La galerie d’art privée Hala à Alger a accueilli, samedi après-midi, l’universitaire algérienne Naget Khadda, autour d’une rencontre portant sur la peinture de Mohamed Khadda en faisant une sorte de généalogie.
Professeur de langue et littérature française à la retraite, Naget Khadda revisite avec beaucoup de passion et d’affection le parcours de son regretté époux Mohamed Khadda, artiste peintre, sculpteur et graveur algérien, décédé le 4 mai 1991 à l’âge de 61 ans.
D’emblée, l’universitaire précise que la peinture de chevalet, celle pratiquée par Mohamed Khadda est arrivée en Algérie dans les fourgons de la colonisation en 1830. «Avant, dit-elle, il n’y avait pas de peinture de chevalet. Ce n’était pas un art pratiqué en Algérie. C’est une histoire relativement courte. C’est une histoire qui remonte à moins d’un siècle.
Cette peinture moderne à sa naissance correspond à une période très importante dans l’histoire générale de l’Algérie. Parce que les grandes révoltes arabes se sont essoufflées. Il n’y avait plus de résistance à la colonisation par les armes et la société s’était développée d’une certaine façon, notamment dans les villes, de sorte qu’il y avait une sorte d’absorption de la culture européenne par les autochtones de l’Algérie.
A ce moment-là est née cette aspiration à la fois de reprendre le train de l’histoire, de rentrer dans la modernité et en même temps d'un besoin qui était très fort et qui était hérité des générations précédentes de garder la mémoire du passé».
Selon notre interlocutrice, il y avait une tension entre fidélité au terroir et à la culture traditionnelle et ouverture sur l’acquisition d’une culture moderne, ayant été véhiculée par la colonie.Cette dernière importait sa culture de la métropole, essentiellement de Paris. L’intelligentsia, notamment, les Européens d’Algérie, vivaient d’une culture importée de la métropole. Ils étaient toujours en retard sur la production qui se faisait. Les Algériens qui fréquentaient les milieux culturels européens étaient indexés sur cette culture.
CULTURE TRADITIONNELLE ET CULTURE D’IMPORTATION
Plus explicitement, Naget Khadda explique qu’il y avait une sorte de scission entre une culture traditionnelle qui était véhiculée par les familles de façon orale à travers les circuits familiaux et une culture d’importation qui ne leur était pas offerte, mais qu’ils avaient l’occasion de voir. «On sait très bien, rappelle-t-elle, que la conquête de la France de l’Algérie s’est accompagnée par des artistes qui ont peint entre autres les paysages, les visages, les tatouages.
Il s’est créé une nouvelle sorte d’orientalisme, qui était une représentation idéalisée de l’Orient, mais une autre forme d’orientaliste qui était l’orientalisme de proximité, qui était les visions du Maghreb. Tous ces peintres ont fixé sur la toile des visions stéréotypées. Des visions de l’Algérie à la fois avec ses populations, ses paysages et sur ses architectures». Pour notre interlocutrice, ce sont essentiellement des peintres voyageurs qui ont donné à voir l’Algérie.
Quand les colons d’Algérie se sont mis eux-mêmes à produire leur propre culture, ils ont créé l’école d’Alger.
Celle-ci était greffée sur l’orientalisme des peintres voyageurs et qui reconduisait, en quelque sorte, les stéréotypes qui étaient ceux des peintres voyageurs. «Ces derniers qui eux étaient en attente, en demande d’exotisme et d’originalité, de quelque chose qui sort de l’ordinaire, accentuant tout ce qui paraissait exotique.» Les peintres locaux se sont greffés sur cet orientalisme.
C’est cette vision-là qui a été vue par les Algériens qui fréquentaient les galeries et les lieux où il y avait des expositions. La vision qui était produite par les pieds noirs est devenue la vision officielle de l’Algérie. Les premiers peintres algériens qui se sont aventurés à faire de la peinture de chevalet ont reconduit cette vision.
On a une sorte de mimétisme qui s’est créé. En même temps, c’était un mouvement révolutionnaire parce que les peintres de cette époque accaparaient des techniques et des formes d’expression qui étaient celles du colonisateur pour dire leurs propres expressions.
Toujours selon notre conférencière, de ce point de vue, il y avait une sorte de subversion. Mais d’un autre côté, il y avait un paradoxe : adopter le regard du colonisateur pour figurer leur propre société. Il y avait cette tension entre ces deux impératifs. Parmi ceux qui ont fai partie de cette toute première génération à pratiquer la peinture de chevalet, citons entre autres Azouaou Mammeri (1898 -1954), Hacène Benaboura (1898- 1960), Abdelhalim Hemche (1908 -1979), Miloud Boukerche (1908 -avril 1978) et Mohamed Zmirli (1919-1984). Ils ont été les précurseurs de la peinture algérienne. Leur travail a constitué une vraie renaissance dans la mesure où il y avait une sorte de fierté de la part du public algérien de savoir qu’il y avait des peintres locaux qui étaient sur les cimaises des galeries. «Quelles que soient la maîtrise de la technique et la valeur intrinsèque des œuvres données, elles ont marqué un moment crucial de l’histoire de la peinture algérienne par l’effraction qu'elles ont constituée et par leurs entrées intempestives dans le champ qui n’était pas le leur», note Naget Khadda.
Racim et Temam, pères fondateurs de la peinture algérienne
Parmi les gens de cette génération, qui ont dépassé leur époque, évoquons Mohamed Racim et Mohamed Temmam. Le graphiste et enlumineur Mohamed Racim était inscrit dans la mouvance picturale, différente de celle importée de l’Occident. Le gouverneur de l’époque coloniale Charles Jonnart, avait, rappelons-le, créé une institution pour les arts indigènes. Celui-ci recrute Mohamed Racim qui a pu aller faire des enquêtes sur la miniature en Turquie, en Iran et en Perse.
