Amar Naït Messaoud. Expert forestier : «Une nouvelle politique d’aménagement du territoire s’impose»

21/08/2022 mis à jour: 06:29
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Dans l’entretien accordé à El Watan, l’expert forestier Amar Naït Messaoud explique la récurrence des incendies dans le pays. Il parle de la nécessité d’un «regard objectif et critique» sur la situation du territoire qui a subi le feu. Entre autres remarques, l’expert relève que le Schéma national d’aménagement du territoire (SNAT), datant de 2010, n’a pas pu trouver son terrain d’application dans les structures censées s’en servir comme outil de planification et de gestion quotidien.

- Une année après les incendies meurtriers de Kabylie, un autre drame touche des wilayas de l’est du pays, avec toujours un bilan très lourd : des dizaines de morts et des milliers d’hectares partis en fumée. Comment expliquez-vous la récurrence de ces incendies à cette période l’année ? La sécheresse serait-elle la seule cause de ces feux ?

D’abord, je m’incline à la mémoire de toutes les victimes de ces incendies. Ce sont là des pertes humaines irremplaçables et qu’aucun capital-décès ne saurait compenser. Quant à expliquer la récurrence des incendies à cette période de l’année, il faudrait saisir la problématique sous plusieurs angles et se défaire des raccourcis faciles colportés par les réseaux sociaux.

Le contexte général de la géographie physique de notre pays, situé dans le bassin méditerranéen, lui offre les conditions climatiques propres à cette aire écologique caractérisée par une saison sèche assez prononcée en été et qui, aléatoirement, «joue les prolongations» en automne et s’annonce prématurément au printemps. Les changements climatiques intervenus au cours de ces dernières années ont aggravé cette tendance. Les experts du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) ont confirmé que le cœur du réchauffement de la planète se trouve en Méditerranée.

Sur un autre plan, la répartition spatiale de la population algérienne, avec sa force démographique de plus de 45 millions d’habitants, et, par voie de conséquence, de toutes les activités industrielles, domestiques, agricoles, est des plus bancales. La partie septentrionale du pays – bande occupant le Tell et la côte – subit une pression qui a atteint des limites de rupture. Ce déséquilibre patent affecte ainsi de façon directe la gestion de toutes les ressources naturelles : biologiques, hydriques, minérales et foncières.

Ce qui, entre autres incidences fatales, combinées avec les conditions écologiques de notre pays, entraîne ce genre de catastrophes, les incendies de forêt, lesquels ont pris, au cours de ces deux dernières années, la dimension de ce qu’on appelle les méga-feux.

L’administration, dans tous ses segments, y compris les collectivités locales, est mal outillée pour gérer ce genre de déséquilibre. Donc, par-delà les solutions ponctuelles de prévention, de surveillance des massifs et d’intervention sur le terrain, c’est sur une nouvelle politique d’aménagement du territoire qu’il y a lieu de travailler.

Le Schéma national d’aménagement du territoire (SNAT), adopté en 2010, n’arrive pas à s’imposer comme un outil de travail régulier et quotidien au sein des institutions concernées. Dans sa version proposée ces jours-ci à la révision (SNAT 2030), le rapport introductif de ce document reconnaît que cet outil est mal vulgarisé et socialisé. Sans doute qu’il faudra le soutenir avec un appareil législatif plus contraignant, tout en vulgarisant les règles et les principes.

- Vous plaidez pour la nécessité d’un «diagnostic général» et d’un «regard objectif et critique sur la situation du territoire qui a subi le feu». Vous parlez, pour le cas de la Kabylie, d’une carte d’occupation des sols spécifique. Qu’en est-il ?

Oui, je l’ai écrit sur ma page Facebook. En effet, si les forêts domaniales possèdent leurs cartes juridiques (celles du sénatus-consulte de 1863 et celles déterminées par les opérations cadastrales de ces dernières années), de même que l’on connaît la consistance de leur occupation (formations végétales, particulièrement pour les forêts qui ont bénéficié des études d’aménagement), il n’en est pas de même de ces vastes étendues montagneuses composées d’oliviers, de maquis (à base de chêne vert, de lentisque, de bruyère, de genêt,…) et d’autres formations para-forestières.

