Dr Mohamed Saïd Benazzouz. Analyste et spécialiste des questions de sécurité : «Les agendas géopolitiques perturbent la lutte contre le terrorisme au Sahel»

28/05/2023 mis à jour: 06:43
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Mohamed Saïd Benazzouz. Analyste et spécialiste des questions de sécurité - Photo : D. R.

La bande sahélo-saharienne est devenue l’épicentre du terrorisme international. Le Mali, le Niger et le Burkina Faso font quotidiennement face à des attaques de groupes affiliés à Daesh ou à Al Qaïda. Au cours des deux dernières années, le Sahel a subi l’augmentation la plus rapide des activités d’extrémistes violents en Afrique. Mohamed Saïd Benazzouz, docteur d’Etat en sciences politiques et spécialiste des questions de sécurité, explique pourquoi la lutte contre le terrorisme dans la région n’arrive pas encore à enregistrer des résultats probants.

  • Le Sahel est actuellement considéré comme le nouvel épicentre du terrorisme international. Les actes de terrorisme ont augmenté dans la région de 2000% en l’espace d’une dizaine d’années. Jusque-là, les pays les plus dangereux au monde étaient la Syrie et l’Irak. Comment expliquer cette évolution ?

Les chiffres en question sont ceux du Global Terrorism Index 2023. On peut être d’accord sur le factuel en soi dans la mesure où il exprime la progression des victimes décédées constituées de civils, dont beaucoup de femmes et d’enfants. La plus grande proportion a visé les zones rurales et frontalières souvent riches en ressources.

Pour la définition de l’impact du terrorisme et la méthodologie générale ayant conduit au classement du Mali en 4e position, la démarche est plus que discutable car l’existence de l’Etat malien n’est heureusement pas en cause. Ces chiffres indiquent, toutefois, que le terrorisme au Sahel est en phase de «pourrissement», l’ensemble des acteurs s’agitent en quête de ressources et de positionnement.

Seules la société civile et la population ne se sont pas encore affirmées en tant qu’acteur à part entière dans le conflit et décidées de se défendre face au terrorisme. Entre la soumission et le rejet, il reste malheureusement quelques réticences formées par des considérations ethniques et doctrinaires. Cette agitation dénote de l’approche de négociations où le gouvernement ne sera pas dans une position idéale.

  • Quel est, selon vous, le facteur qui a le plus contribué à l’aggravation de la situation ? Qu’est-ce qui alimente le plus le terrorisme dans la région ?

Très succinctement, c’est la disparité entre les agendas des acteurs intérieurs et extérieurs de la lutte contre le terrorisme, en fait, sans diminuer du mérite des efforts qui ont été consentis. Malheureusement, la communauté internationale a négligé les mesures d’accompagnement pour l’ouverture de perspectives socio-économiques qui auraient contribué à renforcer la résilience des populations et conforté la position de l’Etat.

Actuellement, ce sont les entités terroristes qui assurent cette fonction en soutenant les différentes activités illicites et trafics en tout genre. La population des cinq pays concernés du Sahel a atteint 135 millions, en 2015, elle pourrait s’élever à 330 millions en 2050. L’âge moyen est de 16 ans. Un jeune gagne 20 fois plus en s’associant aux terroristes.

Qu’on le veuille ou non, l’expérience montre que ce sont les mesures passives de lutte antiterroriste qui ont permis de progresser dans la lutte contre le terrorisme. Une fois que la population se sera positionnée, le terrorisme sera affaibli. Sur le plan tactique du choix des cibles, les massacres dramatiques de villageois constituent des erreurs irréversibles que les hordes terroristes ont commises quasi systématiquement à travers le monde et qui ont conduit à leur déclin.

  • Les États de la région ont-ils une responsabilité dans ce qui arrive au Sahel ?

C’est certain, la pression continue à s’exercer activement et négativement sur la sécurité de la région tout entière. En effet, la priorité est accordée à l’isolement de la nouvelle élite et le leadership nationaliste qui contrôle de plus en plus la gouvernance des pays de la région. Les efforts ne sont pas déployés contre le terrorisme, mais il s’agit surtout de le confiner dans ces zones.

L’attitude de la communauté internationale et particulièrement du G5 Sahel ne peut être lue que de la sorte. La question de la «légitimité» devient secondaire, voire d’intérêt philosophique en période de crise et de lutte existentielle contre le terrorisme. Le Sahel n’est pas un cas isolé, les agendas géopolitiques et de puissance perturbent la lutte contre le terrorisme et conduisent parfois à des échecs face à la détermination des entités terroristes.

  • Pourquoi, selon vous, la force Barkhane n’a pas pu venir à bout du terrorisme au Mali et au Niger ?

La présence d’une force étrangère extérieure à la région, agissant seule ou en position de leadership, est contreproductive aux yeux de la population et renforce les opportunités de recrutement ainsi que le narratif terroriste. Certains acteurs mondiaux ont essayé de donner un caractère opérationnel tranché aux forces étrangères en présence mais ça n’a pas vraiment marché, probablement pour des disparités d’agendas.

