Contribution / Les nuits de la peste d’Orhan Pamuk Polar et roman historique

05/09/2022 mis à jour: 04:00
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Ferit Orhan Pamuk, écrivain turc, né en 1952 à Istanbul, il est issu d’une famille cultivée de la bourgeoisie stambouliotes, envisage d’abord des études de peinture et de journalisme, avant de se consacrer entièrement à la littérature.

A la croisée de plusieurs genres, roman policier, roman historique, à mi-chemin entre réalité et fiction, le dernier long roman d’Orhan Pamuk soulève de nombreuses questions tant sur son identité narrative qu’en ce qui concerne les thèmes politiques, voire géopolitiques, et sociaux qu’il aborde. 

 

Le talent de l’écrivain est d’entraîner le lecteur dans l’illusion d’une île, l’île de Mingher, territoire éloigné de l’Empire ottoman à partir de laquelle on voit - et on vit - les grandes évolutions du début du XXe : l’effritement progressif de l’Empire ottoman, l’affirmation des puissances occidentales, leur mainmise sur le monde (il est même question du sac de Pékin de 1900), les résistances des musulmans. 

Au-delà de l’illusion romanesque, le point de vue est turc. Il est d’ailleurs pris en charge par la narratrice petite-fille de la princesse Pakizé, qui s’appuie sur les lettres de sa grand-mère pour reconstituer l’histoire de l’île durant la peste. Comment rendre compte de ce roman pris entre une réflexion littéraire sur les intrigues qui sous-tendent sa forme, les péripéties auxquelles elles donnent lieu et une réflexion historique sur cette période de crise qu’a été la fin de l’Empire ottoman?
 

Un roman sur le roman policier 


 

Virtuose de l’art du roman, l’auteur Orhan Pamuk se plaît à entrelacer plusieurs fils narratifs. La narratrice - dont l’identité n’est révélée qu’à la fin du roman -  est notre contemporaine : elle connaît très bien l’auteur Orhan Pamuk avec qui elle partage le goût des musées. Petite-fille de la princesse Pakizé, fille du sultan Mourad démis par son cousin le sultan Abdhulhamid, elle reconstruit l’histoire de Mingher à partir des lettres de sa grand-mère. 

Le personnage de Pakizé est essentiel pour deux raisons :  d’une part, ce sont ses lettres relues par sa petite-fille  qui constituent la trame narrative, d’autre part, elle endosse le rôle de détective à la manière d’un Sherlock Holmes : c’est elle qui connaît le mieux le sultan qui a usurpé le trône de son père et à qui il est donné de souligner à plusieurs reprises la capacité d’intrigue d’Abdulhamid et son goût pour les romans de Conan Doyle.
 

Si le lecteur se fie à cette donnée, il est confronté à deux questions : d’une part le meurtre du Dr Bonchowski Pacha est-il le fait du sultan comme le prétend Pakizé ou des musulmans réfractaires à la quarantaine que les médecins envoyés par Abdulhamid veulent imposer à la population ? Ce meurtre est le premier d’un série. La prochaine victime sera l’aide de Bonchowski, mais ce n’est pas la seule forme de mort violente : le gouverneur Sami Pacha sera pendu. 
 

Quels sont les faits et que peut-on en déduire ? Le lecteur n’a que les lettres de Pakizé pour s’interroger sur le déroulement des événements. Que peut-elle savoir ? Epouse du Dr Nuri, elle a accès aux informations que celui-ci obtient lors des réunions du conseil sanitaire. La carte de la cité d’Arkaz joue de ce point de vue un grand rôle en permettant de voir les premiers foyers d’infection, la progression de l’épidémie et les lieux des meurtres. Mais les pistes ne sont qu’esquissées. Là est la première originalité du roman de Pamuk, un roman sur le roman policier avec ses hypothèses et ses (fausses) pistes : à la narratrice revient le plaisir de raconter les intrigues, à l’auteur Orhan Pamuk la mise en abîme des récits. 

