Belkacem Meghzouchene. Auteur, traducteur : «La traduction est à la fois périlleuse et délicate, émouvante et intime»

01/10/2024 mis à jour: 00:19
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Les Nations unies ont célébré, hier, la Journée internationale de la traduction, une occasion pour rendre hommage aux spécialistes des langues et de souligner l'importance de leur travail pour unir les nations, favoriser le développement et renforcer la paix et la sécurité dans le monde. Dans cet entretien, Belkacem Meghzouchene, jeune et sémillant auteur et traducteur, évoque son travail. «Les échanges interculturels, par traductions de livres interposées, apprivoisent les tensions, unissent les hommes et chassent l'ennui et la souffrance matérielle. C'est grâce aux traductions de divers livres que les expériences des uns et des autres sont connues, enrichies, commentées, améliorées, voire assimilées ‘’à la lettre’’», assène-t-il. 


 

Entretien réalisé par Nadir Iddir

 

 

Vous êtes le traducteur attitré de plusieurs maisons d'édition arabes. Qu'est-ce que, pour vous, l'acte de traduire ?
 

L'acte de traduire est, contrairement aux aprioris irréfléchis «traduire, c'est trahir» qu'on lui prête, à tort d'ailleurs, un engagement responsable du traducteur à transposer un texte littéraire donné de sa langue de «naissance» vers une autre langue «adoptive». Cela dit, la traduction est beaucoup plus difficile que l'écriture de l'œuvre par son premier auteur, car ce dernier avait les coudées franches pour élaborer son texte comme il le désirait, tant esthétiquement que sémantiquement, le traducteur se sent moins libre, mais paradoxalement, il exerce un pouvoir immense sur le lecteur du texte traduit dont l'accès à la version originale n'est pas évident. Il y a lieu de préciser que le traducteur est avant tout le produit de ses diverses lectures littéraires en différentes langues, accumulées au fil des années, voire des décennies, qui lui ont permis de capter les codes littéraires de chaque langue. 

D'ailleurs, je préconise que la traduction d'un roman soit réalisée par un romancier ayant déjà publié des œuvres dans les deux langues concernées, comme il est inconcevable de confier la traduction d'un recueil de poésie à un traducteur non poète, au risque de «briser les vers» et de charcuter leur âme poétique. Donc, la traduction est à la fois périlleuse et délicate, émouvante et intime, en butte à une kyrielle d'embûches dont la métaphore est au cœur de l'opération. Traduire, c'est contribuer noblement à jeter ce beau pont «inoxydable» du génie civilisationnel entre les différentes cultures afin de rapprocher les hommes, faire dissiper tous les malentendus qui minent les relations humaines et colmater les gouffres qui mènent aux conflits inutiles quand les mots échouent. Les échanges interculturels, par traductions de livres interposées, apprivoisent les tensions, unissent les hommes et chassent l'ennui et la souffrance matérielle. C'est grâce aux traductions de divers livres que les expériences des uns et des autres sont connues, enrichies, commentées, améliorées, voire assimilées «à la lettre». 

Sur un autre registre, le prix Nobel en littérature n'est attribué qu'aux œuvres traduites en plusieurs langues, à condition qu'elles ne soient pas des best-sellers commerciaux et des favoris des médias que l'Académie de Stockholm abhorre. Par exemple, l'écrivain chinois Mo Yan n'a eu le Nobel qu'une fois tous ses romans ont été traduits vers l'anglais notamment, pour vous dire l'impact que produit la traduction mondiale. Un livre traduit est un livre immortel et imputrescible. En un mot, «traduire, c'est faire jouir l'Autre.» 

 

Plusieurs de vos textes en anglais sont parus. Vous êtes l'un des rares auteurs polyglottes algériens. Parlez-nous de cette expérience ? 

