Le corridor comprend 10 000 km de voies ferrées, un budget d’investissement de 100 milliards de dollars, dont une partie sera supportée par l’Arabie Saoudite, et 10 millions d’emplois en perspective.
Soutenue par les Etats-Unis, l’Inde a mis sur la table, lors du sommet du G20 (9-10 septembre), un ambitieux projet de «corridor» logistique incluant de nouvelles voies maritimes et ferroviaires qui vont s’étendre jusqu’à l'Europe.
Un couloir dénommé «Corridor économique intercontinental», comprenant 10 000 km de voies ferrées, des ports et une flotte de transport maritime, un budget d’investissement de 100 milliards de dollars, dont une partie sera supportée par l’Arabie Saoudite, 10 millions d’emplois en perspective et une profonde transformation économique et numérique à l’international. Hadef Abderahmane, expert en économie, estime que les échanges commerciaux devraient croître de 30% dans les pays traversés par le Corridor.
Un accord de principe a en effet été signé à New Delhi entre les Etats-Unis, l’Inde, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis (EAU), l’Union européenne, la France, l’Allemagne et l’Italie pour la mise en œuvre de ce projet, selon un communiqué diffusé à l’occasion par la Maison-Blanche.
Le président américain, Joe Biden, a qualifié cet accord d’«historique», c’est «beaucoup plus que – seulement – du rail ou un câble», a estimé la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, commentant la signature de cet accord, tout en évoquant «un pont vert et numérique entre les continents et les civilisations». «Nous voulons lancer une nouvelle ère connectée via un réseau ferroviaire, reliant des ports en Europe, au Moyen-Orient et en Asie», selon un document diffusé par l’administration Biden à propos de cette initiative, qui va faire la jonction entre l’Inde et l’Europe.
Les Etats-Unis face à l’initiative du «Sud global», menée, entre autres, par la Chine, veulent ainsi poser les jalons de grands «nœuds commerciaux», tout en «encourageant le développement et l’exportation d’énergies propres».
M. Hadef fait cependant remarquer que l’accord de New Delhi est un memorandum of understanding (MoU), à savoir un protocole d’accord, une façon de faire bien américaine, puisque les Etats-Unis n’ont pas procédé encore à la signature de contrats de réalisation d’ouvrages. «La consistance des projets et des contrats pourrait être dévoilée l’année prochaine. Ça sera la prochaine étape», explique-t-il.
Le Corridor doit «faire progresser l’intégration au Moyen-Orient», y compris entre des «partenaires improbables», a commenté le conseiller à la Sécurité nationale américain, Jake Sullivan, qui a aussi mentionné l’entité sioniste et la Jordanie parmi les pays concernés.
L’annonce d’un rapprochement entre l’Arabie Saoudite et l’occupant israélien s’intègre-t-elle dans cette démarche ? L’accord sur le grand projet d’infrastructures, dont le calendrier reste flou, «n’est pas spécifiquement un signe avant-coureur de normalisation», a toutefois précisé Jake Sullivan.
Or, les récentes déclarations de Mohammed Ben Salmane (BMS), prince héritier saoudien, sur des contacts «poussés» avec les Israéliens accréditent cette thèse. L’Arabie Saoudite et Israël se «rapprochent» d’une normalisation de leurs relations, a déclaré BMS à la chaîne Fox News, le 20 septembre.
L’Arabie Saoudite, élément-clé
L’Arabie Saoudite serait, selon de nombreux analystes, l’un des éléments-clés de la nouvelle initiative parrainée par l’Occident. Avec le projet de la ville futuriste Neom, l’Arabie Saoudite «est en train de tirer profit de la compétition entre les grandes puissances du monde pour attirer de nouveaux investisseurs, notamment dans les nouvelles technologies.
Mais surtout de se positionner comme un hub important pour le commerce international», relève M. Hadef. Pour le Premier ministre indien, Narendra Modi, le corridor va booster le commerce bilatéral entre l’Inde et l’Arabie Saoudite, dont la valeur s’élèverait à 42,8 milliards de dollars en 2023, mais aussi à développer un réseau de transport d’hydrogène qui relierait le Moyen-Orient aux grands ports européens.
Ursula Von der Leyen considère que ce projet «déboucherait sur la connexion la plus directe à ce jour entre l’Inde, le Golfe arabique et l’Europe, avec une liaison ferroviaire qui rendra le commerce entre l’Inde et l’Europe 40% plus rapide», en sus d’un câble électrique et un pipeline d’hydrogène et d’un autre câble de données à haut débit pour «relier certains des écosystèmes numériques les plus innovants au monde».
