Architecte DPLG (Diplômé par le gouvernement), sociologue, Djaffar Lesbet compte nombre de publications sur le patrimoine matériel et immatériel de l’ancienne médina, La Casbah d’Alger, et a été invité à prendre part à de nombreux colloques. Le chercheur revient sur le projet «Darna» dans les tiroirs, depuis des années, et ce, faute d’adhésion citoyenne.
Il s’interroge sur le projet controversé et celui avorté de Jean Nouvel et des architectes cubains. Notre interlocuteur aborde, dans la foulée, les maisons murées et livrées à l’usure du temps, au moment où le pays compte des architectes qui ont fait et font preuve de leur savoir-faire, à l’image de Hamag, Slimani, Hammouche, Gacem, etc., sans omettre les entreprises qualifiées comme Promatal, auxquelles on a confié des restaurations réussies comme celle effectuée au niveau de certains modules de la citadelle (palais du Dey, logements des janissaires et mosquée du dey et casemates, le palais des Beys, ndlr). Nous avons approché l’universitaire pour nous éclairer davantage sur l’état des lieux qui prévaut dans une cité qui crie sa peine et dont on ne sait ce qu’on veut en faire…
1- L’idée du projet Darna, qui avait germé il y a une dizaine d’années, n’a malheureusement pas tenu ses promesses. Qu’est-ce qui pourrait vous motiver pour revenir à la charge et relancer l’initiative ?
Personnellement, je ne pense pas relancer l’initiative citoyenne «Darna». Il faut savoir que le projet «Darna» est un projet commun, initié avec mes amis Akli Amrouche, connu pour les contributions de sa «Revue Vies de Villes» et Rabah Messaoud, informaticien, entre autres, qui ont mis leurs moyens de communication et savoir-faire au service d’un projet qu’on partage à plus d’un titre. C’est pour moi l’occasion de préciser que le projet «Darna» a été, d’abord, conçu pour rendre hommage à la mémoire de Fouzia Asloum, architecte à l’Atelier Casbah et Kaci Marhrour, professeur à l’EPAU, a conçu un module pédagogique de sensibilisation des futurs architectes à la sauvegarde de la Casbah. Une partie des travaux se faisait sur site. Les étudiants devaient faire des relevés des maisons de la Casbah. D’où le patronyme «Darna -Notre maison.
2- Pourquoi selon vous la première initiative n’a pas abouti ?
Peut-être parce qu’on n’a pas su substituer le discours à l’action, privilégier la restauration et mettre fin aux travaux de bricole. Une infime minorité de personnes a répondu favorablement. Le combat a cessé faute de combattants. J’invite le lecteur à consulter le site «darna.org».
3- Pouvez-vous nous éclairer davantage ?
Les initiateurs de «Darna» ont fait ce qu’ils pouvaient, pour inciter les citoyens à sortir de l’expectative et, pour une fois, agir.
4- Pourquoi cela n’a pu aller de l’avant pour donner corps à ce projet ?
Je ne sais quoi faire de plus si la majorité des défenseurs de la sauvegarde de la Casbah, préfère l’éloquence à l’action ! Il faut dire aussi que les pouvoirs publics ne font pas grand-chose pour inciter les citoyens à s’impliquer dans la sauvegarde du patrimoine commun. L’initiative citoyenne «Darna» aurait pu être une bonne opportunité pour accompagner, encourager et faciliter la concrétisation du projet, destiné à être un équipement d’utilité publique, qui fait cruellement défaut. Cela étant, il n’est jamais trop tard pour rattraper le coup. Les terrains devenus réceptacle d’ordures n’attendent qu’à être débarrassés des immondices. Mon souhait est que l’Etat attribue des parcelles et laisse faire les citoyens. Je suis persuadé que la société civile ne ménagera aucun effort pour s’investir à fond dans pareil projet.
5-Vous êtes optimiste …
Oui, je suis partant. Et là, je me permets de faire un clin d’œil à la ministre de la Culture et des Arts, madame Soraya Mouloudji, qui vient d’inaugurer une approche innovante et tant attendue, avec la remise de distinctions aux lauréats du 1er concours de design urbain au service de l'authenticité dédié à la mémoire d’Abderrahmane Bouchama. Elle a sorti le premier et doyen de l’architecture algérienne de l’oubli. La Villa Tiar , à El Biar, entre autres réalisations, typiquement algériennes en témoignent. Ce grand architecte a été négligé ! Alors qu’il mérite d’être connu et reconnu pour ses œuvres qui ont inspiré, hélas, peu de confrères.
