«C’est la première fois que la civilisation humaine fait face à un risque d’effondrement. Je pense que nous pourrions un jour disparaître à cause des abeilles.» Cette perspective du professeur Paul R. Ehrlich, biologiste à l’Université Stanford, résonne particulièrement dans les monts de Béni Chougrane, à Mascara, où des apiculteurs assistent impuissants à la disparition de leurs ruches.
Ahmed, un apiculteur de 54 ans, observe avec tristesse les vestiges de son rucher, autrefois florissant, maintenant presque vide. Parmi les 43 ruches qu’il entretenait avec soin près de la forêt de Fergoug, une seule survit. La disparition des abeilles soulève des questions cruciales : pourquoi disparaissent-elles ? Qui ou quoi est responsable de cette situation ? Entre les frelons destructeurs, le changement climatique et les mauvaises pratiques humaines, l’effondrement des colonies d’abeilles devient bien plus qu’un simple problème écologique. Il menace les écosystèmes et la biodiversité.
L’histoire d’Ahmed et des apiculteurs de la région, leurs pertes et leurs espoirs mettent en lumière un phénomène face auquel beaucoup demeurent indifférents. «Cette saison s’annonce désastreuse. Entre la désertion des ruches, les frelons favorisés par la sécheresse et la prédation humaine, même les abeilles sauvages succombent», déplore Ahmed. Dans les monts de Béni Chougrane, couvrant 32% de la wilaya de Mascara, la disparition des abeilles affecte aussi l’agriculture. Les producteurs d’agrumes et d’autres fruits constatent une baisse des rendements, due à la sécheresse, à la rareté des eaux souterraines et surtout à une pollinisation insuffisante causée par la disparition des abeilles.
L’effondrement des colonies d’abeilles se traduit par une baisse de la production de miel à Mascara. Selon les données officielles de 2022, la production totale de 3200 quintaux de miel entre 2019 et 2022 représente une diminution de 28,93% par rapport à 2018, où la production avait atteint 1500 quintaux. La production de miel en 2023/2024 a chuté à 864 quintaux, soit une baisse de 18,94% par rapport à la moyenne des trois années précédentes et de 42,4% par rapport à 2018, illustrant l’impact des multiples pressions sur les abeilles.
En effet, la sécheresse a réduit la disponibilité des ressources alimentaires essentielles pour les abeilles, comme le nectar et le pollen. A cela s’ajoutent la dégradation de l’environnement, la prolifération des frelons et l’augmentation de la pollution qui ont affecté les populations d’abeilles, perturbant leur cycle vital et accentuant leur vulnérabilité. Le déclin des abeilles est particulièrement visible à Mamounia, près du rucher d’Ahmed, où apiculteurs et agriculteurs se retrouvent chaque jour à la cafétéria de Hadj Ahmed. Leurs discussions, empreintes de désolation, portent sur le manque de pluie, l’abandon des ruches par les abeilles et la lutte contre les frelons, responsables de nombreuses pertes.
Un de leurs collègues a, par exemple, perdu cinquante ruches en deux mois, victimes de la fausse teigne de la cire et des attaques de frelons. Ce problème a également des conséquences financières. Pour les apiculteurs, chaque ruche représente un investissement. Une ruche subventionnée par les services agricoles coûtait 3500 DA, mais sur le marché privé, son prix dépasse désormais 12 500 DA, dont 4000 DA pour la ruche en bois et 8000 à 10 000 DA pour les cadres. Les coûts totaux deviennent élevés lorsque l’on ajoute les dépenses pour nourrir les abeilles, les vitamines et les traitements contre les maladies.
D’un ton mêlant espoir et regret, Abdelkader, apiculteur quinquagénaire ayant perdu la plupart de ses ruches, a déclaré : «Aucun apiculteur de la région n’a échappé à la disparition de ses abeilles. Cependant, l’espoir demeure de compenser ces pertes si la pluie tombe, pour fournir aux reines le pollen et le nectar nécessaires à leur reproduction et à l’expansion des colonies.» Quant aux abeilles sauvages, M. Abderrahmane, 65 ans, ancien vendeur de miel, explique : «Ces trois dernières années, il est devenu beaucoup plus difficile de trouver des ruches dans la forêt de Fergoug, contrairement à avant.
La sécheresse, le manque de pluie et la pollution sont les principales causes de la disparition des colonies d’abeilles sauvages et de la baisse de la production de miel, qui était une source de revenu pour de nombreuses personnes de la région.» Plusieurs apiculteurs accusent les récolteurs de miel sauvage d’être responsables de la disparition progressive des abeilles. «Ces personnes ne méritent pas le titre de récolteurs de miel sauvage, ce sont des criminels envers les abeilles et l’environnement.
