«Il vaut mieux hasarder de sauver un coupable, que de condamner un innocent.» Voltaire (Zadig)
L’affaire de l’ancien wali Bachir Frik a connu son épilogue la semaine dernière, après une incarcération de sept ans et une bataille judiciaire qui a duré 20 ans. Verdict de la Cour d’Alger : acquittement pour Frik Bachir et ses coaccusés. Nonobstant la joie indicible que lui a procuré cette sentence, qui sauve son honneur et sa dignité, Bachir exprime un sentiment fort. «Sincèrement, j’ai toujours gardé espoir dans notre justice, malgré tout ce qu’on dit à son sujet, malgré tout ce que j’ai subi de la part de certains magistrats de l’époque.»
Après deux condamnations, en 2005 où il a écopé de 8 ans, et l’autre, en 2007, de 7 ans, après cassation, Bachir n’a pas perdu espoir et a continué sa bataille judiciaire, en introduisant un pourvoi en cassation au niveau de la Cour suprême. «J’ai encouragé mes coaccusés à poursuivre le combat, me basant sur leur honnêteté, leur intégrité et convaincu de leur innocence. On était réellement l’objet d’une véritable cabale, d’une machination mafieuse».
Retour sur cette affaire qui a défrayé la chronique au cours de l’année 2011.
Mieux vaut tard que jamais
«Après l’avoir quitté, depuis 4 ans, où j’étais wali, une affaire scabreuse éclaboussait Oran, où le directeur de l’Action sociale d’Oran, Kada Hezil, a écrit un rapport détaillé, en collaboration avec des officiers de la sécurité, accusant le chef de la 2e Région militaire, Kamel Abderrahmane et le chef de sûreté de la wilaya d’Oran, Mokrane, et l’ex-wali d’Oran, le défunt Kouadri. Ces 3 personnes ainsi que le SG du ministère de l’Intérieur et d’autres ont été accusés d’avoir constitué un réseau national et international de trafic de cocaïne, en protégeant l’action du baron de la drogue, le nommé Zendjabil.
Cela s’est passé en mars 2001. Ces accusés ont constitué une cellule de crise pour faire face à ce scandale. Il ont introduit, en urgence, un dossier contre Kada pour des affaires de gestion et il a été incarcéré en juin 2001. La presse, surtout locale, s’est emparé de cette affaire. Cette cellule a opté pour une stratégie diabolique, en faisant accroire que l’ancien wali, Frik Bachir, a incité Kada à écrire ce rapport.
Le bouc emissaire idéal
«Le président avait ordonné une enquête et on a procédé à mon arrestation. A partir de là, cette «cellule» a entamé une large opération d’enquêtes policières et une campagne médiatique terrifiante pendant tout l’été et l’automne 2001. Pourquoi s’en sont-ils pris à ma personne ? Pour créer un scandale autour de M. Frik et détourner ainsi l’attention de l’opinion publique, à propos de l’affaire de la cocaïne.» «C’est tout simplement une diversion. Il faut avouer qu’ils ont réussi dans leur basse besogne. Leur deuxième objectif est lié à la vengeance. Pourquoi ? Parce que je n’ai eu que des problèmes pendant la seule année où j’ai travaillé avec le chef de la 2e région militaire, à telle enseigne que j’avais demandé mon départ d’Oran, après y avoir exercé de 1994 à 1997.
La présidence m’a muté à Annaba. Quant au chef de sûreté de wilaya d’Oran, il avait squatté indûment un espace vert à Aïn Turk , que mes services ont récupéré juste après l’incarcération, 12 jours, de Kada Heziel, les enquêteurs sont venus vers moi, en essayant de me mettre en prison à Oran, avec la complicité du procureur général de l’époque, mais la position de la Cour était honorable. Mon dossier a été transféré à la Cour suprême et ma première présentation devant le juge d’instruction s’est soldée par un mandat de dépôt à Serkadji.
Après une année d’instruction, la Chambre d’accusation a limité le dossier à deux chefs d’accusation. Dilapidation, pour avoir autorisé la location de 5 appartements et 5 locaux et la complicité dans la dilapidation pour avoir autorisé la cession d’un terrain domanial au profit de l’Agence foncière de la commune d’Oran»«A noter que le wali qui m’a remplacé pendant 2 ans (M. Bedrici ), de même que celui qui lui a succédé (M. Kouadri) n’ont jamais évoqué ce chapitre.
C’est juste pour dire qu’ils n’ont enclenché leur enquête contre moi qu’après l’éclatement de l’affaire de la cocaïne. Le pourvoi en cassation,qui a été accepté en 2010, a été marqué par plusieurs reports, en raison des pressions, dues à l’ampleur prise par ce dossier. Le tribunal d’Alger a appliqué la loi en toute conscience et a prononcé l’acquittement le 2 janvier 2022.