Curieusement, ce sont les «Français» de la période coloniale qui ont réalisé des villas de style algérois, à l’exemple de celles de la bourgeoisie locale (Tiar, Tchkiken, Hamoud, maison du millénaire, à Bab Jdid, etc.), ce que les nantis d’aujourd’hui ne font pas ! La tristement célèbre villa Susini a été classée sur la liste des biens culturels protégés (2016). L’architecture n’est pas responsable de l’usage qu’on en fait. Dar Es-Sof, haut lieu de torture, à la Basse Casbah, a été classé et restaurée. De même, est-ce que les approches des regrettés Fouzia et Kaci ont été reconduites ? La réponse est dans le cursus de l’EPAU. Il serait juste qu’un amphithéâtre, d’écoles d’architecture, porte le nom d’Abderrahmane Bouchama, Fouzia Asloum et Kaci Mahrour. Je dis merci à Madame la ministre de la Culture et des Arts, sans courtisanerie. Le concours de l'authenticité donne une occasion en or à Mme la ministre, pour faire coup double.
6- Comment ?
En confiant à chaque lauréat un terrain et en l’accompagnant, afin qu’il concrétise son projet, dans les règles l’art et ainsi tester les dispositions, théoriques, du plan de sauvegarde (PPSMVSS, ndlr). Elle inaugure la reconstruction des premières maisons à La Casbah et, enfin, rompre avec les atermoiements des prédécesseurs. C’est une autre façon, à mon sens, de mettre terme fin aux plans d’urgence et d'attaque qui ont fait de La Casbah un gigantesque camp de relogement pour «autos» sinistrés. On a attribué deux fois de logements que La Casbah compte d’habitants, sans reconstruire la moindre maison !
7- Aviez-vous retenu le terrain pour réaliser la future maison ? Si oui, quels critères sont retenus et le style de la maison que vous souhaitez réaliser ?
Oui, nous avons retenu un terrain. «Dar Sfaxi», un terrain vague de 220 m2, environ, devenu une aire de stationnement informel. Quant aux critères, il s'agit de respecter la typologie et les caractéristiques des maisons algéroises.
8- Le CLOA (Conseil local de l'ordre des architectes d'Alger/ou le Synaa-(Ordre et Syndicat National des Architectes agréés) ont-ils été impliqués ?
Ni le Cloa, ni le Synaa, ni aucun autre organisme ne s’est manifesté. Des architectes ont fait des promesses de dons, à titre individuel. D’autres avaient proposé de mettre leur bureau et leurs moyens (personnels) à disposition de Darna, le moment venu !
9- Si le projet aurait vu le jour le jour, quelle serait la destination de Darna ?
Il serait fastidieux d’énumérer les activités. En résumé, Darna devait servir de lieu de rencontres thématiques entre chercheurs de différentes disciplines et de débats, doublé d’une antenne d’aide, assistance et conseils juridiques, architecturaux, entreprises, pour les propriétaires désireux de réhabiliter et/ou reconstruire leur maison. Le programme détaillé est disponible sur le site «darnadz.org».
10- On se rappelle de la lauréate de la «Charrette d’or». Pensez-vous que l’idée d’une pareille distinction serait susceptible d’être reconduite ?
Au lancement de la «Charrette d’or», l’objectif était de sensibiliser les décideurs. La lauréate, Mlle Yasmine Benlabed, a été félicitée par un jury, présidé par le directeur des programmes de sauvegarde en cours (OGEBC). Notre vœu était que les responsables usent de leurs prérogatives pour concrétiser le projet. On a dû déchanter. D’autant plus que leurs prédécesseurs n’ont pas reconstruit une seule maison, et ce, depuis l’indépendance. Or, les architectes de l’Atelier Casbah avaient élaboré des plans et programmes de reconstructions. On a, hélas, dissous l’Atelier Casbah, éparpiller les cadres, ignoré les projets et disperser les archives. La revue Vies de Villes organise des «Charette d’or» afin de réconcilier l’architecture et le vivre ensemble. Mais, sur le terrain, le constat est loin d’être reluisant pour ne pas dire amer. Je suis persuadé que l’initiative de Madame la ministre de la Culture et des Arts, n’est qu’une autre forme de «Charrette d’or» ; elle redonne vie et reconnaissance à l’architecture algérienne, son initiative innovante est similaire et elle dispose des moyens de la faire concrétiser. Je suis certain que la revue Vies de Villes mettrait à sa disposition ses capacités et moyens de communication pour concrétiser son innovation.
11- Est-ce que vous avez un autre projet sur un autre terrain ?