Tout d'abord, je rends un très grand hommage à mon défunt père Mohand Akli, ce prolétaire bibliophile, qui m'a initié au français, ma première langue étrangère parfaitement apprise dès mon enfance. Puis, mon obsession pour les autres langues vivantes (anglais, allemand, espagnol et italien) s'est vu agrandir année après année en tant qu'autodidacte, puisque je suis généticien de formation universitaire (USTHB, Alger). Les mots m'ont toujours fasciné, à plus forte raison assimilés en plusieurs langues. A ce propos, nulle langue ne pourrait se prévaloir d'être plus importante que les autres, la pensée humaine ne dépend jamais de la langue usitée, et l'on peut arriver à une trouvaille scientifique par l'observation méticuleuse, l'analyse pertinente puis l'élaboration finale, et tous ces processus cognitifs sont mis en branle même si l'on est muet! Que vous pensiez en japonais, en chinois, en ourdou, en latin, en perse, en arabe, en slave, en nordique, ou en tamazight dans toutes ses variantes dialectales enrichissantes, cela ne changerait en rien votre pensée ni affecterait vos hypothèses. Etre polyglotte, c'est un fruit de longue labeur et de persévérance. Avoir accès à plusieurs langues à la fois fertilise votre imagination et vous humanise davantage. Effectivement, ceux qui maîtrisent plus de quatre «langues» sont des oiseaux rares, à l'inverse de ceux qui en coupent ! 

Mon premier roman en anglais, Sophia In The White City, l'histoire d'une Allemande à Alger au terme de la décennie noire, est paru en 2010, suivi trois ans plus tard de The Overcoat Of Virginia qui évoque le troublant suicide d'une licenciée en histoire et Rafflesia, un recueil de poèmes en anglais. Dans ma tête, je voulais offrir très humblement aux étudiants d'anglais un support livresque autre que ceux qui venaient des pays anglo-saxons. Je suis redevable aux étudiants qui ont choisi mes livres en anglais dans leurs mémoires et thèses, et au professeur Fouad Mami de l'université d'Adrar pour avoir traité en profondeur mes romans en anglais dans ses articles académiques publiés dans des revues internationales spécialisées. J'ai eu des échos favorables pour mes livres en anglais, ce dont je m'enorgueillis avec modération. Puis, j'ai enchaîné par deux romans historiques en arabe (Alger ne ressemble pas à Grenade et Un Dey à Florence), et un roman en tamazight, intitulé Tazemmurt tccud s akal-is. 


 

L'anglais prend de plus en plus de place en Algérie. Y a-t-il un lectorat local de cette langue ?

Oui, l'anglais contamine de plus en plus les catégories jeunes, une conséquence inévitable de la mondialisation et des réseaux sociaux virtuels qui ont surclassé les sociétés en tant que masses physiques. Son lectorat s'agrandit d'une manière exponentielle, mais toujours chez les adolescents et les jeunes gens. Cependant, il est illusoire de croire que l'apprentissage de l'anglais est l'antichambre du développement et de la modernisation. Combien de pays issus de l'hémisphère Sud ont-ils adopté l'anglais en tant que langue d'enseignement, voire langue officielle, sans qu'ils se hissent au concert des nations avancées scientifiquement et technologiquement ? Pour rappel, Japonais, Chinois, Scandinaves, Allemands et Sud-Coréens prodiguent l'enseignement dans leurs langues respectives, pour ne citer que ceux-là. Juste, il se trouve que l'anglais est la langue privilégiée dans les publications académiques à l'échelle du globe. Il va sans dire que chaque chercheur réfléchit et raisonne dans sa langue maternelle. La langue n'est qu'un outil, et non une fin en soi. Je pouffe quand des gens «instruits» prétendent, tant qu'on y est dans un journal francophone, que le français est une langue morte dans son pays d'origine, ignorant que 71 Français ont eu le prestigieux prix Nobel. En fait, toutes les langues se valent, telles les «dents d'un peigne». 
Je suis reconnaissant à l'écrivain et essayiste prolifique algérien Rabah Kheddouci (plus de 70 livres à son actif) de m'avoir mis sur le chemin exquis de la traduction de l'arabe vers l'anglais, en lui traduisant deux beaux romans, The Victim et The Strangers, ainsi que trois livres gais pour enfants, en sus du roman Women In Hell de la romancière talentueuse Bennour Aïcha, à qui j'ai eu l'honneur de traduire vers le français son excellent roman panafricain La Négresse. Il y a d'autres écrivains que j'ai traduits qui n'ont pas encore publié leurs œuvres. «Wait and see!». Un danger menace la cessation de la traduction au monde, particulièrement dans les pays comme les nôtres: très mal rémunérée! Pourquoi les grandes entreprises (Sonatrach, Sonalgaz, Cevital, etc.) ne contribuent-elles pas à financer les traductions des œuvres algériennes (en histoire surtout) vers les autres langues étrangères ?


