Décision temporaire du gel de la production de charbon de bois : Importante, mais...

09/06/2022 mis à jour: 06:30
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Photo : B. Souhil

La production du charbon de bois est suspendue jusqu’à nouvel ordre, et ce, pour éviter le déclenchement d’incendies dans les forêts. Si cette décision ravit les spécialistes, elle est jugée, à elle seule, insuffisante pour contrer le risque des incendies. Explications ! 

L e ministère de l’Agriculture et du Développement vient de geler, de manière temporaire, la production de charbon de bois, et ce, dans le but d’éviter le déclenchement d’incendies dans les forêts. 

Si cette décision est jugée «prudente» par Brahim Bouchareb, du département foresterie et protection de la nature de l’Ecole nationale supérieure agronomique, enseignant chercheur en botanique écologie et environnement et ancien directeur général du Jardin d’essais du Hamma, il estime néanmoins que celle-ci «est plus tournée vers la discussion que sur l’efficacité, car ce mois de juin ne représente pas un mois critique de déclenchement d’incendies, car nous avons eu une année plutôt pluvieuse, ce qui permet aux milieux forestiers de maintenir une humidité encore considérable, qui baisse sensiblement l’inflammabilité de la phytomasse», explique-t-il. 

De ce fait, le chercheur assure que les spécialistes sont très satisfaits des dernières pluies tardives, car elles ont permis d’augmenter l’humidité des sols et ainsi rendre les forêts hautement résistantes aux départs de feu. 

C’est pourquoi, il estime que la décision de geler la production du charbon est une simple précaution. Assurant au passage que le plus important pour l’heure est de nettoyer les forêts des déchets qu’elles abritent et procéder aux débroussaillements urgents étant donné que la quantité de plantes herbacées est remarquable. 

«Il est donc urgent que celles-ci soient rasées avant leur dessèchement total pendant le mois d’août, car c’est là où elles deviennent le principal combustible dangereux et premier facteur de propagation du feu», prévient-il. 

PLUVIOSITÉ 

L’été dernier, l’Algérie a connu une saison particulièrement difficile en raison de ces feux qui ont ravagé une surface d’environ 90 000 hectares, ce qui représente 4 fois la moyenne annuelle des surfaces incendiées. 

Alors que la période d’avant la fête de l’Aïd El Adha est réputée pour la production ou la récolte du charbon, notamment pour ses usages en grillades, la mafia du charbon est souvent pointée du doigt, accusée d’être à l’origine des feux de forêt. 

«Si la piste criminelle a souvent été évoquée pour justifier ces départs incontrôlables de feux, ce phénomène a toutefois été vécu dans presque tous les pays méditerranéens, les USA, l’Australie et d’autres pays du monde», assure M. Bouchareb. Ceci pourrait s’expliquer, selon le chercheur, par un arrêt très précoce de la pluviosité ce qui a rendu le couvert végétal très sec.

«Rajouter à cela l’absence des débroussaillements, la présence de déchets très inflammables tels que les batteries des téléphones jetées dans la nature, l’imprudence des visiteurs conjuguée à de faibles campagnes de sensibilisation, le cocktail devient juste explosif. 

Avec des vents chauds et forts, la catastrophe est imminente», explique-t-il. C’est pourquoi, Brahim Bouchareb confie être dans l’incapacité de confirmer ni d’infirmer la piste criminelle liée à la mafia du charbon. 

«Je pense qu’il s’agit d’une simple conjugaison de plusieurs facteurs ayant conduit à l’hécatombe de l’été dernier», poursuit-il. 

Précisant que les services de forêts sont formels concernant ce sujet : «Beaucoup de personnes sont responsables de plusieurs déclenchements d’incendies pas pure inadvertance et commettent des erreurs non intentionnelles pouvant provoquer des départs de feu.» 

CLANDESTINS 

Le chercheur n’écarte pas tout de même l’exploitation de certains clandestins «qui prélèvent de grandes quantités de bois sur pied avant de les conduire hors de la forêt et les incinérer dans des endroits sauvages totalement clandestins, loin de la vigilance des services de contrôle, avec une prédilection d’arbres particuliers, comme les feuillus», assure-t-il. 

A noter que du Nord à la steppe et de l’Est à l’Ouest, les charbons sont différents et suivent la disponibilité des espèces exploitées. 

Autrement dit, au Nord il est plus facile, selon M. Bouchareb, de se procurer un bois de feuillus, un bois apprécié, mais les producteurs clandestins détenteurs de charbonnières veillent à mélanger plusieurs bois, même les moins nobles et parfois des bois ramassés dans des décharges et des chantiers de construction. 

