Dr Nouria Benghabrit-Remaoun. Ancienne ministre de l’Education nationale : «La valorisation de la fonction enseignante au cœur des défis»

18/12/2024 mis à jour: 12:59
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Photo : H. Lyès/Archives

Dans cet entretien accordé à El Watan, Dr Nouria Benghabrit-Remaoun, ancienne ministre de l’Education nationale (2014-2019), livre des éclairages autour de l’ouvrage intitulé Devenir et être enseignant en Algérie, qu’elle a coécrit avec l’enseignante chercheuse, Dr Zoubida Rabahi-Senouci et qui vient d’être édité par le CRASC. Directrice de recherche, en retraite, sociologue, Dr en sciences de l’Education (Paris V Sorbonne) et ancienne directrice du Crasc (1992-2014), Dr Benghabrit répond, par ailleurs, à nos diverses questions dans le cadre d’un débat constructif sur le secteur de l’Education nationale.

  • Le travail présenté dans cet ouvrage, issu de la conduite de deux projets de recherche menés entre 2011 et 2019, a tenté de «détricoter les apports, mais aussi les faiblesses d’un arsenal réglementaire et de pratiques pédagogiques encadrant le processus de formation initiale et d’insertion professionnelle des enseignants». Dans cet ouvrage, vous estimez que «la valorisation de la fonction enseignante représente un défi et passe par un haut niveau de recrutement. Mais une augmentation de la durée des études ne doit pas faire oublier que les leviers de changement résident centralement dans le développement de la professionnalité de chaque groupe d’acteurs». Comment améliorer cette professionnalité ?

Merci de nous donner l’opportunité de débattre d’un objet /sujet essentiel de la question éducative, celle des enseignants qui a fait l’objet d’une publication avec ma co-autrice Zoubida Rabahi-Senouci. Rappelons que pendant des décennies, la formation des enseignants, bien qu’essentielle dans la fabrication d’une identité professionnelle, a été secondarisée au vu des besoins immenses de la demande de scolarisation.

Le recrutement avec un faible niveau de formation académique (principalement dans le primaire et le moyen) s’est imposé dès l’indépendance. Un simple aperçu de la structuration selon le statut des enseignants dans le primaire montre l’ampleur des défis auquel sera confronté l’école pendant des décennies. Les années post-indépendance, sur la population totale enseignante au primaire 7% sont des instituteurs pour plus de 50% de moniteurs.

Près de dix années plus tard, le pourcentage des instituteurs augmente seulement de près de 3% et celui des moniteurs baissera de près de 10%. La formation à partir de 1963 va consister en la mise en place de cours par correspondance, obligatoire pour les monitrices et les moniteurs. Les instituts de technologie de l’éducation (ITE) créés en 1970 vont essentiellement être destinées à former les enseignants du primaire et du moyen et à partir de 1998 auront une formation en cours d’emploi. Les ITE seront redéployés en tant qu’instituts de formation et de perfectionnement des maîtres.

C’est avec la réforme de 2003 que le système éducatif algérien a adopté les normes internationales de recrutement tout en prenant en compte tous les ajustements liés à la problématique de l’amélioration de la qualité pédagogique des apprentissages, de la professionnalisation des personnels et de la gestion. Désormais il faut être détenteur d’une licence ou d’un master pour prétendre entrer dans le métier, le processus d’universitarisation du corps enseignant est engagé.

Dès lors, les enseignants à tous les cycles d’enseignement, du primaire au secondaire, vont être formés par les écoles normales supérieures : le professeur d’enseignement primaire à bac+3, celui d’enseignement moyen à bac +4 et le professeur d’enseignement secondaire à bac+5. Pour ceux déjà en formation, cette élévation du niveau de recrutement conduit à poser la problématique des contenus de la formation initiale du futur enseignant et de la qualité de l’encadrement de tous ceux qui y participent au sein des écoles normales.

La question du profil des enseignants des ENS reste entièrement posée. Le statut régissant le corps universitaire au niveau de la fonction publique reconnaît trois catégories : l’enseignant-chercheur, l’enseignant chercheur hospitalo-universitaire et le chercheur. Il n’est pas reconnu le profil d’enseignant chercheur formateur en mesure de former au métier d’enseignant. Or, la formation académique et pédagogique a pour objectifs de doter le futur enseignant de compétences correspondant aux diverses composantes de l’acte pédagogique dans toute sa complexité.