De retour en Algérie, il devient le créateur de la miniature. «Il a importé, explique Naget Khadda, la miniature en Algérie en faisant une synthèse entre la veine turque de la miniature et la veine persane. Il en a fait une synthèse qui est devenue une représentation importante de la société algérienne. Il a été un des fondateurs de la miniature et il a été très impressionné par la peinture de chevalet. I
l a créé quelque chose de nouveau dans la miniature, à travers la profondeur et la perspective. Il a emprunté le concept même de perspective à la peinture de chevalet et il l’a intégré dans la miniature. Dans ses miniatures, il a gardé le goût de l’équilibre, de la symétrie et de l’harmonie, qui sont les caractéristiques de la miniature, mais en ajoutant des éléments de modernité, empruntés à la peinture de chevalet tels que la perspective, le modelage et le jeu des lumières. Il a supprimé les aplats qui caractérisaient la miniature pour en faire autre chose».
Quant à Mohamed Temmam, il était à la fois discret et multidimensionnel. Il a d’abord été musicien, chanteur avant de se lancer dans la peinture. Quand il s’est lancé dans la peinture, il a distingué deux aspects de sa création : La création d’enluminure et de miniature qui respectaient les codes artistiques et une peinture de chevalet essentiellement des natures mortes.
D’une certaine façon, il a respecté le principe de non-figuration, mais il a quand même adopté les techniques, venues d’Occident Ainsi, il a fait de la peinture de chevalet un art décoratif, conformément à la vision qu’on avait de la miniature et de l’enluminure, c’est du moins ce que souligne Naget Khadda. Mohammed Racim et Mohamed Temman ont été consacrés pères fondateurs de la peinture algérienne moderne au moment de l’indépendance. En même temps, les premières années de l’indépendance ont vu arriver de France toute une génération de jeunes peintres qui avaient fait leurs formations en France, dont Mohammed Khadda, M'hamed Issiakhem, Choukri Mesli, Mohamed Aksouh et Abdallah Benanteur. Il y a eu une nouvelle génération après Mohammed Racim et Mohamed Temmam, qui ont été considérés comme les péres fondateurs de la peinture algérienne. Naget Khadda souligne que son époux Mohammed Khadda était la tête de proue du mouvement des peintres du signe.
Il est très vite passé d’un début figuratif où il peignait des paysages. C’était sa période d’apprentissage. En 1954, il est passé à l’abstraction. En partant de la nature, en particulier de l’olivier qui était son arbre de thème. La nature était, pour Mohammed Khadda, une forme d’écriture spontanée du monde. Dans ce sillage, deux autres têtes de proue de la peinture algérienne, sont à retenir, dont M'hamed Issiakhem et Baya. A partir de la première décennie de l’indépendance, la peinture de chevalet fait partie intégrante du champ culturel algérien.
Le signe chez Mohamed Khadda
Mohamed Khadda n’était pas seulement un artiste peintre confirmé, mais il était détenteur d’une plume des plus élégantes. Preuve en il a apporté un éclairage sur l’œuvre de l’artiste Yahya el Wassiti, après une polémique dans les colonnes de la presse nationale où l’on prétendait que la peinture abstraite était d’importation occidentale. Figure emblématique de l'art arabe, Khadda affirme et précise bien que Wassiti est un peintre, témoin de son époque. Naget Khadda affirme qu’il avait cette grande problématique de l’authenticité qui a su déterminer tous les discours politiques, journalistiques pendant les premières années de l’indépendance. Khadda dans la presse et dans sa pratique défendait à la fois le principe que l’abstraction était inhérente aux arts maghrébins. La lettre était à la base de l’esthétique maghrébine. Khadda ajoute que la nature est une écriture du monde. «Il faut rappeler que Khadda est un imprimeur qui a fait tous les postes de l’imprimerie.
Il avait une sensibilité très particulière à l’écriture latine.« Les polices de l’écriture latine, c’était une sorte de passion chez lui. Il les déclinait comme il le voulait, surtout sur les affiches. Pour ce qui est de la calligraphie arabe, à un moment donné, il est passé de la figuration à l’abstraction en s’appuyant sur sa calligraphie.
Mais à un moment donné, il avait trouvé que c'était devenu une facilité aussi bien au Maghreb qu’en Orient de faire de la calligraphie pour de la calligraphie. Il trouvait cette façon identitaire de s’affirmer comme peintre arabe comme dépassée. Il n’a jamais imité la lettre arabe. Il n’a jamais fait de la calligraphie en imitant les lettres dans leur intégralité. Il est toujours parti de la lettre, mais comme étant un geste, un mouvement. Son tableau alphabet était libre et imaginaire à la fois. Il s’est détaché de cette forme de calligraphie. Il s’est concentré sur l’écriture que la nature propose», argue-t-elle.
Ayant plus d’une corde à son arc, Mohammed Khadda commence à faire des affiches alors qu’il était directeur du bureau de la SNED à Alger. Il avait à faire des étiquettes et des affiches pour des produits commerciaux. Il y en a quelques étiquettes de son inspiration personnelle.
Par contre, les affiches conçues essentiellement, pour les événements culturels à cette époque – où il investissait sa propre créativité, il les signait.
Khadda avait cette particularité d’être un peintre et aussi un penseur. «Il a essayé de penser la culture algérienne et de son devenir et de ce que pouvait être une culture nationale. Qu’elle ne soit pas une culture repliée sur elle-même, mais ouverte sur le monde avec une profondeur historique», conclut-elle.