Ces terrains relèvent du statut juridique privé et aucune carte des formations végétales n’est dressée pour en connaître la composition, la densité, les hameaux et bourgades qui y sont «incrustés» et les infrastructures qu’ils abritent. Par conséquent, ces formations végétales ne bénéficient d’aucune opération de prévention particulière, hormis celles, rares, qui sont l’œuvre de comités de village ou d’associations de jeunes.

Mais la tâche est immense ; elle ne peut pas être assumée par la seule action de volontariat. Il faudra imaginer un schéma de prise en charge par les services techniques, avec une clarification des missions pour chacun de ces services. Je rappelle que la mission de l’administration des forêts en matière de gestion et d’aménagement forestier se limite aux forêts publiques (domaines public et privé de l’Etat).

- Vous évoquez un aspect important, celui du statut juridique privé des forêts, qui ne facilite pas, selon vous, la mise en place d’une politique de prévention efficace…

Cette situation existe un peu partout en Algérie, mais avec un degré élevé en Kabylie. Les grandes forêts domaniales dans la wilaya de Tizi Ouzou sont concentrées entre le Sebaou et la mer (Ath Ghobri, Ath Djennad, Akfadou qui chevauche sur deux wilayas Tizi Ouzou et Béjaïa, Mizrana). Le reste se trouve au sud de la wilaya. A cela, il faut ajouter les forêts relevant du Parc national du Djurdjura (Boudjurdjura à Tala Guilef et Ath Ouabane).

Les versants et sommets du massif des Igawawen (daïras de Larbâa n Ath Irathen, Aïn El Hammam, Ath Yenni, Ath Douala, Ouacif, Iferhounène), où le feu a fait des ravages en 2021, sont, dans leur écrasante majorité, des terrains particuliers. S’ils ont bénéficié de projets de développement rural (PPDRI), cela demeure insuffisant, particulièrement dans le volet de la prévention des incendies. Les programmes sectoriels de l’administration des forêts sont orientés prioritairement vers la gestion des forêts domaniales.

Donc, il y a lieu de concevoir des solutions au niveau de la direction des services agricoles, en la dotant de programmes de désenclavement des parcelles agricoles des zones montagneuses et de projets liés à l’agriculture de montagne. Une grande partie des maquis de la région renferme un énorme potentiel d’oléastres (olivier sauvage) qu’il import de greffer et, le cas échéant, de transplanter.

N’oublions pas le rôle des collectivités locales dans les actions de développement local. Au vu de la spécificité de la région (sur le plan du relief et en matière de statut juridique des terres), les APC devraient être dotées de budgets adaptés à la complexité de la mission (lutte contre les incendies en été, déneigement en hiver, là, il faut rappeler la situation complexe et angoissante des neiges historiques de janvier-février 2012, avec une épaisseur de 2,5 mètres au centre-ville de Aïn El Hammam).

- Selon vous, il y a lieu d’évoquer le manque de moyens dont souffrent les communes et les services techniques pour faire face à ces incendies…

Tout à fait. Par exemple, pour les opérations de déneigement, certaines communes de montagne avaient plus de moyens d’intervention dans les années 1970, en rapport, bien entendu, avec la démographie de l’époque. Même la signalisation routière était plus intelligente. Au centre-ville de Aïn El Hammam, il y avait une plaque amovible qui signalait la fermeture, puis la réouverture du col de Tirourda (situé à 1750 m d’altitude, à la limite des wilayas de Tizi Ouzou et Béjaïa, sur la RN15) suite aux chutes de neige.

Aujourd’hui, les défis des zones de montagne se sont multipliés : incendies de forêt, glissements de terrain suite aux pluies torrentielles, neiges obstruant la circulation pendant plusieurs jours, décharges sauvages, y compris dans les lieux les plus à même de recevoir des visiteurs et des touristes (pourtour de barrages, pelouses et forêts de montagne,…). Les missions des services techniques et des collectivités locales dans ces régions doivent être redéfinies, élargies et adaptées aux contraintes du terrain et de l’environnement.

Cela fait plusieurs années que l’on nous a annoncé un nouveau code des collectivités locales, censé remplacer et jumeler les deux codes existants (celui de la wilaya et de la commune). Il serait souhaitable que ce nouveau code prenne en charge la problématique de la gestion des zones de montagne, avec le fonds qui va avec, annoncé, sans suite, depuis les années 1990.

- Vous plaidez pour une stratégie «nationale cohérente et durable» d’aménagement du territoire. Que préconisez-vous pour la mettre en place ?

