Débat avec l’écrivain guinéen Tierno Monénembo au SILA : «Les livres provoquent les évolutions sociales surtout en Afrique»

30/10/2023 mis à jour: 08:05
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Tierno Monénembo

L’écrivain guinéen Tierno Monénembo a dialogué avec la romancière camerounaise Calixthe Beyala dans l’espace africain au 26e Salon international du livre d’Alger (SILA) sur l’Afrique, la littérature et l’avenir. Le débat a débuté avec une question provocante : «Qui est l’homme Tierno Monénembo ?» 

«Est-ce que je me connais. Je ne le pense pas. Je me connais si mal que j’ai préféré écrire sous un pseudonyme comme si je voulais me redéfinir. J’ai l’impression de chercher encore mes identités, voire mon identité», a répondu l’auteur de Le roi de Kahel, prix Renaudot en 2008. Sur son origine peul, il a eu cette réponse : «Le peul est une somme d’identités.  Pour moi, c’est la synthèse du continent africain. Nos identités sont plurielles en symbiose avec les autres». Les Peuls sont présents dans une quinzaine de pays africains, du Bénin au Soudan. Ils constituent plus de 50% de la population de Guinée.

Interrogé sur les pères de la négritude, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon-Gontran Damas, il a répondu par dire qu’il est dans la continuité de ce qu’ils avaient fait. «Ils sont mes grands-pères. Sans eux, je ne serais pas là. Ils ont créé la littérature africaine. Mais, je ne suis pas obligé de faire comme eux. Il ne faut pas nier la négritude mais il faut la dépasser. Nous avons changé d’époque. Nous ne sommes plus dans celle de l’esclavage et de la colonisation. Nous sommes dans d’autres problématiques. Donc, il faut une autre littérature», a-t-il précisé.
 

«Il n’y a rien de mieux pour la littérature que les sociétés en crise»

«Le monde se porte mal surtout l’Afrique. C’est une situation idéale pour la littérature. Il n’y a rien de mieux pour la littérature que les sociétés en crise. Une situation qui enrichit la plume de l’écrivain. Les grandes littératures du monde, en Russie, aux Etats-Unis et en France sont nées dans les crises. Et la grande littérature africaine est née de l’esclavage et de la colonisation», a dit l’auteur de Un rêve utile.Tierno Monénembo est auteur d’une quinzaine de romans, le dernier est Saharienne Indigo, paru en 2022, aux éditions du Seuil à Paris.

 «Mes livres sont différents les uns des autres. A chaque fois que j’écris, je suis une autre personne. Je suis plusieurs écrivains en moi-même. Notre monde change tellement qu’on est obligé de changer de regard. Je considère que je dois m’adapter à chaque fois», a-t-il confié.Selon lui, la littérature africaine a toujours été une campagne fidèle des grands mouvements historiques du continent «depuis l’esclavage et la colonisation et les indépendances». «Les problèmes d’aujourd’hui comme la migration, le djihadisme, les droits des femmes entrent par effraction dans la littérature africaine. Actuellement, les jeunes auteurs se préoccupent plus des problèmes sociaux que des problèmes politiques. Le problème pour notre génération était la lutte contre la dictature, comme en Amérique du Sud», a-t-il dit.
 

«La Guinée m’énerve»

Il dit pleurer de rage par rapport «aux dictatures africaines». «Je pleure de rage. J’essaie de les dévorer par la plume. La Guinée a mal géré son indépendance. La Guinée m’énerve. Même l’Afrique m’énerve. J’ai l’impression que nous sommes ensevelis sous de faux problèmes. La Guinée se trouve dans une situation intenable alors qu’elle aurait pu faire des choses extraordinaires. C’est un pays riche en ressources naturelles», a-t-il regretté. «Crois-tu à la démocratie en Afrique?», interroge Calixthe Beyala. «La démocratie viendra, mais pas dans l’immédiat. C’est en train de se faire doucement. Il ne faudra pas copier. L’Afrique doit réinventer elle-même sa démocratie. La démocratie est un bien universel. L’Inde, le Mexique ou les Etats-Unis sont des systèmes démocratiques, mais chacun a sa manière de construire sa démocratie en fonction de ses réalités historiques et sociales», a-t-il dit.
 