Et c’est précisément cela qui constitue la professionnalité. La professionnalité du futur enseignant  qui s’acquiert dépend de celle des enseignants d’expérience (tuteurs, professeurs formateurs inspecteurs, chefs d’établissements). Elle se construit dans un dispositif professionnalisant d’enseignement /apprentissage basé sur le paradigme de la réflexivité.

Or l’absence de formation spécifique des professeurs formateurs dans les ENS ou des tuteurs sur le terrain qui reçoivent dans leurs classes les futurs enseignants en stage dans le cadre de la formation initiale des ENS ou lors des premières années d’enseignement ne contribue que faiblement à l’acquisition d’une posture professionnelle.

Des débats menés avec des représentants syndicaux, la dénomination de professeur formateur (dont les missions sont citées dans le décret mai 2012) ne serait que théorique. L’important était pour eux d’ouvrir des perspectives de promotion et d’amélioration de la vie des enseignants grâce à une augmentation salariale.

Quels sont les résultats de vos recherches ? Nos recherches montrent que le modèle le plus prégnant actuellement est celui du modèle applicationniste où la place de l’analyse de pratique ne constitue pas un paramètre important dans la construction des compétences disciplinaires, pédagogiques et didactiques.

Seule l’ancienneté et l’expérience des formateurs est mise en exergue. Selon les résultats d’enquête, les futurs enseignants se retrouvent dans une posture passive et considèrent les pratiques pédagogiques de leurs formateurs comme des modèles à suivre. 

Améliorer la professionnalité des enseignants passe nécessairement par plusieurs paramètres dont le premier reste une part plus importante accordée au terrain c’est-à-dire aux stages ; dans la formation des normaliens les stages ont une place réduite qui vient en fin de cursus tant la primauté est donnée aux connaissances académiques théoriques.

Si actuellement on considère que le terrain est formateur, c’est à la condition que les acteurs de terrain soient eux même formés, c’est-à-dire ayant une formation spécifique, une professionnalité de formateurs d’enseignants. Cette problématique a certes émergé assez récemment. Dans le dispositif traditionnel, l’observation de l’enseignant formateur dans sa classe pouvait suffire à préparer le futur enseignant et l’inviter à adopter le modèle.

Répondre à la question relative de la professionnalité enseignante de façon pertinente, m’impose également de recourir non seulement aux travaux de recherche menés ici dans le contexte algérien mais de ses représentations également ailleurs sur la question. Le mouvement de professionnalisation est apparu d’abord aux USA dans les années quatre-vingt suite à un rapport –A Nation at Risk : the imperative for Educational Reform- commandité par the National Commission on Excellence in Education attribuant le retard technico industriel à la médiocrité de l’école.

Cette dernière étant due à l’absence de qualité de la formation des enseignants et de leur instabilité. Il y était noté que près de 23 millions d’adultes américains n’avaient pas les compétences suffisantes en lecture et écriture.

Le mouvement de professionnalisation parvint en Europe dans les années 1990. La majorité des programmes dans les établissements de formation des futurs enseignants ont été élaborés à partir de référentiels de compétence (généralement ne dépassant pas une douzaine de compétences) couvrant les composantes essentielles de la professionnalité.

Quant au référentiel de compétences des formateurs d’enseignant, il devient tout aussi indispensable, à construire pour contrecarrer la dualité novice/expert prégnante dans la formation. Or suffit-il d’être un enseignant chevronné pour aider l’enseignant novice à se préparer au métier sans être tenté de se poser en modèle ? Alors même que les méthodes pédagogiques sont plurielles.

L’évolution de la professionnalité des enseignants ne dépend pas seulement du prescrit au travers des injonctions institutionnelles, mais aussi et en grande partie de ce que l’observation a montré à savoir que ces derniers construisent tout au long de leurs pratiques des « arrangements pédagogiques ».

  • Dans cet ouvrage, vous affirmez que «le recrutement des futurs enseignants a évolué, au même titre que le nombre des institutions de formation, selon les politiques de scolarisation de l’éducation nationale. Mais globalement, le métier d’enseignant n’a pas attiré de tout temps les candidats ayant les meilleures moyennes au bac». Etes-vous favorable à l’idée d’instaurer un dispositif de recrutement ultra-sélectif des candidats postulant pour devenir enseignant et faire en sorte que les enseignants soient classés dans la catégorie des fonctionnaires d’élite la mieux rémunérée ?

Il y a une évolution notable dans les conditions de recrutement au métier d’enseignant depuis l’indépendance du pays en 1962 à l’issue d’une guerre meurtrière. L’Etat national devait faire face à une situation catastrophique : rouvrir les portes de l’école en septembre 1962 dans un contexte de départ massif des enseignants français et une demande forte de scolarisation.