Sur le plan opérationnel, Barkhane a nourri une ambition démesurée. Il n’est pas possible d’opérer efficacement dans un territoire de la taille de l’Europe avec 4500 hommes et des ressources qui restent limitées malgré l’engagement américain en renseignement et logistique de plusieurs pays européens. L’engagement militaire contre le terrorisme requiert la capacité de concentrer, d’une manière décisive, des forces structurées et bien soutenues en un intervalle de temps très réduit.

Elle a cependant réalisé quelques succès à fort retentissement médiatique mais elle n’a pas su associer les armées locales dans la perspective de les rendre autonomes. Toutefois, il faut reconnaître que l’intervention militaire de janvier 2013, exécutée sur demande du gouvernement malien, au moment où Bamako était menacée, a le mérite d’avoir éviter que le Mali se transforme en un Afghanistan des années 90.

Hormis ces cas extrêmes, le plus difficile à consentir ce sont les mesures d’accompagnement, la stabilité s’acquiert par la création de perspectives et d’opportunités socio-économiques qui pourraient renforcer la résilience de la population et remettre en cause l’hégémonie des entités terroristes en la matière, contre laquelle il n’existe pas encore d’alternative. On se rappelle que ces dernières sont parvenues à récupérer des groupes d’auto-défense.

  • Au rythme où vont les choses, le Sahel risque de se transformer durablement en une immense zone grise. Le terrorisme progresse rapidement vers les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest. Y-a-t-il un risque que la situation devienne incontrôlable ? Les pays de la région ont-ils les moyens de renverser la tendance ?

Le terrorisme qui se développe au sein d’une population relativement pauvre (40% de la population vit sous le seuil de la pauvreté) est à la recherche de ressources : les activités illicites d’orpaillage au Sud (évalués à une trentaine de millions de dollars par an et où des populations sont chassées) ; les droits de passage par les carrefours du trafic de drogues dites douces au Nord ainsi que divers trafics ; et les carrefours de drogues dites dures vers l’Ouest où la pression sécuritaire exercée sur l’Amérique latine et du Sud pousse les cartels à chercher des débouchés en Afrique.

Quand la situation deviendra incontrôlable ou flagrante, les agendas vont s’accorder conjoncturellement, une volonté de contenir ces fléaux se fera sentir vers une sorte de «containment», et ainsi de suite. Malheureusement, vers le Sud-Ouest, des complicités tirent profit du trafic de drogue. La DGSE française a fait part publiquement que le leader du GSIM (JNIM) cherche à «déborder» le Sahel vers le Nord des pays du Golfe de Guinée. Pour le moment, il ne semble pas y avoir de manifestation probante de ses propos.

  • Le Mali et le Niger sont le théâtre actuellement d’une guerre acharnée entre l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS) et le JNIM. Quels sont les enjeux de cette guerre 
    fratricide ?

D’abord, il ne faut pas considérer le JNIM comme une entité homogène, il s’agit d’une coalition qui regroupe essentiellement et à la fois les troupes d’un leader politico-militaire, un Targui noble, négociateur inné et incontestablement héritier de MBM, mais aussi une entité dirigée par un membre de la communauté peule, leader exégèse qui veut traduire sur le terrain le terrorisme en un projet de société. Les querelles en question semblent surtout menées avec cette dernière faction (Katiba Macina).

Ses enjeux ont trait aux ressources, principalement celles des territoires qui bordent les frontières communes du Mali, Niger et Burkina, ou triangle du Liptako-Gourma et, en filigrane, transparaissent des perspectives de négociations dans le registre desquelles l’EIGS ne semble pas s’inscrire.

Nous n’avons pas assisté à de tels affrontements depuis avril 2020 qui avaient eu lieu au centre du Mali. Il semble que cette fois-ci, les deux groupes se disputent les zones de pâturage, mais surtout la défection de combattants de Macina au profit de l’EIGS. L’approche ultra-radicale de cette organisation affiliée à l’EI reproche les multiples accords conclus par Macina pour la réouverture des écoles ou encore l’installation des maires. En fait, l’EIGS lui reproche de ne pas appliquer littéralement la charia.

  • Les autorités de pays du Sahel, dont le Mali et le Burkina Faso, ont plusieurs fois noué des contacts discrets avec des chefs de groupes terroristes dans le but d’engager un dialogue. Quel est, selon vous, le but de ces discussions ? L’expérience algérienne en matière de réconciliation pourrait-elle être rééditée au Sahel ?

Isolé, le nouveau leadership malien et burkinabé n’a d’autres choix que de rechercher une accalmie qui lui permettrait de gérer la situation d’une manière plus sereine. A l’heure actuelle, des négociations seraient en faveur du JNIM dont le leader est habitué à négocier qu’en position de force, position dont il jouit d’ailleurs. Le modèle algérien de réconciliation a montré son efficacité surtout opérationnelle.

Il permet de restaurer la paix avec peu de moyens et en un temps très court, un avantage certain par rapport à d’autres modèles concurrents. Au Mali, les conditions ne sont pas encore réunies pour la réussite d’un tel plan, les entités terroristes, vu leurs position, n’en voient pas la nécessité et l’acteur principal d’une telle entreprise ne s’est pas encore suffisamment affirmé. 

La société civile et la population doivent rejeter énergiquement, et dans les faits, le terrorisme, l’insécurité changera de camp, c’est alors qu’elle pourrait pardonner sereinement. 

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