Non ! Nous ne disposons pas de moyens pour une nouvelle aventure. Or, ni les terrains vagues, ni les lieux symboliques et historiques ne manquent, C’est une question de volonté. On nourrit l’espoir de voir un groupe de personnes et/ou association lancer une initiative destinée à reconstruire «Diar-Ec-Chouhada», pour faire revivre les lieux de mémoire : à Sabat El K’totte, au 3, rue de Thèbes, devenu décharge publique, la bâtisse, 5, impasse Mokrane Zouaoui (ex-Saint-Vincent de Paul) où Debih Chérif (Si Mourad), Hadji Othmane (Ramel), Zahia Hamitouche et Nouredine Benhafid sont tombés au champ d’honneur. Il y a aussi le terrain vague, assiette foncière de la maison où Mohamed Boudiaf coordonnait les réunions préparatoires du 1er novembre 1954, sise à El Djebel. Seule la maison de Fatiha et Mustapha Bouhired, 3, Zenket Ben Farès (rue Caton) retraite de Larbi Ben M’hidi, puis de Yacef Saadi, Zohra Drif, etc. a été restaurée par leur fille Houria.
12. Cela n’en reste pas moins une lourde et coûteuse opération pour les pouvoirs publics qui ont pris en main quand même la restauration de certaines maisons historiques, non ?
C’est une goutte d’eau, eu égard aux budgets colossaux alloués pour de modestes résultats obtenus : quelques palais et mosquées. Imaginons que des organisations syndicales, telles que le Cloa, Patronat Crea, Synaa, SNSI, GSA, UGTA, Cnes, Unpef, etc., auxquels l’Etat attribue un terrain et, en échange, chacune d'elles prendrait en charge, à ses frais, la reconstruction d’une maison pour en faire un équipement d’utilité publique, à but non lucratif. C’est une opportunité pour réintroduire des activités nobles et de sortir La Casbah de l'ostracisme, de l’apathie dans laquelle elle est plongée et ce, depuis plusieurs décennies.
13 - Que préconisez-vous-en votre qualité d’architecte et enfant de La Casbah ?
Au risque de me répéter, Ce sont autant de lieux il s’agit d’installer une maison d’informations avec des permanences de juristes, architectes, entreprises, agents immobiliers (pour les transactions foncières et immobilières, ndlr), chercheurs, etc., chargés d’informer, les propriétaires désireux de restaurer leurs maisons et/ou vendre leurs parcelles, des droits et devoirs spécifiques aux sites classés et habités. Les surfaces disponibles accueillent des artistes et artisans (modalités à convenir) avec un cahier des charges rigoureux. Donner l'opportunité aux hommes de l’art d’occuper des recoins et ainsi faire apprécier aux visiteurs le doigté de nos orfèvres dans des lieux dignes de l'artisanat.
14- Quelles seraient vos attentes des autorités chargées de la sauvegarde de La Casbah ?
Qu’elles facilitent et encouragent les initiatives citoyennes d’utilité publique et à but non-lucratif. Après plus d’un demi-siècle d’expériences déçues, on attend de réelles actions de la part des autorités pour la réhabilitation et la restauration des lieux de mémoire et surtout, beaucoup d'engagement des nouvelles générations.
15- Quels sont vos sentiments de voir des dizaines de douérate murées après avoir été vidées de leurs propriétaires qui eux, disent, ne disposent pas de ressources suffisantes pour les restaurer ?
Tout d’abord, il faut savoir qu’à la Casbah, il y a des Diar, quelques-unes disposent d’une «douéra», une dépendance de serviteurs, attenante à la maison du maître. C’est durant la colonisation que les «douérate» ont été séparées, vendues et/ou louées aux acheteurs et/ou à des locataires impécunieux. De là à faire une généralité ! La «Douera» est le produit de la méconnaissance des spécialistes «es-approximations » qui, par impéritie, confondent dépendance et maison mère. Depuis, ce sobriquet, simpliste, ne cesse de se répandre. Excepté Ouled El Houma, pour lesquels le terme Darna désigne indistinctement «ma famille » et/ou «notre maison».
Concernant le maintien des maisons de propriétaires et/ou héritiers indigents, les solutions existent. Reste à les étudier et proposer une et/ou des solutions adaptées à chaque cas, basée sur une convention entre les parties (publique-privée). Il est difficile et illusoire de décréter des e prescriptions (ukases), valables pour toutes les maisons.
