Tout le stock d’armes des Mechelek a explosé. Le local de Batna a été soufflé. Lis ça ! Mostefa Ben Boulaïd, sourire aux lèvres, tend une coupure de presse à Abdelhamid Mehri, membre comme lui du comité central du MTLD.
Intrigué, M. Mehri prit le bout de papier et y jeta un coup d’œil. Le titre de l’entrefilet placé en page 4 de La dépêche de Constantine : Batna. Sans autres indications. Le quotidien régional du mercredi 22 juillet 1953 (n°15613) donna un récit d’une explosion qui s’est produite deux jours plus tôt dans un magasin du centre-ville de Batna. «Dimanche, vers 20h, les paisibles promeneurs de la ville ainsi que les personnes attablées aux terrasses des cafés étaient alertés par une violente détonation qui venait de l’avenue de France. Bientôt cette violente détonation fut suivie de cinq autres. Les vitres du magasin de M. Mechelek, 20, avenue de France, volèrent en éclat et une immense fumée échappa du magasin.»
L’information est traitée comme un simple fait divers. La Dépêche de Constantine, dirigé par le gros propriétaire terrien Morel Léopold, fait mention d’une tornade sur Jonzac, parle plus longuement du Tour de France qui commence et détaille les moments forts de la visite du préfet, Jean Vaujour, frais émoulu directeur général de la Sécurité générale (juin 1953), Jean Vaujour, qui terminait sa visite à Constantine. La chute du papier non signé renseigne sur l’importance du dépôt de la rue de France (actuellement rue de la République) qui a pris feu. Il y est précisé que la veille, mardi 21 juillet, «de nouvelles explosions semblables aux premières ont été entendues. Elles provenaient d’un lieu éloigné de la ville où les services autorisés faisaient exploser, par mesure de sécurité, les mines découvertes sous les décombres, encore intactes, dans l’arrière-magasin de Mechelek. L’enquête est en cours et plusieurs personnes ont été interrogées.»
Quarante-sept ans après cet incident, Abdelhamid Mehri fera le récit de sa discussion avec son camarade, dirigeant chaoui, très respecté, dans sa préface du livre de Kechida, Les architectes de la Révolution (Chihab, 2010). «J’ai appris la nouvelle de cette explosion par Ben Boulaïd qui vint me voir à Alger. Il me tendit simplement, sans perdre son sourire habituel, une coupure de La Dépêche de Constantine qui relatait cet accident. A sa lecture, je pouvais mesurer l’étendue de la catastrophe. Cela me fit penser tout de suite à l’incident de Tébessa, qui fut à l’origine de la découverte de l’OS (Organisation spéciale, ndlr). Mais l’explosion de Batna était un événement de plus grande ampleur et certainement plus spectaculaire», souligne M. Mehri, qui était proche de Ben Boulaï, avec lequel il a mené un travail politique de proximité plus tôt, en avril 1953, à l’occasion du congrès du parti, en faveur de la «reconstruction de l’OS».
«Le magasin faisait face au mess des officiers»
Ben Boulaïd qui s’est replié en cet été 1953 à Alger trouve refuge dans le local de Aïssa Kechida, tailleur, au 6, rue Barberousse (Casbah). Le témoignage du militant du PPA est plus détaillé : «Si Mostefa entrepose des bombes chez son ami Mechelak Saïd dit Farhi, commerçant de bonneterie et articles de confection dont le magasin se situait à l’avenue de France, l’une des plus grandes artères de la ville de Batna. Le magasin faisait face au mess des officiers et était distant d’une quarantaine de mètres à peine de la mairie. Un incident survient un après-midi du dimanche 19 juillet 1953, et une série d’explosions terribles, entendues à des kilomètres, secouèrent la ville (…).»
