Amar Takdjout, secrétaire général de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), revient, dans cet entretien, sur les grands chantiers ouverts au sein de la Centrale syndicale. Outre le processus de mise en conformité avec la nouvelle loi relative à l’exercice du droit syndical et aux nouveaux statuts de l’organisation, il aborde les questions socioprofessionnelles en insistant sur l’importance du dialogue social. Il avertit, par ailleurs, sur le danger du non-respect des décisions de justice prononcées en faveur des travailleurs.
- Après votre élection à la tête de l’UGTA, en juillet dernier, pour un mandat de cinq ans, vous avez installé le nouveau secrétariat national composé de neuf membres dont trois femmes. Quels sont les chantiers auxquels vous vous attelez actuellement ?
Nous nous concentrons actuellement sur le renouvellement des structures verticales et horizontales, parce qu’il faudra s’adapter aux exigences de la nouvelle loi et des nouveaux statuts de l’organisation. Ce renouvellement est aussi dicté par le retard accumulé ces dernières années dans le renouvellement de beaucoup de structures dont le mandat électif a expiré.
Cette opération concerne les instances locales, les wilayas et les fédérations ainsi que les syndicats d’entreprise. C’est un plan de charge assez conséquent dont l’exécution dépend, certes, des secteurs d’activité mais l’ensemble du secrétariat national y est mobilisé, afin de garantir son succès.
Autre point important, la remise au goût du jour des commissions statutaires qui ont été supprimées de l’ancien schéma organisationnel. Ces commissions sont importantes parce qu’il s’agit de revoir aussi les dégagements de conférenciers et de congressistes. Par rapport à la nouvelle loi, il y a un travail aussi de sensibilisation et de pédagogie à faire.
Nous ne sommes plus dans l’ancienne architecture organisationnelle mais dans un système confédéral basé sur les secteurs d’activité. Les congressistes et les conférenciers ne peuvent donc venir que des secteurs d’activité dûment structurés et en cours de mandat. Mettre en pratique cette nouvelle organisation, conformément à la nouvelle loi, exige la contribution et l’effort de tout le monde.
- L’évolution des textes de loi est telle que le travail syndical exige beaucoup de minutie. Qu’en est-il de la formation qui semble avoir été négligée ces dernières années au sein de l’UGTA ?
Effectivement, c’est un constat réel, la formation syndicale a été occultée pendant des années. C’est un volet inscrit dans notre plan d’action car il est extrêmement important pour améliorer la compétence syndicale au sein de l’Organisation.
Lorsque l’UGTA était à ses débuts, cette formation était automatique, c’est-à-dire tous les nouveaux syndicalistes passaient par un stage durant lequel ils approfondissaient leurs connaissances des textes de loi et de l’ensemble des procédures et pratiques liées à leur activité syndicale et ils apprenaient les techniques de la négociation.
Avoir des syndicalistes bien formés, c’est pouvoir mieux défendre les intérêts moraux et matériels des travailleurs. D’où donc la nécessité de relancer sérieusement la formation. Il y a également un volet organique qui consiste en l’organisation de rencontres-débats entre syndicalistes au niveau des régions mais aussi des fédérations pour favoriser la compétition d’idées.
Quand on favorise la compétition d’idées, on encourage le développement argumentaire, la mise en place de programmes et la participation active à la vie de l’entreprise, à la vie d’un secteur d’activité, aussi bien sur le plan économique que social.
- Qu’en est-il des problèmes socioprofessionnels des travailleurs ?
Il y a bien évidemment les problèmes socioprofessionnels qui émanent de la base, les revendications des travailleurs, le pouvoir d’achat, la question des retraités dans ses deux volets : départ à la retraite et système de valorisation des pensions.
Aujourd’hui, il y a bien entendu des retraités qui ont des pensions qui couvrent leurs besoins. Mais il y a encore des petites pensions qui ne répondent pas au coût réel de la vie, et ce, malgré les décisions de valorisation prises par le président de la République et malgré l’effort continu de l’Etat dans ce sens. C’est donc une question qu’on doit traiter comme tant d’autres.
