, en dépit d’un énorme déséquilibre des forces, jusqu’à la libération totale du Vietnam et le recouvrement de son indépendance.
Les Grecs anciens alertaient sur les dangers associés à l’hubris (ou hybris), c’est-à-dire la démesure et l’orgueil, et cultivaient ce qu’ils appelaient la sophrosuné, c’est-à-dire la tempérance et la prudence. Platon aussi bien qu’Aristote incluaient la sophrosuné dans le canon des vertus et y voyaient l’ultime antidote à l’hubris.
L’histoire nous rappelle que les grandes puissances sont souvent leur propre ennemi car leur succès et l’hubris qu’il engendre les poussent à agir en-dehors de toute règle et de toute éthique, et les conduit inévitablement à ignorer toute modération et toute retenue.
En considérant les interactions internationales comme un jeu à somme nulle et en persistant à s’inscrire dans une logique de mépris de toutes les normes, règles et conventions internationales, Trump risque fort de faire face à un blowback généralisé et de voir les Etats-Unis passer de «L’Amérique d’abord» (America First) à «L’Amérique seule» (America Alone). H. A. T.
(*) L’auteur a suivi des études doctorales à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Il est consultant en éducation internationale.
13. La distinction entre les dimensions «situationnelle» et «dispositionnelle» de la stratégie du fou est empruntée à Joshua A. Schwartz. «Madman or Mad Genius ? The International Benefits and Domestic Costs of the Madman Strategy. Security Studies, Vol. 32, No. 2, 2023, pp. 271-305.
14. «America has an imperial presidency». The Economist. January 23, 2025.
15. Lettre de Jean Chrétien, «Trump a unifié les Canadiens plus que jamais». La Presse, Montréal, 11 janvier 2025.
Accessible à < https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2025-01-11/lettre-de-jean-chretien/trump-a-unifie-les-canadiens-plus-que-jamais.php >
16. Lettre de Stephen Harper, « Face à Trump, le Canada doit se réinventer ». La Presse, Montréal, 20 février 2025.
Accessible à < https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2025-02-20/lettre-de-stephen-harper/face-a-trump-le-canada-doit-se-reinventer.php >
17. Thomas Hobbes, Leviathan. Paris: Syrey, 1981 (1651), p. 126.
18. Charles Krauthammer, «The Unipolar Moment ». Foreign Affairs, 1990/1991, 70, 1, pp. 23-33.
19. Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man. New York: Free Press, 1992.
20. Jo Inge Bekkevold, « No, the World Is Not Multipolar ». Foreign Policy, 23 Septembre 2023.
21. Paul Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers: Economic Change and Military Conflict from 1500 to 2000. New York: Random House, 1987.