Après deux reports successifs, le procès de l’ancienne ministre de l’Industrie, Djamila Tamazirt, en tant que PDG du groupe agro-alimentaire Eriad, s’est tenu jeudi dernier devant pôle pénal financier près le tribunal de Sidi M’hamed, à Alger.
En tout, 11 prévenus, dont un en fuite, comparaissaient pour la vente «à un prix dérisoire», de l’unité de production de pâtes située à Corso (Boumerdès), après son démantèlement et sur la base d’une expertise, et d’une évaluation «douteuses».
Poursuivie pour «abus de fonction», «dilapidation de deniers publics», «octroi d’indus privilèges», «non-déclaration de patrimoine» et «trafic d’influence», Djamila Tamazirt rejette tous les griefs. Le juge lui précise que ces derniers concernent la vente des équipements, le contrat avec les partenaires, la location d’un appartement pour un cadre de Blida, et sa déclaration de patrimoine. Elle explique que la cession du matériel a été décidée après la restructuration des filiales du groupe Eriad.
«Il s’agissait de l’unité de production de pâtes qui était en très mauvais état, totalement dépassée en termes de technologie qui date de la fin des années 1970 et donc à l’arrêt. En fait, tout le complexe, qui comprenait en plus de l’unité de pâtes, une semoulerie, une minoterie de farine et une boulangerie industrielle ainsi que des silos de stockage et une conditionneuse qui a été affecté en 2009 à l’OAIC, mais cela n’a pas eu lieu (…) Le partenariat s’est fait avec le groupe Benamor, intéressé par la boulangerie industrielle, et Eriad de Corso. L’usine de pâtes de cette filiale ne pouvait être remise en marche. J’ai alors demandé la réforme des équipements pour sa mise en vente.»
Le magistrat l’interroge sur l’expertise de l’Enact, dont le bon de commande a été refait en gardant les mêmes références et dates, pour supprimer l’évaluation financière de l’usine et ne garder que l’état de celle-ci. «Vous aviez reconnu, en tant que témoin, que l’écriture au stylo rouge sur le deuxième bon de commande était la vôtre, et après votre inculpation vous avez nié. Qu’avez-vous à dire ?»
Djamila Tamazirt nie et affirme avoir déclaré que l’écriture «ressemblait» à la sienne. Le juge : «Pourquoi n’avoir pas remis l’expertise de l’Enact à la commission de réforme des équipements que vous aviez installée et qui devait statuer sur l’état de l’usine ?»
La prévenue : «Je ne voulais pas influencer leur décision.»
Le juge : «L’Enact a fait une évaluation de l’état et une estimation financière du matériel. Pourquoi avoir demandé que cette estimation soit écartée du rapport qui a été amputée de trois pages faisant état de cette évaluation ?»
Tamazirt encore une fois nie et affirme que l’expertise devait statuer sur l’état de l’usine et souligne qu’elle n’a eu connaissance de ces faits qu’en lisant l’acte d’accusation.
Estimée à 1,66 milliard de dinars et vendue à… moins de 40 millions de dinars
Le magistrat lui rappelle les propos du Directeur des ressources humaines (DRH) qui l’accuse d’être à l’origine de ce 2e bon de commande.
Elle réplique : «Aucun des membres de la commission de réforme n’a émis des réserves. Ils ont respecté la procédure et agi dans le cadre de la loi. 60 à 70% du matériel ont été vendus à des entreprises publiques et seulement 20 à 30% des équipements ont été vendus aux enchères après leur décomposition.»
Le juge : «La vente a eu lieu avant même que le PV de la commission de réforme ne soit validé par le conseil d’administration et les offres étaient faites aux entreprises avant que les décisions de vente ne soient prises. Pourquoi cette célérité ?»
L’ex-ministre explique : «Lorsque le partenariat avec Benamor a été signé, il fallait libérer les lieux. On avait peur que le partenariat ne se réalise pas.»
Le juge : «Vous aviez signé avec l’ERC, avant même la décision finale du conseil d’administration...»
Tamazirt : «J’étais persuadée qu’il allait donner son accord. ERC est l’une des rares entreprises spécialisées dans la récupération.»
Lui succédant à la barre, le directeur de développement, Mohamed Meziach, président de la commission de la vente aux enchères, affirme qu’après la réforme de l’usine de pâte, il a proposé par écrit aux entreprises du même portefeuille, les composants de l’unité, et ce, avant que les machines ne soient vendues.
Le juge : «Pourquoi avoir vendu à près de 40 millions de dinars, alors que l’expertise de l’Enact a estimé l’unité à 1,66 milliard de dinars.»
Le prévenu : «C’est une évaluation de l’usine, alors que nous, nous vendions les pièces. Cette expertise a exagéré le prix. Une telle somme équivaut à 20 millions d’euros, le prix d’une vingtaine d’usines de pâtes.»