- De nouvelles augmentations de salaires seront appliquées dès janvier 2024. Elles constituent la dernière phase d’un processus de revalorisation des salaires à hauteur de 47%, décidé par le président Abdelmadjid Tebboune pour améliorer le pouvoir d’achat des travailleurs. Que pensez-vous de ces décisions ?
Ces décisions en faveur des travailleurs salariés sont importantes, au regard de leur situation sociale et des conséquences de l’inflation. Je dirai que ces nouvelles augmentations de salaires, qui s’ajoutent à celles appliquées au cours de ces deux dernières années, tombent au bon moment, en ce sens qu’elles vont améliorer le pouvoir d’achat des salariés. J’espère seulement qu’il y aura une meilleure maîtrise des prix des produits de large consommation.
- Vous avez fait part, en septembre dernier, de votre intention de soumettre des propositions, en vue de préserver les intérêts des travailleurs et des ménages face à la hausse des prix des produits de large consommation. Peut-on savoir où en est cette démarche ?
Nous avons un pool de réflexion qui se penche sur la question. Il est appuyé par d’anciens cadres syndicaux jouissant de compétences et d’expérience dans le domaine socio-économique. Nous sollicitons également des experts qui ont l’habitude de travailler avec l’organisation syndicale pour voir avec eux si telle ou telle proposition tient la route. Il est donc prématuré d’évoquer le contenu de cette initiative.
Mais une chose est sûre, il y a des urgences auxquelles il faudra faire face rapidement, telles que les entreprises en difficulté. Mais nous n’allons pas nous limiter au simple constat. Nous allons œuvrer pour qu’il y ait une proposition à chaque question posée. Nous devrions apporter des propositions parce que l’entreprise a ses problèmes, l’administration a ses contraintes et limites…
C’est toujours bien d’être à l’offensive et de revendiquer. Mais il ne suffit pas de dire qu’il faudra porter à 100 000 dinars ou à 150 000 dinars le salaire minimum. Il est également de notre devoir d’être responsables et rationnels dans notre combat pour l’amélioration du pouvoir d’achat des travailleurs, en tenant compte de la situation réelle propre à chaque secteur, à chaque entreprise. Nous avons bien besoin d’une économie positive, de créer de la richesse.
Nous ne pouvons pas parler de répartition de quelque chose qui n’existe pas. Avant de demander la redistribution de la richesse, il faudra d’abord la créer. Il y a donc un débat à mener sur cet aspect, et comme dirait un proverbe indien : «De la discussion jaillit la lumière.»
- Vous évoquez les difficultés que rencontrent les entreprises. De quelle nature sont-elles ?
Elles sont de différentes natures. Il y a des PME et PMI qui ont des problèmes, dus à l’indisponibilité périodique de matières premières. Il y en a d’autres qui souffrent de difficultés d’ordre organisationnel ou encore du retard dans la réalisation d’un projet d’investissement, à cause des lenteurs bureaucratiques.
Comme il y a des entreprises complètement déstructurées. Bien évidemment, comme principale conséquence de ces différentes situations, il y a des salaires impayés. Il faut donc trouver des solutions appropriées à ces entreprises qui ont des problèmes conjoncturels.
Il faut les accompagner et les aider pour que les salariés ne subissent pas le contrecoup ou le choc social. Il y a des outils et des mécanismes pour ce faire. C’est vrai que c’est compliqué. Mais nous sommes, bien entendu, disposés à participer à la réflexion et à apporter notre contribution à la résolution de tous ces problèmes, pour le bien des travailleurs, de l’entreprise et de l’économie nationale.
- A l’issue de votre rencontre avec le président de la République, en octobre dernier, vous avez déclaré qu’il était très au fait de la situation au sein de l’UGTA et du monde du travail. Est-ce que vous comptez sur son appui pour faire avancer tous les chantiers que vous venez d’évoquer ?
Effectivement, j’ai été surpris par son niveau de connaissance de la situation interne à l’UGTA mais aussi de la masse d’informations qu’il a sur le monde du travail en général. Je l’ai dit et je le redis aujourd’hui, cela ne pourrait qu’être bénéfique aux travailleurs. Tout en œuvrant, de manière permanente, à renforcer le caractère social de l’Etat, le Président de la République accorde un intérêt particulier au dialogue social.