«Ce mélange est commercialisé dans un marché informel échappant complètement aux contrôles de l’Etat et finissent dans les barbecues cuisant nos aliments», se désole-t-il. 

«Nous manquons de traçabilité et d’organisation de cette filière, car si le contrôle devient régulier et sévère, cela découragera les vendeurs clandestins. Encore il faut mettre en place un système de dénonciation pour assurer la sanction des utilisateurs et des producteurs du charbon clandestins», recommande-t-il. 

Ainsi, instaurer un système de surveillance de nos forêts ainsi que le nettoiement de ces dernières devient une nécessité selon le chercheur. Suivra de grandes campagnes de sensibilisation auprès du grand public et des mesures législatives claires et sévères. 

Pour M. Bouchareb, la conjugaison de tous ces facteurs est primordiale pour améliorer nos systèmes de prévention et ainsi réduire le nombre des départs de feu. 

«Il est aussi important de procéder à l’aménagement de nos forêts, car ces dernières ne sont pas aménagées et donc très vulnérables à la propagation de méga-incendies», conclut-il. 

S. O.

RESTAURANTS : D’OÙ PROVIENT LEUR CHARBON ? 

Selon Brahim Bouchareb, le charbon utilisé par les restaurateurs provient des charbonnières connues et réglementées, qui fonctionnent avec des règles claires, définies en contrats d’usage des déchets de forêts et du charbon brûlé lors des incendies. «Cette activité ne date pas d’hier, car les charbonnières ont toujours existé en Algérie. Elles sont réglementées car elles fournissent du charbon qui est commercialisé légalement dans des dépôts spécialisés. Toutefois, le chercheur assure que «si le nettoyage des forêts incendiées a fortement approvisionné le marché, certains opportunistes se donnent parfois le droit d’allumer volontairement les feux pour en tirer des bénéfices au détriment de toute responsabilité morale», se désolet-il. Assurant au passage que le charbon en vente est disponible dans des lieux de vente répertoriés et connus «mais cela n’empêche pas une organisation d’un marché clandestin avantageux en prix ». D’ailleurs, le chercheur assure que certains usagers du charbon optent pour l’achat informel de charbon, et ce, pour tirer bénéfice des prix avantageux au détriment de la qualité. A cet effet, il explique : «Certains vendeurs de charbon, peu scrupuleux, proposent un charbon issu de déchets de bois de construction, et ce, en dépit de sa toxicité potentielle. Ce charbon finit très souvent sous les barbecues cuisant des mets.» Ce qui constitue un danger sur la santé du consommateur. «Malheureusement, l’absence de traçabilité et de contrôle chez les restaurateurs encourage ces derniers à recourir au marché informel du charbon», se désole M. Bouchareb. Ce dernier recommande donc l’évacuation rapide des arbres incendiés lors des feux de forêt afin de permettre le redémarrage du cycle biologique des écosystèmes et mettre en place les projets de restauration, même si cela ne garantit pas pour autant l’exploitation clandestine, souvent conduite par la mise à feu volontaire de certains arbres pour en profiter du charbon rapidement et gratuitement. S. O

À CHAQUE RÉGION SON CHARBON 

Les bois disponibles au niveau des steppes sont différents des bois disponibles au Nord, et ce, par rapport aux essences forestières qui existent. Autrement dit, chaque région a ses spécificités. «Les habitants des steppes par exemple n’hésitent pas à exploiter le bois du pin d’Alep, principale essence du barrage vert et des ceintures arborées des villes steppiques, même si ce dernier contient de la résine», assure M. Bouchareb. Précisant que les exploitants ont leur propre technique, à savoir le laisser bien sécher afin de le carboniser. Il est aussi certain, toujours selon le spécialiste, que des bois de genévrier, du pistachier de l’Atlas et même de jujubier, de thuya et des acacias sont fortement sollicités dans la steppe et les régions les plus au Sud. Même les arbustes n’échappent pas à cette exploitation et la moindre lignification d’un arbuste incite à le couper. «Au Nord, où la végétation est plus dense et riche en espèce productrice de bois, le choix est particulièrement orienté vers les feuillus dont le chêne vert mais aussi d’autres espèces particulièrement forestières et parfois nobles », conclut-il. A noter que le charbon a deux provenances. La première légale. «Il provient des forêts incendiées, car même une forêt brûlée génère une rente», assure M. Bouchareb. L’exploitation de ce charbon répond donc forcément à un cahier des charges établi par les services des forêts. «Mais cette quantité est dérisoire par rapport à ce que nous consommons en charbon pour griller les aliments, ce qui révèle qu’une plus grande quantité de charbon est fournie par un marché parallèle organisé par des producteurs clandestins qui n’hésitent pas à couper des arbres (grumes) et les carboniser pour les vendre», conclut-il. S. O.

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