Des projets en vue ?

Bien évidemment ! Un écrivain à court de projets littéraires est tel ce nuage boursouflé qui encombre le ciel sans déverser ses seaux d'eau ni lâcher ses «cordes aqueuses». En principe, sortiront avant la fin d'année en cours deux livres en français. Le premier, il s'agit d'un récit émouvant ayant pour titre Les convives cyniques du corbeau empaillé. En pleine pandémie de la Covid-19, un vieil homme amnésique souffrant d'insuffisance rénale, meurt humblement dans la chambre d'un hôpital public. Son fils aîné se tient au chevet de son père pendant les dix dernières heures de sa vie. L'enterrement, prévu le même jour dans son village natal, déchaîne une cascade de souvenirs dont la famille est au centre du récit. Le modeste cortège funèbre part de Tizi Ouzou jusque dans les montagnes. Il y retrouve la grande maison familiale et épluche les secrets et les superstitions du village et rend un ultime hommage à son père, le prolétaire invétéré des deux rives de la Méditerranée, qui l'a initié à la belle littérature francophone malgré le dénuement, l'exclusion par sa fratrie et les vicissitudes de la vie campagnarde. Une fresque d'une Algérie qui suppure depuis la nuit des temps.

Le deuxième livre, c'est un roman biographique sur le grand penseur Karl Marx, intitulé Le dernier voyage du philosophe : une année avant sa mort dans son exil londonien, il s’est rendu à Alger en 1882 afin de soigner sa méchante pleurésie qui gênait son travail intellectuel. Trois mois plus tôt, il avait perdu sa femme Jenny von Westphalen à Londres. Il est resté à Alger 72 jours des plus surprenants et des plus exotiques. C’était la première fois (et la dernière d’ailleurs) qu’il voyage hors du sol européen. La mythique Casbah l’enchante et lui fait rencontrer des personnages inattendus dont l’impressionniste Auguste Renoir et un ami de longue date devenu entre-temps consul de l’Empire allemand à Alger même. A Alger, dont l’haleine l’a enivré, les souvenirs de Marx resurgissent, s’effusent, s’éclaircissent, se soulèvent, étonnant plus d’un. Comme par pure coïncidence, le bel Opéra d’Alger (TNA, aujourd'hui) est ravagé par les feux durant le séjour de ce révolutionnaire rouge. A Alger, il sacrifie même sa barbe légendaire sur l’autel d’un barbier maure. J'ai donc retracé l’itinéraire militant de cet homme polymathe. Certes, je me suis appuyé sur des éléments biographiques réels, mais je m’en suis affranchi pour donner la parole aux divers interlocuteurs de Marx, amis, écrivains, au moment où il s’approche de la fin de sa vie. Il est question de sa famille, des deuils qui l’ont marqué mais aussi de tous les intellectuels avec lesquels il a partagé les turbulences du XIXe siècle. Mon roman passe au scalpel le regard de ce grand penseur grâce aux touches humaines, sensibles, humoristiques ou neurasthéniques qui, au-delà de son œuvre, je présente un homme exceptionnel pétri de qualités et fouetté par les bourrasques du destin douloureux. En outre, cinq nouveaux romans sont en cours d'écriture, à différents stades de gestation : deux en français (Le second déluge des Hommes et L'Affaire Z.), deux en arabe (Les peignes des veuves de La Casbah et Les vieilles filles botoxées), le quatrième en anglais (The Gray Sheep), et le cinquième en tamazight (Tifirellest inecwen). Last but not least, mon texte dramaturgique en tamazight intitulé Babor Kayan sera mis en scène par le théâtre régional Kateb Yacine, à Tizi Ouzou et au TNA d'Alger, à l'occasion du 70e anniversaire de la Révolution 1954. See you ! 
 


Bio express

Né le 18 octobre 1979 au village Aït Hamsi (commune Akbil, daïra Ain El Hammam), Belkacem Meghzouchene est diplômé en génétique de l'USTHB. Il exerce actuellement dans le domaine du diagnostic biomédical.

 

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