Le DGA du groupe, Mohamed Boudène, affirme pour sa part, qu’il n’a pas fait attention à l’objet du bon de commande qui «fait état d’une expertise du matériel et d’une évaluation financière et le contenu de son texte qui n’évoque pas d’estimation. Nous avions besoin d’un avis technique. J’ai validé la demande». Interrogé sur l’écriture sur le 2e bon de commande, il répond : «Elle ressemble à celle de Mme la PDG.»
Adlène Bounoua, directeur des ressources humaines, implique l’ex-ministre en disant : «Elle m’a dit de changer le bon de commande pour enlever l’évaluation financière et ne garder que l’expertise du matériel. J’ai refusé en lui disant que le 1er est déjà transmis. Il faut l’annuler et faire un autre. Par la suite, elle m’a envoyé une chemise dans laquelle il y avait l’original avec une écriture au stylo rouge, faisant état d’une demande d’une expertise du matériel seulement. Elle m’a dit : ‘‘Voilà ; fais-le maintenant. Je l’ai scanné et gardé une copie. Après j’ai pris des congés de maladie et j’ai démissionné.»
Le juge : «D’où a-t-elle récupéré ce bon de commande ? De l’Enact ?»
Le prévenu : «Sûrement.»
Le juge rappelle Tamazirt qui déclare : «Pour faire un bon de commande, nous n’avons pas besoin de récupérer l’original. J’aurais pu lui dire de refaire un autre, qui annule le 1er», ajoutant : «C’est vrai que l’écriture ressemble à la mienne.»
Ali Boukhalfa, directeur des finances, membre de la commission de vente aux enchères, explique que le matériel vendu à un peu plus de 39 millions de dinars, «s’est fait sur la base de la valeur la plus proche du marché».
Interrogé sur sa demande de revoir l’expertise de l’Enact qui avait estimé le prix de l’unité à 1,66 milliard de dinars, le prévenu répond : «Parce qu’elle était trop élevée.»
La ministre nie posséder 12 chèques
Le juge interroge Djamila Tamazirt sur les contrats de cession au profit des filiales, confiés au notaire Nassima Benhadid, alors que la loi exige qu’ils soient pris en charge par l’administration des Domaines, et ce, après leur validation par le CPE. «Nous nous sommes rapprochés des Domaines, mais ils ont tous refusé, alors qu’il ne s’agissait pas d’une opération qui exige la validation du CPE, étant donné que la transaction s’est faite avec les entreprises appartenant au même portefeuille et qu’elle nécessite juste l’accord de l’assemblée générale du groupe.»
Sur la question des 54 chèques liés à des créances impayées, arrivés à la prescription, après avoir été gardés durant des années, par la notaire, lorsqu’elle était avocate du groupe, Eriad, Tamazirt qu’il s’agissait «de chèques anciens qui étaient déjà prescrits, avant leur dépôt».
Sur la location, par un de ses cadres, aux frais de l’entreprise, d’un appartement à Bab Ezzouar, propriété de son beau-frère (mari à sa sœur), elle déclare : «Je ne le savais même pas. Les cadres dirigeants bénéficient d’un montant de 50 000 DA pour la location d’un logement. L’un d’eux a trouvé une annonce que mon beau-frère avait publiée pour louer son appartement !»
Le juge : «Il y a trop de hasards douteux. Le logement appartenait à votre mari, qui l’a vendu à votre beau-frère et qui se retrouve loué par un de vos cadres, aux frais de l’entreprise.»
Djamila Tamazirt nie posséder 12 comptes bancaires et n’en reconnaît que 5, qu’elle dit avoir déclarés, et un autre qu’elle «a totalement oublié». Elle ajoute, à propos des biens qu’elle possède en France (un complexe avec salon de coiffure, un bar, une discothèque et un restaurant) en copropriété avec sa sœur, son beau-frère et son mari, qu’elle avait fait une déclaration au mois de décembre 2019, de cession de ses actions à sa sœur.
Le parquet a requis contre l’ancienne ministre une peine de 10 ans de prison ferme, assortie d’une amende de 3 millions de dinars, et une autre de 5 ans de prison ferme et une amende de 3 millions de dinars contre son mari, Hafidh Akhenach, poursuivi, quant à lui, pour «blanchiment d’argent et trafic d’influence» et contre Nacer Lekmi, en fuite à l’étranger, avec mandat d’arrêt international.
Pour le reste des prévenus, le procureur a réclamé des peines de 4 ans de prison assorties d’une amende d’un million de dinars et la confiscation de tous les avoirs mobiles et tous les fonds des comptes bancaires saisis dans le cadre de l’enquête. Les avocats ont tous plaidé la relaxe. Le verdict sera connu le 17 février courant.