Beaucoup de volontaires engagés et mobilisés ont contribué à la réussite de ce premier challenge. Aujourd’hui, les écoles normales supérieures drainent parmi les bacheliers ayant obtenu les meilleurs moyennes. La garantie d’un poste de travail dès la fin de leur formation explique en grande partie l’engouement pour devenir enseignant. L’expérience des ENS les a amenés à introduire un entretien individualisé pour juger essentiellement de certaines incapacités à faire face à une population juvénile. Malgré l’augmentation du nombre des ENS (12), le déficit demeure entre l’offre de formation et les besoins de l’éducation.

Il est vrai qu’au regard de la complexité du métier, de la place stratégique occupée par l’école «génératrice chez tout un chacun de ce sentiment de fierté de son algérianité qui est au fondement même de notre personnalité et des valeurs de notre société», il est juste que la rémunération soit à la hauteur de la mission. Celle-ci doit être accompagnée d’un processus de formation continue avec un budget largement supérieur à celui alloué actuellement.

Nous avons par ailleurs, dans le cadre de la charte d’éthique du secteur de l’éducation nationale, signée par tous les partenaires en novembre 2015 identifiés 5 principes de manière consensuelle : l’intégrité et la probité, l’exemplarité, le respect, le développement de la compétence et la stabilité au sein de l’établissement éducatif. Il sera nécessaire aussi d’assurer la place qu’il faut à la prospective pour éviter que la gestion dans et de l’urgence ne devienne un mode opératoire.

  • Etes-vous favorable à l’idée d’instaurer un système de «rémunération proportionnel au mérite» des enseignants, des chefs d’établissement et des inspecteurs de l’éducation nationale, accompagné d’un dispositif de contrôle strict et efficace ?

Passer du salaire qui représente une compensation régulière aux efforts fournis   à la rémunération qui recouvre en sus du salaire de base, les indemnités, les primes et avantages liés au poste constitue déjà une avancée. Les responsables ont cette opportunité de faire la différence en reconnaissant les investissements et l’engagement dans l’action éducative en modulant et motivant leurs notations. Les textes sont clairs à ce propos.

Malheureusement, dans la pratique, l’adoption de l’uniformisation de la notation est la pratique la plus courante. Le refus pour un responsable de faire la différence entre celles et ceux qui sont plus engagés dans l’exercice de leur métier et les autres, constitue un premier obstacle à l’amélioration de l’acte éducatif. Il s’agira de faire réfléchir chaque catégorie d’acteurs à mettre en place quelques indicateurs adaptés et spécifiques, qui peuvent se traduire de diverses manières, et pas que sur le plan financier.

  • Pour améliorer la qualité de l’enseignement, plusieurs pays ont instauré des systèmes d’évaluation des enseignants influencés par les retours des parents d’élèves. Par exemple, au Chili, les évaluations incluent des retours des parents, et ces résultats impactent la rémunération des enseignants. Etes-vous favorable à l’instauration d’un tel système en Algérie ?

Franchement non. Notre société, dans ses valeurs fondamentales, a un rapport quasi épidermique, au sens positif du terme, à la justice, à l’équité et à l’égalité entre les individus. Mais dans un contexte d’une citoyenneté encore en construction, ces principes sont à relativiser en réalité. Car, quand il s’agit de proches, de leurs enfants, ces principes disparaissent. Je ne veux pas généraliser, mais la réalité du fonctionnement de l’école nous impose de faire ce constat.

Tous nous savons que l’important pour l’écrasante majorité des parents, c’est d’abord la réussite de leurs enfants, entendu par-là, avoir de bonnes notes et avoir des diplômes. L’évolution dans la société de la place occupée par l’école et ses certifications, a ses effets pervers comme les cours supplémentaires et moins d’intérêt pour la maîtrise des matières et à la pensée analytique, en sus d’approfondir les inégalités sociales face au savoir.

Aussi, introduire aujourd’hui l’hypothèse d’une telle modalité, celle de l’évaluation par les parents fragiliserait sur le long terme le système scolaire. Ce serait une forme de privatisation de l’école où les parents se comporteraient comme des consommateurs. Par contre, les parents ont le droit de savoir ce que le système fait de leurs enfants. Alors avec les perspectives ouvertes avec la numérisation, et le maillage des portables, il y a des possibilités, comme celle qui existe partout d’établir des contacts avec les parents en les informant régulièrement pas seulement des notes mais aussi de tout ce qui relève de la scolarité de leurs enfants.