Je disais plus haut que le Schéma national d’aménagement du territoire (SNAT), datant de 2010, n’a pas pu trouver son terrain d’application dans les structures censées s’en servir comme outil de planification et gestion quotidien. Cela est dû à plusieurs facteurs, dont le plus prégnant réside sans doute dans les résistances nichant dans l’administration, lesquelles sont liées parfois à l’incompétence et d’autres fois à la culture rentière. Les deux phénomènes se rejoignent d’ailleurs.

Pour la révision du SNAT à l’horizon 2030 – proposée à l’actualisation au début de ce mois par le ministère de l’Intérieur, des Collectivités locales et de l’Aménagement du territoire –, il faudra élargir la consultation aux universitaires, aux experts et aux gestionnaires du territoire. Pour son application sur le terrain, les administrations et collectivités locales concernées par l’application des orientations et les règles du SNAT devraient bénéficier de formations idoines et être suivies par un organe central afin d’apprécier, de façon régulière, la mise en œuvre de ce schéma de planification et d’orientation.

- Qu’en est-il du volet sensibilisation ?

La Direction générale des forêts (DGF) a mis le paquet sur le volet de la sensibilisation, en diversifiant les procédés et en intégrant divers acteurs. Ainsi, l’action de sensibilisation va de la célébration des journées nationales et internationales, contenues dans l’agenda des célébrations (Journées des forêts, des zones humides, des oiseaux migrateurs, de la lutte contre la désertification, de la montagne, de l’environnement,…), avec les élèves, les scouts et les associations, jusqu’à la conception des pages Facebook de la DGF, des conservations de wilaya, des Parcs nationaux et des centres cynégétiques, en passant par les caravanes mixtes (agents forestiers, gendarmerie, Protection civile) sur les routes, près des massifs forestiers, pour sensibiliser les automobilistes en leur distribuant des dépliants contenant un texte et des dessins simples inhérents aux dangers des feux de forêt, de la désertification et de la perte de la biodiversité...

- Que suggère l’expert forestier que vous êtes pour permettre la reconstruction du patrimoine forestier ?

Le terme «reconstruction» n’existe pas dans notre terminologie, mais je le prends pour y placer, en prenant un peu de liberté avec les mots, deux concepts en cours dans notre métier : la reconstitution du patrimoine forestier et son extension.

Je commencerai par le second, en signalant que l’extension se fait à travers les reboisements sur des terrains dénudés, sur les bassins versants de barrages hydrauliques pour lutter contre l’érosion des sols et l’envasement de ces ouvrages, comme elle se fait pour la lutte contre la désertification à partir des régions steppiques et de l’Atlas saharien.

D’où, d’ailleurs, le projet de relance du Barrage vert programmé à partir de cette année par le gouvernement. La reconstitution des forêts – celles détruites par les incendies ou ayant subi des défrichements délictueux – est une mission importante, voire vitale dans la gestion forestière.

Elle est menée un peu partout sur le territoire national. Je dois préciser que la reconstitution post incendie d’une forêt suppose un temps d’observation pour apprécier le niveau de remontée biologique (régénération naturelle).

Cela peut prendre de trois à quatre ans. Pendant ce temps-là, on en profite pour faire l’assainissement de la parcelle, en coupant et évacuant le bois mort ou flambé. Puis, on déclare une mise en défense stricte (pas de pacage ni de piétinement du sol).

Au vu du niveau de la régénération, on décide soit de la compléter, si elle est insuffisante, par un repeuplement, soit de lui prévoir des coupes sylvicoles (dégagement de semis), si elle est trop dense (plusieurs milliers de brins par hectare). La régénération peut ne pas se produire. Cela arrive lorsque les arbres brûlés étaient trop jeunes, ne possédant pas de graines qui se seraient disséminées et auraient germées aux premières pluies et que, aux alentours, les semenciers vifs sur pied n’existent pas ou sont trop éloignés. Dans ce cas, la parcelle est destinée et programmée au reboisement.

Cette reconstitution se fait généralement avec la même espèce pour obtenir l’homogénéité de la forêt et lui faire garder sa vocation première (production, protection ou récréation). Néanmoins, il est toujours possible de diversifier partiellement les espèces, en créant des bandes ou couloirs avec des espèces plus résistantes au feu (par exemple, le caroubier). Cette opération de reconstitution est l’occasion aussi de programmer d’autres travaux complémentaires (pistes de désenclavement, aménagement de points d’eau,…). 

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