Tierno Monénembo publie des chroniques dans la presse guinéenne et dans le magazine français Le Point. «Je m’exprime sur tous les grands sujets africains et guinéens à travers ces chroniques publiées. Je vis en Guinée et je dis ce que je pense. Je ne suis pas d’accord avec ce qui se passe. Je n’ai aucun rapport avec le gouvernement actuel. Pour l’instant, je n’ai pas eu de problèmes à cause de mes écrits», a-t-il déclaré. Et de poursuivre : «C’est la littérature qui change la face du monde. Les livres provoquent les évolutions sociales surtout en Afrique. c’est la minorité agissante qui fait l’Histoire. Eclairée, elle déclenche le processus qu’il faut».
 

Comment sera l’Afrique en 2050 ? «Le paradis ! Là, on est en enfer. Les peuples sont en train d’évoluer, prennent conscience de leurs droits et de leurs forces. Il y a plus d’espaces de liberté en Afrique aujourd’hui. Les Africains ont appris à parler et ne vont plus demander la permission de le faire», a-t-il répondu. 
 

Il a plaidé pour la création d’un Conseil des anciens. «C’est un facteur de régulation sociale extraordinaire. A la place du Sénat, on aurait pu créer ce conseil», a-t-il relevé.

Selon lui, le conflit avec les Occidentaux est permanent. «Il n’est pas forcément frontal ou violent, mais il est toujours là. On cherche à se libérer de leur domination. Il faut qu’on entre dans un processus d’échange avec eux. Mais un échange choisi, pas subi», a plaidé l’auteur de L’Aîné des orphelins.

«Allons-nous continuer à utiliser la langue française ou inventer une nouvelle langue ?» «La langue est un instrument de travail. Les langues africaines sont en retard par rapport au progrès scientifique et technique du monde. On n’a pas songé à travailler et à moderniser nos langues. Il faut commencer ce travail si on veut vraiment suivre ce qui se passe dans le monde. Les Français ont utilisé l’arabe, l’hébreu, le latin et le grec pour moderniser leur langue. Les langues peuvent cohabiter ensemble, il ne faut pas les opposer les unes aux autres. Les Africains peuvent utiliser d’autres langues pour enrichir les leurs, comme les Européens l’ont fait. Je ne crois pas à la guerre des langues ou la guerre des cultures», a-t-il analysé.
 

«L’unité africaine se fera»

Il faut, d’après lui, interpeller les politiques pour entamer le travail de modernisation des langues africaines. Calixthe Beyala a souligné qu’au Cameroun, les langues locales sont introduites graduellement dans le système scolaire aux côtés de l’anglais et du français.
«L’unité africaine se fera. Ce n’est pas une coquetterie intellectuelle, c’est une nécessité vitale. Le monde d’aujourd’hui est celui des grands ensembles. L’unité en Afrique se fera soit par des regroupements régionaux soit au niveau continental. Quand ? Je ne sais pas. Le monde est fait de blocs», a plaidé Tierno Monénembo

Il a estimé que cette unité africaine doit se faire d’une manière intelligente. «Il faut trouver les méthodes, commencer par densifier les échanges commerciaux interafricains ? Ce commerce ne dépasse pas les 2% actuellement. Il n’y a pas besoin d’un visa pour se déplacer dans les pays de la Cédéao (Communauté économique des Etats ouest-africains). 

C’est déjà pas mal. Il faut penser à créer un marché agricole, mutualiser les transports, la production d’électricité, discuter avec les jeunes Africains. L’Afrique est le plus jeune continent. L’Afrique doit s’ouvrir sur le monde. Ouvrons les portes à tout le monde, l’Amérique du sud, le Brésil, les Etats Unis, la Russie, la Chine et les autres espaces», a-t-il plaidé. 

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