La question aujourd’hui partagée par la plupart des systèmes éducatifs, de la qualité de l’école interpelle non seulement le cœur du métier d’enseignant, celui d’organiser et d’accompagner les apprentissages en classe mais aussi les conditions matérielles de son exercice. Il est nécessaire d’admettre que le métier est évolutif dans ses contenus comme dans ses méthodes imposant la formation continue et la recherche comme dispositif central pour l’amélioration de la qualité des apprentissages.

  • Les programmes du cycle primaire sont lourdement chargés, s’éloignant de fait des acquis universellement admis qu’un élève à la fin de ce cycle est capable de maîtriser les compétences fondamentales de savoir lire, écrire et compter. Qu’en pensez-vous ?

A mon sens et partant des diverses expériences, mettre l’accent constamment sur la lourdeur des programmes a pour conséquence aujourd’hui l’évitement de la réflexion et de l’analyse sur les autres dimensions de l’école. Mieux, la critique permanente sur les contenus d’enseignement contribue à opacifier le débat sur de vraies questions et du coup laisse cette impression dans la société de faire du sur place.

Les programmes ne sont qu’une des dimensions du curriculum qui intègre les supports pédagogiques d’accompagnement (manuels scolaires, le système d’évaluation, l’organisation des apprentissages par cycle- primaire, moyen, secondaire- par disciplines, par trimestre, par volume horaire). Le curriculum est considéré comme «le passeur des politiques éducatives vers l’action pédagogique» telle qu’elle est pratiquée dans les salles de classe.

Avoir un regard critique sur cette question nous oblige de plus, comme l’ont montré plusieurs auteurs, à distinguer entre le prescriptif (ce qui doit être enseigné aux élèves), et le réalisé (ce que l’élève a réellement retenu). En fait, l’expérience locale nous apprend que c’est le temps consacré à la mise en œuvre des programmes, prévue pour 34 semaines qui se trouve régulièrement amputée de plusieurs semaines pour diverses raisons (rentrée tardive, sorties précoces, grèves cycliques, rajouts intempestifs voire conjoncturels de chapitres ou de matières…), et les élèves, par conséquent, se retrouvent face à un enseignement massé et des enseignants coincés entre la nécessité de terminer le programme avec le temps qui lui est imparti.

  • Pour combler les carences de l’école publique, le recours aux cours de soutien scolaire dans le privé, est une pratique de plus en plus courante en Algérie. Quelles sont les réformes les plus cruciales dont a besoin désormais l’école publique pour éviter aux parents de dépenser beaucoup d’argent dans les cours de soutien ?

C’est une plaie aujourd’hui ! Car nous sommes passés en l’espace d’une vingtaine d’années de cours supplémentaires au niveau des classes d’examen et dans certaines disciplines à leur quasi généralisation à tous les cycles et pis encore avec leurs propres enseignants ! Plusieurs facteurs ont contribué à faire de ces cours de soutien privé une école parallèle à l’école publique.

Nous pouvons même avancer l’idée que sa généralisation incontrôlée sape les fondements de l’école publique dans sa dimension égalitaire et réintroduit les inégalités dues aux différences de classes et de places dans la société. Les parents eux mêmes vivent très mal ces situations car ils savent qu’ils sont en train de saturer complètement leurs enfants ne vivant plus ni leur enfance ni leur adolescence.

Une des solutions c’est l’organisation régulière des séances de remédiation à l’intérieur de l’établissement comme suite logique aux évaluations quasi mensuelles en cours actuellement. Celles-ci seraient planifiées autour des difficultés ou des déficits et pas uniquement par niveau. Il faut également des mesures réglementaires d’encadrement de ce phénomène.

Bio express

Benghabrit-Remaoun était ancienne ministre de l’Education nationale (2014-2019). Directrice de recherche, en retraite, sociologue, Dr en sciences de l’éducation (Paris V Sorbonne). Ancienne directrice du CRASC (1992-2014). Elle a enseigné à l’université d’Oran pendant 20 ans et fut membre d’organismes tels : le Conseil supérieur de l’éducation, la commission nationale des programmes de l’éducation, la commission nationale de la réforme du système éducatif, le Comité des politiques de développement du Conseil Social et Économique des Nations unies (2013-2014), le Comité exécutif du Codesria (Dakar 2002-2008), Présidente du Comité scientifique arabe du Forum de l’Unesco pour l’enseignement supérieur, de la recherche et de la connaissance (2003-2006). Elle a dirigé plusieurs projets de recherche et d’expertise sur l’université, les étudiants, l’école, la petite enfance, les jeunes et les femmes, en consacrant à ces thématiques plusieurs écrits et communications.  

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