16- Autrement dit …
Distinguer la maison occupée par la famille propriétaire, avec ou sans locataire, de celle louée et dont le propriétaire est absent et/ou « inconnu », de celle qui présente des dégradations (absence d’entretien, usure du temps, etc., et/ou, fragilisées, suite à l’effondrement de la mitoyenne, ou désordres nés d’une catastrophe naturelle, etc.,). Repenser les dispositifs juridiques, de tenir compte des particularités. Mettre en place une assurance que j'estime obligatoire, spécialisée et adaptée aux sites classés et habités. Charger des spécialistes, indépendants, d’établir un diagnostic exhaustif. Envisager une convention spécifique, publique/privée, fondée sur les expertises. Rompre avec les interventions et improvisations sporadiques, plans d’urgences et d’attaques à répétitions, tous azimuts, sans objectif. Prévoir des pénalités dissuasives, pour mettre fin aux chantiers perpétuels, sans raison connues et en toute impunité. Assurer les suivis de chantier par publications régulières d’avancements et causes des retards, sur un site dédié, accessible au public (universitaires, chercheurs, étudiants…), afin de désigner les donneurs d’ordres et/ou entreprises inefficaces.
17 – Théoriquement, cela est très intéressant, mais sur le terrain, l’opération paraît difficilement réalisable, non ?
Pour cela, il suffit de créer une commission pluridisciplinaire ad hoc et indépendante, composée de chercheurs, universitaires spécialisés, professionnels du bâtiment, chargés du suivi des appels d’offres. Les membres seraient, éventuellement, rémunérés, par un budget alimenté par les pénalités de retards, imputées aux entreprises et/ou autres responsables (publics et/ou privés) des défaillances, suivant des modalités à envisager, sur la base d’une convention. Mise en place de procédés permettant d’identifier, de recenser les sources de blocages, d’éliminer les marchands d’orviétan et autres inaptes, afin, de parfaire le processus de réalisation. Cela permet de procéder, en toute transparence, à une sélection rigoureuse des entreprises, via une commission des marchés spécialisée. Prendre les mesures appropriées et éliminer les ‘’moins-disant’’, qui gangrènent le marché, au profit des «mieux-faisant». Rendre publics les budgets consacrés à La Casbah depuis l’Indépendance serait édifiant. Cela ne devrait poser aucun problème dans la mesure où il s’agit de rendre, compte aux citoyens, de l’usage de deniers publics !
18- Pourquoi, selon vous, le projet de Jean Nouvel est tombé à l’eau et pour quelle raison les autorités algériennes n’ont pas jugé utile de confier à un architecte algérien le soin de reconstruire une autre maison, d’autant que le pays ne manque d’architectes compétents ?
La question comporte plusieurs énigmes imbriquées. Difficile de faire tomber à l’eau un «ouï-dire». Tout le monde en parle, mais nul n’est en mesure d’apporter le moindre début de preuve confortant l’existence d’une ébauche esquisse d’un projet chimérique, résultant d’une convention éphémère et qui a suscité tant débats. Il en est de même pour le «projet» fantôme des Cubains, tout aussi temporaire qui a accouché d’une lettre morte? La question est, pourquoi pétitionné contre Jean Nouvel, alors qu’il n’y a pas eu la moindre protestation contre les coopérants étrangers (et Algériens de cœurs) qui se sont relayés, en vain, au chevet de la Casbah : A. Ravereau, A. Dürr, etc., entre autres et dont les plans et projets (concrets), de reconstruction de maisons ont fini par alimenter les bennes à ordures.
L’opportunité m’est donnée pour inviter le lecteur à lire l’entretien accordé par A. Dürr : https://www.madinati-dz.com/2019/12/entretien-armin-duerr. Je m’interroge aussi pourquoi n’a-t-on pas fait appel aux anciens de l’Atelier Casbah (K. Bouayed, N. Kasab, A. Sahraoui, etc.,), et relancer la «machine». Cela étant, les architectes compétents et expérimentés ne demandent qu’à mettre leur savoir-faire au service du patrimoine. Il est utile de rappeler que l'architecte-urbaniste Djamel Klouche, s’est vu confier, en 2009, au même titre que 9 autres grands architectes, de stature internationale, dont Richard Rodgers, Christian de Portzamparc, Grumbach, Jean Nouvel…, par le président de la République française, l’étude de l’avenir de Paris et de sa métropole, le «Grand Paris». Des spécialistes comme Djamel Klouche, qui ont choisi de rester en Algérie sont nombreux, à l’instar de H. Faïd, M. L. Merhoum, A. Mihoubi, entre autres. Qu’attend-on pour faire appel à leur savoir-faire. Devraient-ils s’expatrier pour qu’on leur confie l’étude de l’avenir de la «Petite Casbah». Petite par la taille et immense par son histoire.
Propos recueillis par Farouk Baba-Hadji