Prenant une chambre à l’hôtel Mogador (Alger-Centre), «tenu par une femme qui le connaissait comme client et qui l’avait pris en sympathie», le dirigeant chaoui règle une semaine d’avance mais ne couche pas à l’hôtel. «Il se réfugie dans mon magasin et se tenait sur ses gardes, craignant d’être recherché et arrêté. Il était très affecté non pas par son sort, mais par celui de son ami Farhi et son jeune frère Messaoud. Il téléphonait de chez moi tous les soirs vers vingt heures à son frère Omar à Batna qui le tenait informé du déroulement des événements et lui faisait part des démarches qu’il avait entreprises auprès de certaines notabilités batnéennes. Il lui indiqua que l’armée a fait exploser au champ de tir, situé derrière le cimetière musulman, tout le stock saisi chez Mechelak», relève M. Kechida.
Ben Boulaïd se rend au siège du MTLD et demanda aux responsables la somme de 250 000 francs. «Pour obtenir cet argent, il maquillera la vérité en indiquant à ses interlocuteurs que ce stock datait du temps de l’OS. Et comme les dirigeants ignoraient que Ben Boulaïd avait maintenu l’Organisation, il débourse la somme. Il mentira également par omission car il n’avait jamais avoué aux membres du comité central qu’il avait constitué un atelier de fabrication de bombes au douar Hadjadj, dans les montagnes des Aurès, fief de son ami Belagoune», précise le militant.
Mobilisé durant la Seconde Guerre mondiale, Mostefa Ben Boulaïd participe à la campagne d’Italie, son courage lui vaut la médaille militaire et la croix de guerre.
Démobilisé avec le grade d’adjudant, ce membre de la tribu berbérophone des Ouled Daoud (Touaba) s’engage aussitôt dans les rangs du PPA puis du MTLD. Ayant pris part aux élections à l’Assemblée nationale (1947), il gagne l’élection mais ne siégea pas en raison d’une large fraude. Membre du comité central et de l’OS, fondée officiellement le 15 février 1947, il joue un rôle essentiel dans l’organisation du Mouvement national dans cette partie de l’Algérie. Réussissant à rallier les «bandits» de l’Aurès, il parvient à faire empêcher le déroulement des élections en juillet 1951. Il a pu faire échouer l’«opération Aiguille» qui a mobilisé plusieurs milliers d’hommes. Autre grand fait d’armes : la collecte des armes parmi les membres des groupes de «bandits» de la population chaouie. Mais aussi en Libye, théâtre de la Seconde Guerre mondiale. «Des armes, il ne lui est pas difficile d’en trouver, les troupes de l’Axe en ont laissé des quantités dans leur fuite et, depuis, les Stati italiens et les Mauser allemands font l’objet d’un actif commerce de contrebande sur les confins tuniso-libyens», note le très partial J. Morizot dans son portrait de Ben Boulaïd, publié dans L’Encyclopédie berbère. Des sources historiques évoquent une réunion des militants OS, au cours de laquelle le dirigeant aurésien fut chargé de créer les premiers dépôts d’armes dans sa région, où l’Organisation continua d’activer et même d’héberger des militants recherchés. «Ben Boulaïd ordonna à ses camarades militants de se lancer dans le projet de production de bombes et d’explosifs. Des ateliers furent ainsi installés chez la famille Belkacem à Batna, chez Baâzi Lakhdar au douar El Hadjadj et chez les Asmaïhi, dans la région de Chélia.
La poudre a été acheminée de la région d’Ichemoul par l’intermédiaire du militant Ahmed Nouaoura et de l’entrepreneur Slimani Kantri, qui joua un grand rôle», précisent Tahar Djebli et Souad Yamina Chebout, chercheurs en histoire. La proximité de la frontière libyenne facilita le transport d’armes dans une région connue pour être une plaque tournante de la contrebande d’armes. Des chercheurs font remonter les premières tentatives de collecte et d’acheminent d’armes aux années 1944-1945, «lorsque Mohamed Belouizdad, dirigeant PPA, était hébergé à Constantine dans le local d’un commerçant originaire d'Oued Souf, Saïd Idris, considéré comme un point de ralliement des militants révolutionnaires de l’est du pays».