En récoltant le miel, ils dévastent les ruches, privant les abeilles de nourriture durant l’été et d’une réserve pour nourrir leurs larves l’hiver, une période déjà difficile à cause du froid et du manque de fleurs», explique M. Abderrahmane, préoccupé par les conséquences de ces actions sur l’environnement et l’équilibre des colonies. Dans le même ordre d’idées, C. Ahmed ajoute : «Beaucoup de récolteurs de miel sauvage ne se préoccupent pas du sort des abeilles. Plutôt que de réparer la ruche après la récolte, ils la laissent détruite, accélérant ainsi son effondrement. Malheureusement, ce sont ces personnes qui contribuent largement à la diminution du nombre d’abeilles dans la forêt.»
Appel urgent à l’action des chercheurs
Lors de notre déplacement dans la forêt de Fergoug, dans les monts de Béni Chougrane, aux pentes abruptes et aux terrains accidentés, nous avons observé l’attitude cupide de certains collecteurs de miel. Après avoir récolté tout le miel, sous prétexte de faible quantité, ces individus abandonnent les ruches sans se soucier de leur état.
Cela laisse les colonies exposées aux attaques de prédateurs, comme les frelons, qui se nourrissent des larves d’abeilles, entraînant ainsi la destruction totale des ruches.La forêt de Fergoug, dont les sources se sont asséchées en raison de la baisse du niveau des eaux souterraines, souffre également de la transformation de certaines zones en décharges publiques, où sont jetés divers déchets. De plus, l’érosion des sols, accélérée par ces facteurs, contribue à la désertification de la région.
Des études menées par des chercheurs de Mascara montrent que les monts de Béni Chougrane, abritant cette forêt, sont parmi les zones les plus vulnérables à la désertification dans le nord du pays, ce qui affecte gravement la biodiversité, notamment les herbes à fleurs vitales pour les abeilles sauvages. Une chercheuse, ancienne professeure à l’Université de Mascara, a souligné que «la diminution de la biodiversité végétale dans la forêt de Fergoug et dans les monts de Béni Chougrane, principalement due à la réduction des plantes à fleurs, est un facteur majeur de l’effondrement des colonies d’abeilles.
Ce déclin est largement lié au changement climatique». Elle a précisé que pour comprendre les causes profondes de ce phénomène, «une étude approfondie est nécessaire, impliquant des experts et chercheurs pour observer en continu les divers facteurs en jeu. Cela inclut l’analyse du type et de la densité des frelons, des effets des pesticides et herbicides sur l’environnement, ainsi que l’impact du changement climatique sur les précipitations, les températures et les vagues de froid».
Elle a également souligné l’importance de comprendre le rôle de l’homme, en particulier l’introduction d’abeilles d’autres régions et leur adaptation aux spécificités locales. Des questions demeurent sans réponse, et les chercheurs doivent clarifier ces points pour proposer des solutions concrètes si ce phénomène se confirme. Face à cette situation, certains apiculteurs ont tenté d’introduire des races d’abeilles différentes, comme les abeilles jaunes importées du centre du pays.
Cependant, ces colonies n’ont pas survécu plus de deux mois, en raison de l’incapacité de ces abeilles à s’adapter au frelon agressif envahissant la forêt de Fergoug. Ce prédateur a rapidement décimé les colonies, forçant les abeilles restantes à fuir. Le président de l’Association des apiculteurs de Mascara, Boucella Abdelkader, a souligné que «bien que le frelon soit un facteur important, il n’est pas la cause principale de la disparition des abeilles».
Selon lui, «la sécheresse prolongée, qui touche la région depuis plusieurs années, a dévasté les colonies, notamment en raison du manque de végétation nourrissante et d’eau». Il a précisé que «certaines zones, comme les monts de Béni Chougrane, particulièrement affectées par la sécheresse, ont vu leurs apiculteurs lutter pour maintenir leurs colonies, malgré leurs efforts pour fournir des compléments alimentaires et des vitamines». Les conditions climatiques difficiles, telles que les températures élevées et la baisse de l’humidité, accroissent le stress des abeilles, perturbent leur activité et favorisent la propagation de maladies, telles que le varroa, la nosémose et le couvain plâtré.
Pour répondre à ces défis, certains apiculteurs ont déplacé leurs ruches vers les régions du sud, comme Béchar et El Bayadh, où les plantes désertiques, telles que le jujubier, offrent un environnement plus favorable aux abeilles, permettant ainsi de limiter les pertes et d’assurer la pérennité de la production de miel. La disparition ou la perturbation inquiétante des abeilles dans la forêt de Fergoug, aggravée par la sécheresse, la pollution et d’autres facteurs, menace non seulement l’apiculture locale, mais aussi les écosystèmes et la biodiversité des monts de Béni Chougrane, déjà fragilisés par le déclin de nombreuses espèces animales ainsi que la rareté croissante de nombreux oiseaux dont l’apparition devient de plus en plus rare.