Corridor vs BRI
Le Corridor viserait, en outre, à concurrencer la Chine et son programme d’investissements et d’infrastructures des «Nouvelles routes de la soie - la Belt and Road Initiative (BRI)». Fin avril 2023, l’Inde est devenue le pays le plus peuplé du monde, selon l’ONU, avec plus de 1,425 milliard d’habitants, révèle un travail de synthèse réalisé par France 24. Désormais, une personne sur cinq dans le monde est indienne.
La population de l’Inde va continuer de croître jusqu’en 2060 pour atteindre 1,7 milliard, toujours selon les projections des Nations unies. La population indienne est également l’une des plus jeunes de la planète : 40% des Indiens ont moins de 25 ans. Alors que la Chine voit sa croissance ralentir, l’Inde affiche une insolente santé économique dans un contexte mondial pourtant morose : 9,1% de croissance en 2021, selon la Banque mondiale, 7% en 2022, et un objectif au-dessus de 6% pour 2023, fait savoir la même source. Selon l’OCDE, l’Inde est l’économie du G20 qui connaît la croissance la plus rapide depuis 2014.
New Delhi s’est imposée en 2022 comme la cinquième puissance économique mondiale, dépassant son ancien colonisateur, le Royaume-Uni. Avec une population jeune et bien formée, le pays représente l’un des plus grands réservoirs de main-d’œuvre de la planète. Industrie pharmaceutique, chimie, informatique, aéronautique ou encore service aux entreprises font partie des secteurs les plus dynamiques.
L’accélération du transfert de compétences et l’éclosion de centres d’innovation à Bangalore, ville du sud de l’Inde, qu’on surnomme la «SiliconValley indienne», «ne laissent pas insensibles les géants de la technologie et de la fintech», fait remarquer M. Hadef. Portée par sa croissance démographique, l’Inde pourrait même devenir la deuxième économie mondiale d’ici 2075, selon une étude de la banque Goldman Sachs. Le moteur de sa croissance économique est donc essentiellement sa démographie galopante.
Elle est également une puissance militaire de premier rang. Selon le rapport publié par Global Firepower, l’Inde se classe à la quatrième place des armées les plus puissantes au monde. L’année stratégique 2023, analyse des enjeux internationaux, ouvrage publié sous la coordination éditoriale de Marc Verzeroli, responsable d’édition à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), un think tank français, apporte d’autres éclairages sur les atouts, notamment, d’un pays-continent aux multiples ressources.
Dans le chapitre intitulé Eaux troubles dans l’Indo-Pacifique, rédigé par Barthélémy Courmont, il est mentionné que ce sont les développements politico-stratégiques qui façonneront, dans la durée, les équilibres dans la région et à l’échelle internationale. Rivalités de grandes puissances, alliances stratégiques, enjeux économiques, sociaux et environnementaux, etc., : l’Indo-Pacifique cristallise les tensions internationales, avec la compétition Pékin-Washington comme principal catalyseur, explique l’ouvrage.
L’Indo-Pacifique comme enjeu
Si la région indo-pacifique concentre désormais plus de la moitié de l’activité économique mondiale, cela ne va pas sans attiser de fortes rivalités, qui s’articulent autour de projets pharaoniques – la Belt and Road Initiative (BRI) chinoise en étant le principal – et de plusieurs accords multilatéraux, suscitant parfois une grande confusion quant à la réalité de l’intégration économique au niveau régional, souligne l’auteur.
Si Pékin cherche à asseoir un nouvel hégémon, le Japon et l’Inde offrent une vive résistance, tandis que les Etats-Unis et l’UE proposent leur propre vision des échanges économiques et commerciaux dans la région, poursuit-il. L’Indo-Pacifique des Etats-Unis s’inscrit donc, selon L’année stratégique 2023, dans la logique d’une compétition durable avec Pékin. Washington n’a toutefois pas le monopole de l’Indo-Pacifique.
Le cas de l’Inde est le plus éclairant. Le Premier ministre Modi a été l’un des dirigeants les plus courtisés depuis le début de la guerre en Ukraine, les pays occidentaux le sollicitant pour se joindre aux sanctions frappant Moscou. Mais surtout pour augmenter ses capacités de raffinage de pétrole qu’il a renforcées jusqu’à devenir un acteur énergétique-clé dans le monde.
L’Inde a cependant refusé d’entrer dans une logique de guerre froide en s’alignant sur Washington, les bénéfices étant très faibles. Ainsi, si la «guerre froide» entre la Chine et les Etats-Unis peut être décrétée, elle ne se constate pas dans le regard que lui portent les sociétés asiatiques, qui lui préfèrent un pragmatisme articulé autour d’un équilibre permettant de maintenir leur souveraineté et assurer leur développement. «L’Inde va jouer, dans les années à venir, un rôle de premier plan dans le rééquilibrage des rapports de force mondiaux», affirme l’expert en économie Hadef Abderahmane. Et l’Inde semble en être bien consciente.