L’histoire narrée n’est ni la thèse universitaire soutenue à Cambridge par l’arrière-petite-fille de Pakizé, un travail d’historien fait d’après les lettres de Pakizé, ni l’édition de documents, ni la parole d’un témoin (Pakizé), les mémoires ou l’autobiographie de quelqu’un, ni un travail de propagande et de reconstitution historique mené après coup (même si la narratrice a été marquée par son éducation minghérienne dans l’enfance), ni un roman où tout est permis à l’auteur (même si celui-ci se donne les règles qu’il veut). Le roman se cherche volontairement une forme différente.
 

Fiction et Histoire
 

Bien que l’île de Mingher soit une pure fiction, son histoire emprunte à la réalité : tout le matériau historique de cette période cruciale qu’est le début du XXe  s’y trouve. La peste et la quarantaine qu’elle impose jouent comme un révélateur de cette crise. Le roman insulaire met en exergue des raisons de la désintégration de l’Empire ottoman - notamment l’éloignement de ses territoires - la puissance coloniale des Etats occidentaux imposant leur loi au reste du monde et menant le blocus de l’île, la fin de la paix entre les communautés religieuses qui cohabitaient sans problème jusqu’à l’arrivée de la peste, la question de modes de vie concurrents sur un même territoire - notamment le conflit entre  l’occidentalisation et ses sciences modernes et les modes de vie traditionnels. 

La crise favorise l’émergence du nationalisme qui conduit à l’indépendance de l’île (nationalisme évoqué à travers la figure du jeune commandant  Kamil, héros de l’île), le rêve d’une union des musulmans que caresse fugitivement Abdulhamid. Autant de thèmes historiques que l’écrivain maîtrise parfaitement et qu’il développe dans d’autres de ses livres (on citera notamment Istanbul porteur d’une série d’interrogations sur les temporalités, les métamorphoses, les conflits culturels).

 Sa porte-parole, la narratrice, en fait l’étoffe du roman : l’histoire est d’autant plus crédible que l’île, image condensée de plusieurs îles -une des clés en est l’archipel des Iles des Princes au large d’Istanbul - a une capacité d’existence d’autant plus grande que l’écrivain l’évoque à travers des touches de couleurs précises sans céder au pittoresque.

 Les Nuits de la Peste sont un grand livre politique où, en même temps que se délite l’Empire ottoman, on voit naître un nouvel Etat et sa mythologie qui s’incarne peu ou prou dans une histoire de famille, où le peuple est une toile de fond. Sans sentiment, pas de peuple, mais l’écart entre le sentiment - la volonté d’une action collective- et le sentimentalisme - l’attachement à certains poncifs de la geste minghérienne, à une histoire de famille qui vaut à peine mieux que celle de bien des familles régnantes est si ténu que Pamuk y voit un réel dilemme : le populisme devient un danger quand l’idéologie se fait arme de guerre, par la religion, le racisme, les intérêts communautaires ou mercantiles. 

La relation de l’individu et du collectif est au cœur de la préoccupation du romancier : l’histoire de Mingher semble jouer sur deux aspects qui accompagneraient les indépendances : le sentiment national, le grand récit et le sentimentalisme (l’identification à des héros censés être réels, mais tellement reconstruits que ce sont les fantoches, des porte-idées, des silhouettes). Loin d’être une épopée sans failles, l’histoire vue du côté des individus (et du lecteur) est toujours interrogation critique. 

On ne ressort pas indemne de la lecture des Nuits de la peste; ce roman commencé en 2016 -avant la pandémie de Covid - porte des interrogations à la fois sur la destinée commune de l’humanité face à un danger mortel, les égoïsmes, ou, au contraire, les dévouements, mais aussi et surtout sur l’histoire vue d’un point de vue autre que celui du monde occidental, un point de vue à mi-chemin entre l’Europe et l’Asie. Ce décentrement, seul un écrivain au croisement de ces différents mondes pouvait le voir et le donner à ressentir.
 

Nadia Saou


 

Orhan Pamuk est un écrivain turc prix Nobel de littérature en 2005. Son œuvre est à la croisée de différentes cultures et mémoires et en premier lieu, de la civilisation ottomane.

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