Lorsque nous lui demandons si cette heureuse issue représente pour lui un soulagement, «plus que ça, c’est une délivrance, pour moi, ma petite famille, mes amis, mes collaborateurs et les cadres incarcérés injustement avec moi. Je considère cela aussi comme une victoire pour la justice algérienne».
Jeté en pâture
Il a dû endurer stoïquement pour en arriver là, avec des moments de douleur et de doute. «Ce qui m’a fait le plus mal, c’est un peu l’absence de la culture de l’Etat, que j’ai servi loyalement pendant 30 ans. On m’a jeté en pâture sans que personne ne me tende la main. Aucun représentant de l’Etat n’a voulu connaître la vérité. Ils m’ont laissé entre les mains d’une bande de mafiosi...
Cette affaire nous donne un aperçu de l’ arbitraire et de la manipulation de la justice algérienne par des cercles du pouvoir occulte. L’autre malheur, c’est d’avoir été longtemps absent, loin de mes enfants encore adolescents. Dans mon 9e livre, paru en décembre dernier, j’ai évoqué la bataille de la cocaïne. Il résume le complot dont j’ai été victime et mon séjour durant 7 ans en prison. Dans ce lieu fermé, j’ai pu m’adapter au règlement imposé par la direction et réussi une cohabitation positive avec les codétenus, qui n’étaient pas forcément de mon bord idéologique ni de mon statut social. Bien mieux, j’ai beaucoup appris chez certains prisonniers.
C’est assurément une expérience humaine riche et enrichissante. J’ai tiré bon nombre d’enseignements du malheur et de l’enfer de Serkadji. La lecture et l’écriture ont été pour moi une véritable thérapie. En tant qu’enfant du système, je savais que les forces qui m’ont incarcéré aujourd’hui ne vont pas me libérer demain. Je savais donc que mon séjour allait être long. A partir de là, j’ai tracé une ligne de conduite, à travers la spiritualité, la lecture et l’écriture. Mon objectif était de réaliser un manuscrit d’ouvrage, tous les six mois. C’est une thérapie extraordinaire qui m’a aidé à surmonter toutes les épreuves.»
Comme il a écrit un livre sur le rôle du wali et sa place réelle dans l’architecture de l’Etat, il s’est interrogé. «On voit parfois le wali, censé être au service de l’Etat, se transformer en serviteur de lobbies. Il s’est aussi interrogé sur le règne du président déchu à travers un titre évocateur Bouteflika, Folie ou trahison ? 350 pages, qui résument une gouvernance contestable qui s’est terminée par un échec historique cuisant.
Quant à son ouvrage sur les députés, il n’y va pas avec le dos de la cuillère pour fustiger un parlement qui fait tout, sauf ses missions principales, axées surtout sur la législation et le contrôle. Bachir ne pouvait pas occulter son expérience en prison.
Le livre, préfacé par son avocat Mokrane Ait Larbi raconte de A à Z «le complot qui m’a visé injustement. Je suis un commis de l’Etat, patriote et intègre. A ma sortie de prison en 2009, j’ai été approché par des opposants établis à l’étranger qui m’ont suggéré de les rejoindre afin de s’attaquer à l’Etat algérien. Naturellement, j’ai catégoriquement refusé, car je n’avais aucun problème avec l’Etat algérien, mais avec des individus mafieux et infréquentables.
Je ne trahirais jamais mon pays, moi l’homme issu d’une famille révolutionnaire, qui a gravi les échelons grâce à ses compétences et sa volonté de servir au mieux son pays. J’ai commencé par servir en tant que journaliste à Constantine, puis enseignant, ensuite directeur d’entreprise, chef de daïra, wali à Jijel, Oran et Annaba.» Revenant sur les sept années passés à Serkadji, Bachir rend un vibrant hommage à son épouse et ses enfants, soutien moral inestimable «d’autant que ces derniers ont relevé le défi en réussissant dans leurs études». Hamid Tahri
- Parcours
Bachir est né le 7 juin 1950 à Tirchiouine près de Merouana. Son enfance n’a pas été un long fleuve tranquille. A l’âge de 6 ans, sa mère décéde. A 9 ans, c’est son père Ahmed qui tombe au champ d’honneur,en tant que chahid. Le petit Bachir n’a pu se familiariser avec les bancs de l’école qu’en 1962, en rejoignant le centre d’enfants de chouhada d’El Maadher. C’est à la force des bras et de l’abnégation qu’il s’est construit. A son actif neuf ouvrages, dont notamment : Le wali en Algérie au service de qui ?, L’habitat en Algérie, réalisations et échecs, l’expérience démocratique en Algérie, la domination de la langue française sur l’administration algérienne. A ce propos, Bachir persiste et signe «L’acte administratif est un acte de souveraineté, qui ne peut être exercé qu’à travers la langue nationale. En tout cas, c’est mon intime conviction», souligne Bachir qui est père de 3 garçons et 4 filles.