(Mustapha Ben Boulaïd)
Contrôle des voies d’acheminement
«Belouizdad s’ouvre à son ami Saïd Idris de l’éventualité de constituer des dépôts d’armes. Ce dernier lui parle du militant Ahmed Miloudi, convoqué à une rencontre par l’intermédiaire de Mohamed Issami, militant de Biskra. Miloudi constitua des cellules pour acquérir, suivant un plan, des armes du Sud tunisien et de la Libye voisine», note Ali Aoun et Messaoud Kouati, chercheurs en histoire. Après la constitution de l’OS, Mohamed Belouizdad, premier dirigeant de l’organisation paramilitaire, convoqua Miloudi à Alger pour le désigner officiellement pour une mission : achat d’armes. Hocine Aït Ahmed, membre dirigeant de l’OS, évoquera un autre militant, Abdelkader Laamoudi (Si Larbi), qui parla à Boudiaf d’un marché florissant d’armes à Ghadamès. L’opération d’acheminent, coordonnée par Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf et Larbi Ben M’hidi, fut un succès.
Une dizaine de convois traversaient les territoires d'Oued Souf, convoyant des armes à partir du territoire libyen. Durant les années 1949-1950, une quantité importante d’armes (Luger, Mauser, Karabiner, StG44, etc.) est envoyée à Arris, à travers Zeribet Hamed. Les armes, achetées auprès de commerçants de Tripoli et Tunis, ont été envoyées à Seghir Sedrati, qui était en contact avec Mustapha Ben Boulaïd, dont les cars auraient été utilisés pour acheminés ces armes et munitions. La mission fut confiée à Abdelkader Lamoudi, Bachir Ben Moussa et Mohamed Belhadj, note l’historien Abou El Kacem Saâdallah. «Trafic d’armes et recrudescence du banditisme renaissent dans ce massif notoirement sous-administré. Le lieutenant-colonel Gaulard, chef du groupement de gendarmerie du département de Constantine, livre la découverte des activités clandestines de Mostefa Ben Boulaïd. Ancien responsable régional de l’OS, après avoir été meunier, le futur chef de l’insurrection dans les Aurès camoufle un intense trafic d’armes en exploitant une ligne de cars», note Jauffret Jean-Charles. Lakhdar Bentobal évoque dans ses mémoires le commerce des armes qui était florissant et qui a profité aux maquisards de l’Aurès, que Ben Boulaïd a réussi à rallier à la cause nationale. Pour lui, des «douars s’étaient mis sur le pied de guerre et achetaient des armes venant de Libye qui transitaient souvent par là à cette époque». «L’Aurès était pratiquement sous domination totale du MTLD, tous les archs (tribus) se trouvaient représentés dans le parti et nous allions même au marché en plein jour, armés de fusils Garant», note Bentobal, qui était en relation permanente avec le dirigeant chaoui Ben Boulaïd. «La question de l’approvisionnement en armes est cruciale», note Siari-Tengour Ouanassa.
Le contrôle des voies «empruntées par les convoyeurs d'armes et de munitions s’impose très rapidement aux premiers responsables du Front de libération nationale-Armée de libération nationale (FLN-ALN). La focalisation sur l’approvisionnement des armes conditionne à l’évidence la poursuite de la lutte sur le terrain. Parallèlement, elle s’imposait à ceux que l’idée de pouvoir et donc de domination préoccupait déjà», précise-t-elle, précisant que la «proximité avec la frontière tunisienne et libyenne et la familiarité de nombreux trafiquants en armes, ralliés à la cause du FLN, facilitaient les choses». Ben Boulaïd, arrêté en 1955 avant de s’évader de la prison, était «conscient» du caractère crucial de la maîtrise des voies d’approvisionnement.
«C’était bien l’une des raisons de son déplacement en Egypte et qui lui a valu son arrestation. Si les difficultés semblent plus ou moins aplanies quant à la disponibilité des armes et des munitions, au niveau de la mintaqa frontalière de Souk Ahras, il reste à résoudre leur acheminement», relève l’historienne.
Après le déclenchement de la guerre, le problème de l’approvisionnement en armes des maquis s’est fortement posé. Ce fut l’un des motifs des incessantes frictions entre les dirigeants du FLN-ALN. La question est restée posée jusqu’à la fin de la guerre.
Par Nadir Iddir