C’est un élément essentiel qui doit inspirer tous les responsables à tous les niveaux, afin qu’ils fassent de même. Car, c’est par un renforcement du rôle du dialogue social qu’on réussira à améliorer la conciliation entre la fonction protectrice du droit social et l’efficacité économique.
Aujourd’hui, il y a bien des responsables, dans l’administration et dans le monde de l’entreprise, qui croient au dialogue social, comme il y en a qui le rejettent, ce qui n’est pas bon. Car le dialogue social ne doit pas exister uniquement au niveau du Président ou de l’Exécutif.
Le dialogue social doit prévaloir à tous les niveaux. Même s’il y a des divergences de vues ou d’approches, même s’il y a des responsables qui ne croient pas au syndicalisme, ce n’est pas une raison pour ne pas travailler en partenariat avec l’organisation syndicale. J’irai même jusqu’à dire de quel droit un employeur va faire obstruction à l’exercice syndical qui est garanti et protégé par la loi ? Il faut qu’on apprenne à se parler et à s’écouter. La discussion et la concertation sont nécessaires pour avoir une société forte.
- Vous avez affirmé, dans un discours que vous avez prononcé juste après votre élection, en juillet dernier, à la tête de l’UGTA, que la Centrale syndicale s’était fortement affaiblie au cours de ces dernières années. Que faut-il faire pour qu’elle retrouve ses forces et qu’elle soit respectée ?
Nous sommes là pour porter haut et fort la voix du travailleur. Il faut aussi savoir bien le faire. Nous avons oublié les bonnes méthodes.
Car porter la voix d’un groupe de travailleurs, ce n’est certainement pas faire preuve de violence. Porter la voix des travailleurs, c’est aussi rappeler à chacun d’entre nous les responsabilités qui sont les siennes. Mais en même temps, rappeler que les lois ne s’appliquent pas uniquement aux syndicalistes.
Elles doivent être également respectées par les responsables. Il est inconcevable que des décisions de justice au profit des travailleurs ne soient pas appliquées.
Quand on se soumet à l’arbitrage d’une institution aussi importante que l’institution judiciaire, on est tenu de le respecter, de le reconnaître. Nous n’avons pas le droit de refuser d’appliquer une décision de justice. Nous n’avons pas le droit de remettre en cause une institution judiciaire.
Si on ne reconnaît plus l’institution judiciaire, si on décide de ne plus appliquer les lois, on va où ? On pousse le pays à la dérive ! C’est dangereux et inadmissible. Il faut donc faire cesser ces comportements qui portent atteinte à la crédibilité de l’Etat et qui menacent la paix sociale.
Les responsables doivent avoir la culture du dialogue. Ils doivent avoir une grande capacité d’écoute pour éviter que les conflits s’aggravent et atterrissent au niveau de la justice. Un bon responsable, c’est aussi celui qui sait régler les problèmes par la concertation. Même si on n’aime pas les personnes, ce n’est nullement une raison de se placer au-dessus de la loi et dire non à une décision de justice.
- Que pensez-vous des nouvelles dispositions de la loi régissant la prévention et le règlement des conflits ?
Aujourd’hui, on se dit qu’il y a des restrictions sur la grève. Oui, peut-être, on a rajouté quelques articles supplémentaires. Mais est-ce qu’on va les respecter ou pas ? Ce n’est pas le fait de faire grève qui est un problème mais de ne pas tenir compte des textes réglementaires.
Je reviens à cette culture de la loi qui n’est pas ancrée à tous les niveaux. Je fais référence à des décisions de justice au profit des travailleurs qui ne sont pas appliquées. Il y a aussi ce qui doit être fait en amont pour ne pas arriver à de telles situations conflictuelles.
Et je reviens là encore sur l’importance du dialogue, de la concertation et de l’écoute pour prévenir les conflits et régler les problèmes. Éviter la grève, c’est avoir de l’écoute. La grève est une expression collective. C’est pour exprimer un malaise social. Tout le reste est une mécanique. Revenons à la discussion sérieuse.
Essayons de se comprendre. De ne pas faire dans la surenchère. Nous devons exprimer le malaise social des travailleurs, mais nous avons aussi le devoir d’engager la discussion, de faire des propositions, d’avoir cette capacité d’écouter et de chercher des réponses aux interrogations et aux problèmes posés.